À Donald Walsh
1945
KOKO
KoKo.
Qu'est-ce que cela voulait dire? Gibby et Donnie G, assis dans
la chambre de Donnie, l'écoutaient pour la quatrième
fois. On taillait et déchiquetait des morceaux entiers
de leur monde, impitoyablement. De grands coups de vent d'air
étranger. Un air étranger, tout le vaste monde entrant
dans la maison.
Donnie avait
appelé Gibby pour qu'il vienne l'écouter, un disque
qu'il avait acheté pour l'autre face, une ballade de Don
Byas. Et voilà qu'il y avait ce type Charles Parker et
ses Re-Bop Boys qui jouait « KoKo ». Ils
se regardaient l'un l'autre, fumant une Wings à tour de
rôle. Ils étaient presque effrayés.
Rien à
voir avec la rue, ou le quartier, ou le Yodel's, ou Al, ou Eddy.
Ou les filles. Ou les bals du vendredi soir. Le Democratic Club
local. Le billard à huit boules. Un monde de bouleversement
et de ténèbres aux contours précis. Noir.
Un air étranger.
Cela aurait pu être Rimbaud venu à leurs oreilles
en toute candeur. Que faisait le batteur? Les notes compressées
puis lâchées, filant, scintillant. Le son de ce métal
brillant qu'on écorchait.
Ils s'abandonnèrent.
Ils revinrent. Ils rirent et passèrent une heure de Benny
Goodman et puis repassèrent Parker. La même joie
éclatante. Ils sortirent et la rue leur parut différente,
ils la virent étroite. Avec des gens fermés à
ce monde gigantesque. Ça avait fait sauter une partie du
mur qui les entourait. Par le trou, Apollinaire, leur faisant
signe de venir dans son fabuleux Texas. Charles Parker jouant
sous les tilleuls.
1951
CARROLL'S
Ténor irlandais
Quelques heures après qu'Eddy et Al eurent
quitté le Carroll's, Frank, le barman de nuit, se retrouva
seul avec le groupe habituel de citoyens amateurs de bière,
sortis pour promener le chien et pour acheter le News.
Il était chanteur, chantait avec un ton désabusé
et professionnel, un vague souvenir de jeunesse au Feltman's,
garçon, chantant pour les clients en blaser rayé
et canotier, un peu de claquettes! Un solo au glissé sacrément
transformé! Jésus! Les bocks de bière débordant
de mousse, le célèbre faux col de Coney Island.
Ce genre de professionnalisme, submergé désormais
par quelque souvenir spécifiquement irlando-américain
pleurnichard. C'est que j'aurais pu être...
Le ténor irlandais modèle breveté. Les informations
du soir en bruit de fond. Combien d'hommes dans combien de petits
engagements alors qu'ils parlaient de Panmunjon. McCarthy extirpait
les Rouges de tous les trous de tous les bureaux. Pédés
et cocos, Joe les aurait. Truman peut aller se faire foutre!
Frank se tenait
à l'extrémité du bar, ses pieds posés
confortablement sur le plancher surélevé, les habitués
levant leur regard du Inquiring Photographer, qui posait
la question « Que pensez-vous des femmes qui portent
des chapeaux? » Tendu, il joignit les mains devant
lui, de sorte qu'elles tremblaient un peu: le juke-box jouait
« On a Chinese Honeymoon » par les Mills
Bros. (bons nègres, ceux-là). Oh, la puanteur de
ce professionnalisme, le ténor irlandais mielleux modèle
déposé s'immisçant dans l'harmonie des Mills
Bros.
Les habitués
regardaient et écoutaient, souriaient à Frank, aux
bons vieux Mills Bros., aux réponses à Jimmy Jemailo,
à la mention de la défense sérieuse que Fighting
Joe, Frank se lança dans son solo planant. Coney Island
violée par les mexs et les nègres. Tous les gens
bien, les gens décents, ici, maintenant, dans ce bar: nuit
noire dehors. Frank découpa la chanson en délicates
échardes, les canards cancanant, que seules ses oreilles
entendaient, sa vieille voix du Feltman's poussée dans
l'aigu, chantant en opposition à tout changement, Al et
Eddy, ces sales bâtards de blancs-becs youpins mexs. Les
habitués calèrent confortablement leur cul et attendirent
que le monde se laisse prendre en défaut.
Le sens ou la
clarté
de l'air
qui les soutiendra
n'est pas là.
Frank chantant,
à l'intention de toutes les pommes de terre et de tous
les oeufs sur le plat caoutchouteux.
1951
SEMPER FIDELIS
Red
Mulvaney entra au Lento's, cherchant d'autres Rouges, au moins
roses à l'arête, à tabasser. Shaerbach derrière
lui pour signaler les sournois, ou pour signaler n'importe qui,
ça n'avait pas d'importance. Il rôdait. Red trottait
et tanguait, ostentatoire, Semper Fidelis, ta-tah! Un bon Rouge
est, ta-tah un Rouge mort! Où étaient ces salopards
de bâtards rouges? Installés au comptoir ils commandèrent
des bières accompagnées de whiskey.
On les a eus
ces salopards de bâtards au Henry's, pas vrai Red? Ha-ha,
fit Red. Ouais. Ça c'est vrai, Artie. On les a eus, Red,
on les a vraiment eus. Ouais, dit Red. On les a eus. On les a
bien eus! On les a eus sacrément bien, dit Artie.
Sacrément bien! SACREMENT bien! dit Red. On leur
a foutu une sacrée raclée, Red! Ha! Ha! Sacrément!
dit Red. Ouais, dit Artie. Salopards de bâtards rouges,
dit Red. Ouais. Bon Dieu, si seulement on pouvait trouver ici
d'autres bâtards rouges, dit Artie. Il rôdait et reluquait,
Red jeta autour de lui des regards noirs et cracha par terre.
Dans le premier
box au fond, près de l'extrémité du comptoir
où se tenaient les deux patriotes, un second lieutenant
de Marine était assis avec sa femme. Il vit Red, il entendit
son langage gyreux Choisi Figé Parris Island Gitmo Tripoli
Montezuma Guadal Belleau Wood, s'excusa auprès de sa femme
et s'avança jusqu'au comptoir. Semper Fidelis, redressez-vous,
salopards de merde! Faudrait surveiller ton langage. Marine, dit-il,
grand et bien droit devant ce pouilleux d'Irlandais.
Red tendit la
main. Sourit. Ah, ces dents verdâtres! Ce teint de corned
beef. Les yeux bleus éblouis virent les galons dorés.
Serrez-en cinq, lieutenant. Continuez à défendre
notre Honneur, ô United States Marine! Ô Guerrier!
Le lieutenant, pourri de camaraderie démocratique, tendit
une main et Red la serra, puis fit partir son gauche et cassa
trois dents à l'officier. Artie fit quelques pas de danse
tandis que Red envoyait un autre gauche au corps titubant qui
tremblait au bout de son bras.
1942
SENATOR STREET
Miss America & Sons
Au cours des premiers mois de la guerre, venue de
quelque maelström ou de quelques étranges ténèbres
de l'Europe ensanglantée, apparut cette famille de gardiens,
une femme et ses deux fils. Ils avaient la charge d'un des immeubles
au milieu du pâté de maisons et s'occupaient d'enlever
les cendres des chaudières d'autres immeubles dont les
propriétaires étaient encore trop anéantis
par la dépression pour engager des gardiens à plein
temps.
Ils étaient,
comme on le dit, plutôt étranges. Venus d'Europe
de l'Est, ayant fui le joug des nazis, les chaînes nazies,
d'une façon ou d'une autre, ou, comme personne ne savait
rien d'eux, peut-être simplement venus de quelque ville
exsangue de Pennsylvanie où il n'y avait plus ni charbon
ni acier. La mère était une géante, ses vêtements
noirs étaient si vieux qu'ils avaient de subtils reflets
verts comme on en voit sur du jade poli par l'usage. Ou ses cheveux
étaient coupés courts ou bien elle était
chauve, car pas une mèche ne dépassait de sous le
foulard noir serré, pareil à un chapeau, qu'elle
avait toujours sur la tête. Elle était toujours là,
debout, les bras croisés, après son travail, un
grand anneau plein de clés, de toute évidence inutiles
dans l'accomplissement de ses tâches, à la main.
Sur sa robe, accroché haut sur son sein gauche, il y avait
un grand insigne blanc avec un V rouge, blanc et bleu au centre,
et en dessous de cette lettre trois points et un trait rouges.
Les mots POUR LA VICTOIRE suivaient la circonférence. Elle
était Miss America. Ironie du quartier. Dans l'imagination
de tous les gosses, elle était là dans la fumée
noire, sans jamais un sourire sur son visage mongoloïde,
jaunâtre, pour les voisins ou les locataires.
Personne ne connaissait leur nom. Il n'était pas indiqué
sur leur boîte aux lettres, ni dans le rectangle au-dessus
du bouton blanc sur le panneau des sonnettes du hall d'entrée.
Là, on lisait simplement sur le carton, GARDIEN. Un nom
avec des z et des x.
L'aîné
des fils était une masse de chair noueuse, les bras tellement
tordus par le labeur qu'ils pendaient en s'arquant de chaque côté.
Il ne disait jamais un mot mais regardait autour de lui avec une
stupéfaction ahurie. Révérence pour les cendres
et le mâchefer qu'il montait, un seau dans chaque main,
de la cave. Par moment il se mettait à examiner comment
les seaux galvanisés avaient été fabriqués,
effleurait doucement le métal de son index. Il avait un
nom, un souffle d'air dans la bouche de sa mère.
Le plus jeune
s'appelait Pete, en tout cas les gamins se mirent à l'appeler
Pete. Un crétin à la brutalité joyeuse qui
était, de toute évidence, impressionné par
les possibilités que lui offrait son travail. C'est-à-dire
qu'il y voyait un Avenir. Une promotion. Il bavardait et plaisantait
avec tous ceux qui pourraient un jour ou l'autre lui être
utiles: un Américain en herbe, cet ardent désir
de réussir et de devenir riche était visible dans
son vocabulaire, qui s'accroissait rapidement, et dans la façon
dont son accent disparaissait. Sa phrase préférée
pour les gamins était « J'vous coince à
la cave et vous coupe les couilles ». Il grimaçait
en le disant et fermait un oeil. Mais tout le monde avait plus
ou moins peur de lui. Il paraissait y avoir en lui, comme chez
son frère et sa mère, une indifférence à
la douleur et à la mort étrangement effrayante.
Mais il devenait rapidement et certainement capable de feindre.
Personne ne savait s'il était terrifiant ou drôle:
ni s'il était en train de devenir un autre soutien de famille,
bientôt capable d'économiser pour les mauvais jours,
un futur oncle, apparaissant à Noël, ses jouets bon
marché et son haleine au whiskey devançant une bouche
pleine de fausses dents jaunâtres. Dans dix ans - il pourrait
être devenu n'importe qui. Il pourrait être propriétaire
de l'immeuble. Il pourrait être propriétaire de tous
les immeubles. Il pourrait engager des gardiens, couverts de charbon
et de sueur. Pete America, c'était lui.
Traduit de l'anglais par B. Hoepffner
Voir la Biographie de Gibert Sorrentino chez Dalkey Archive Press