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Nous
avons déjà raconté comment Sweeney, fils
de Colman Cuar et roi de Dal-Arie fut pris d'errance après
s'être envolé du champ de bataille. La présente
histoire raconte les causes et les raisons de ses crises et de
ses périples, pourquoi, de tous les hommes, il était
sujet à de tels accès de démence; elle raconte
aussi ce qui lui est advenu par la suite.
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En Irlande vivait
un certain Ronan Finn, remarquable ecclésiastique et saint
homme. C'était un missionnaire actif, ascétique
et pieux, un vrai soldat du Christ. Il était un digne serviteur
de Dieu, quelqu'un qui châtiait son corps pour le bien de
son âme, un bouclier contre le vice et les attaques du diable,
un homme doux, aimable et toujours occupé.
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Un jour, alors que
Sweeney était roi de Dal-Arie, Ronan était venu
jalonner le terrain d'une église du nom de Killaney. Sweeney,
de là où il se trouvait, entendit tinter la clochette
de Ronan au moment où il jalonnait les limites du terrain,
et il demanda à ses gens ce que cela signifiai.
- C'est Ronan
Finn, fils de Bearach, répondirent-ils. Il jalonne les
limites d'une église dans votre territoire et ce que vous
entendez est le son de sa clochette.
Sweeney fut subitement
pris de colère et se précipita pour chasser l'ecclésiastique
de l'église. Eorann, sa femme, une des filles de Conn de
Ciannacht, tenta de le retenir et s'agrippa à la frange
de sa cape écarlate, mais l'agrafe de la cape cassa à
l'épaule et fut projetée à travers la pièce.
Il lui resta bien la cape mais Sweeney avait disparu, nu comme
un ver, et fut bientôt devant Ronan.
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Il trouva l'ecclésiastique
devant son psautier, un magnifique livre enluminé, en train
de glorifier à voix haute le Roi du ciel et de la terre.
Sweeney se saisit du livre et le jeta dans les froides profondeurs
d'un lac tout proche, où il s'enfonça sans rider
la surface. Au moment où il empoignait Ronan pour le traîner
hors de l'église il entendit un cri d'alarme. L'appel venait
d'un domestique de Congal Claon qui était venu sur l'ordre
de Congal requérir la présence de Sweeney à
la bataille de Moïra. Il fit un rapport complet de la situation
et Sweeney partit sur-le-champ avec le domestique, laissant l'ecclésiastique
affligé d'avoir perdu son psautier et piqué au vif
par ce mépris et par cet outrage.
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Un jour et une nuit
passèrent et alors une loutre surgit du lac avec le psautier
et le rapporta à Ronan, absolument intact. Ronan rendit
grâce à Dieu pour ce miracle et maudit Sweeney, disant:
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Sweeney
fit violence sur moi
et
me traita cruellement
et
posa ses deux mains sur moi
pour
m'arracher de Killaney.
Ma clochette se fit entendre,
Sweeney
s'élança en courant,
sa
rage s'élevait contre moi
pour
me chasser et me bannir.
Quel outrage, cette éviction
du
site élu pour mon église,
c'était
un acte intolérable.
Dieu,
donc, exauça ma prière.
Ma main qu'avait prise Sweeney
il
la lâcha au cri d'alarme
guerrier:
Viens rejoindre sans délai
Congal
sur la plaine de Moïra.
Je chantai mes actions de grâce
pour
si clémente liberté,
appel
fortuit, inopiné
aux
armes pour rallier son prince.
Sa course le mena au champ
où
s'enfiévra son esprit.
Fou,
nu, il hantera l'Irlande,
il
mourra au fer d'une lance.
Ce psautier qu'il prit, arracha
à
moi, jeta dans l'eau profonde -
Christ
me l'a rendu indemne.
Le
psautier est immaculé.
Un jour, une nuit dans un lac,
mon
livre diapré est intact!
Par
la volonté de Dieu le Fils
une
loutre me le rapporta.
Devant ce psautier profané,
je
jette mon anathème:
néfaste
le jour où la race
de
Colman verra ce psautier.
Nu comme un ver, Sweeney
m'a
défié et m'a fustigé:
tel
est donc l'arrêté de Dieu,
nu
comme un ver il restera.
Eorann, fille de Conn de Ciannacht,
essaya
de le retenir.
Qu'Eorann
pour cela soit bénie
mais
Sweeney restera maudit.
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Après quoi,
Ronan s'en fut à Moïra pour rétablir la paix
entre Donal, fils d'Aodh, et Congal Claon, fils de Scannlan, mais
en vain. Toutefois, la présence de l'ecclésiastique
fut acceptée comme le gage et la garantie du respect des
règles de la bataille; ils convinrent qu'il était
interdit de tuer excepté entre les heures qu'ils avaient
fixées pour le début et la fin du combat chaque
jour. Sweeney, cependant, ne cessait de violer tous les traités
de paix, toutes les trêves ratifiées par l'ecclésiastique
et pourfendait un homme chaque jour avant que les camps n'eussent
engagé le combat et un autre chaque soir quand celui-ci
était terminé. Ainsi, le jour décidé
pour la grande bataille, Sweeney fut sur place avant tous les
autres.
Il était vêtu comme ceci:
sur
sa peau blanche, chatoiement de soie;
et
une ceinture de satin entourait sa taille;
et
sa tunique, trophée reçu pour ses services
et
don d'allégeance de Congal,
était
comme ceci -
pourpre,
à mailles serrées,
bordée
de gemmes et d'or,
un
frémissement d'écharpes et de passants,
constellé
d'argent éclatant,
et
l'ourlet bigarré de points brodés.
Il
avait une lance à fer émoulu dans chaque main,
un
bouclier de corne marbrée sur le dos,
une
épée à poignée d'or au côté.
9
Ce fut ainsi qu'il
s'avança jusqu'au moment où il se trouva devant
Ronan qu'accompagnaient huit psalmistes de sa communauté.
Ils bénissaient les armées en les aspergeant d'eau
bénite et ils aspergèrent Sweeney en même
temps que tous les autres. Sweeney pensa qu'ils l'avaient fait
dans le seul but de se moquer de lui, et donc il se saisit d'une
de ses lances, la projeta et tua sur le coup un des psalmistes
de Ronan. Il envoya sa seconde lance sur l'ecclésiastique
lui-même, si bien qu'elle perça la clochette suspendue
à son cou, et la hampe se cassa et vola en l'air. Ronan
s'exclama:
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Que
maudit soit Sweeney
pour
ce grand outrage.
Sa
lance polie profana
ma
clochette sacrée,
un saint qui l'avait tenue
lui
donna la grâce, fendue -
elle
te condamne aux arbres,
tête
d'oiseau dans les branches.
Tout comme la hampe brisée
rebondit
dans les airs
sois
moulu par les spasmes
fous,
Sweeney, pour toujours.
L'enfant chéri est à terre,
ton
fer est rouge de son sang:
pour
parfaire ce marché
tu
seras percé par un fer.
Si les gens tenaces d'Owen
voulaient
s'opposer à moi,
Uradran
et Telle
les
forceront au déclin.
Uradran et Telle
les
ont forcés au déclin.
Jusqu'à
la mort du temps
maudit
tu resteras.
Je veux bénir Eorann,
qu'elle
prospère en beauté.
Dans
la douleur éternelle
que
maudit soit Sweeney.
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Trois immenses clameurs
retentirent lorsque les rangs serrés des armées
s'entrechoquèrent en beuglant leurs cris de guerre comme
des cerfs. Quand Sweeney entendit ces hurlements et leurs échos
s'élever jusqu'aux nuages qui passaient dans le ciel puis
amplifiés par les voûtes de l'espace, il leva le
regard et fut possédé par une énergie sombre
et déchirante.
Son cerveau se convulsa,
son
esprit se déchira.
Le
vertige, l'hystérie, le roulis,
puis
des secousses s'emparèrent de lui,
il
titubait et battait l'air avec acharnement,
il
était révolté à l'idée des
lieux fréquentés
et
rêvait d'étranges migrations.
Ses
doigts se raidirent,
ses
pieds raclaient et s'agitaient,
son
cur était saisi,
ses
sens étaient hypnotisés
sa
vue s'était gauchie,
les
armes lui tombèrent des mains
et
il s'éleva en une courbe frénétique et lourde
comme
un oiseau des airs.
Et
la malédiction de Ronan fut accomplie.
Ses pieds effleuraient les brins d'herbe avec tant de légèreté que pas même une goutte de rosée ne fut dérangée et tout ce jour-là il hanta sans répit plaines et champs, collines dénudées et marais, bosquets et marécages; pas une colline ou vallée, pas une plantation ou forêt qu'il n'eût visitée ce jour-là en Irlande; jusqu'à ce qu'il atteignît Ros Bearaigh à Glen Arkin, et là il alla se cacher dans un if du glen.
Traduit de l'anglais par B. Hoepffner