La
philosophie a certainement une utilité et nous devons la
prendre au sérieux; elle doit clarifier nos pensées
et donc nos actions. Ou alors elle est une disposition que nous
devons réfréner, et une investigation pour vérifier
qu'il en est ainsi; c'est-à-dire, la proposition principale
de la philosophie est que la philosophie est du non-sens. Et encore
qu'elle soit du non-sens doit alors être pris avec sérieux,
et il ne faut pas prétendre, comme le fait Wittgenstein,
qu'elle est du non-sens important!
En philosophie nous
prenons les propositions que nous faisons en science et dans la
vie de tous les jours, et essayons de les exposer dans un système
logique avec des termes et des définitions primitives,
etc. Essentiellement une philosophie est un système de
définitions ou, bien trop souvent, un système de
descriptions expliquant comment des définitions pourraient
être données.
Je ne pense pas qu'il
soit nécessaire de dire, comme le fait Moore, que les définitions
expliquent ce que nous avons jusqu'à présent voulu
dire par nos propositions, mais je pense plutôt qu'elles
montrent comment nous comptons les utiliser à l'avenir.
Moore dirait que ce sont les mêmes définitions, que
la philosophie ne change pas ce que quelqu'un voudrait dire par
«Ceci est une table». J'ai l'impression, quant à
moi, qu'il se pourrait qu'elle produise un changement; car le
sens est en grande partie potentiel, et un changement pourrait
donc ne se manifester qu'en de rares et critiques occasions. En
outre, la philosophie devrait parfois clarifier et distinguer
des notions qui étaient auparavant vagues et confuses,
et il est certain que ceci ne peut fixer que notre sens futur (*). Mais ceci est clair,
que les définitions doivent donner au moins notre sens
futur, et pas seulement une quelconque et habile manière
d'obtenir une certaine structure.
Je m'inquiétais
beaucoup autrefois de la nature de la philosophie du fait d'un
excès de scolastique. Je ne pouvais pas voir comment nous
pouvions comprendre un mot tout en étant incapable de reconnaître
si une définition qui était proposée pour
celui-ci était correcte ou non. Je n'arrivais pas à
saisir à quel point l'idée entière de compréhension
était vague - la référence qu'elle implique
à une multitude de performances, chacune d'elles pouvant
échouer et nécessiter une réédification.
La logique conduit aux tautologies, les mathématiques aux
identités, la philosophie aux définitions; tout
cela est bien trivial, mais tout cela fait partie du travail vital
que sont la clarification et l'organisation de nos pensées.
Si nous considérons
que la philosophie est un système de définitions
(et d'élucidations de l'utilisation des mots qui ne peuvent
pas être définis nominalement), les questions qui
me paraissent poser problème à son sujet sont celles-ci:
(1)
Quelles définitions, estimons-nous, la philosophie
doit-elle apporter, et que laissons-nous aux sciences ou qu'estimons-nous
tout à fait inutile de lui donner?
(2)
Quand et comment pouvons-nous nous contenter de ne pas avoir de
définition mais simplement une description de la manière
dont une définition pourrait être donnée?
[Ce point est mentionné plus haut.]
(3)
Comment une investigation philosophique peut-elle être menée
sans que nous soyons devant une perpétuelle petitio
principii?
(1) La philosophie ne
se préoccupe pas des problèmes particuliers de définition,
mais seulement des problèmes généraux: elle
ne se donne pas pour objet de définir des termes particuliers
de l'art ou de la science, mais de résoudre, par exemple,
les problèmes qui surgissent lors de la définition
d'un de ces termes ou lors de la relation de tout terme du monde
physique aux termes de l'expérience.
Les termes de l'art
et de la science doivent néanmoins être définis,
mais pas nécessairement nominalement; par exemple, nous
définissons la masse en expliquant comment la mesurer,
mais il ne s'agit pas d'une définition nominale; elle ne
fait que donner au terme «masse», dans une structure
théorique, une relation claire à certaines réalités
expérimentales. Les termes que nous n'avons pas besoin
de définir sont ceux que nous savons pouvoir définir
si le besoin s'en fait sentir, comme «chaise», ou
ceux qui, comme «pique» (la couleur, dans un jeu de
carte), peuvent aisément être traduits dans un langage
visuel ou dans un autre langage, mais ne peuvent pas être
expliqués de manière adéquate par des mots.
(2) La solution à
ce que nous avons appelé en (1) un «problème
général de définition» est naturellement
une description de définitions, à partir laquelle
nous apprenons comment former la définition réelle
dans chaque cas particulier. S'il semble que nous ne parvenons
que rarement à obtenir des définitions réelles,
c'est parce que la solution du problème provient souvent
d'une définition nominale inappropriée, et de notre
besoin, en fait, d'une explication de l'utilisation du symbole.
Mais ceci n'affecte
pas ce que nous pourrions supposer être la vraie difficulté
en ce qui concerne cette rubrique (2); car ce que nous avons dit
ne s'applique que dans le cas où, le mot à définir
étant seulement décrit (parce qu'il est traité
comme un des éléments d'une classe), sa définition
ou explication est, elle aussi, seulement décrite, mais
décrite de telle façon que quand le mot réel
est donné sa définition réelle peut en résulter.
Mais il existe d'autres cas dans lesquels, le mot à définir
étant donné, nous n'en recevons en retour aucune
définition mais seulement l'assertion que sa signification
implique des entités de telles-et-telles sortes de telles-et-telles
façons, c'est-à-dire une assertion qui pourrait
nous donner une définition si nous avions des noms pour
ces entités.
Quant à l'utilité
de ceci, il s'agit évidemment d'adapter le terme en fonction
de variables, de le poser comme valeur de la variable généralisée
correcte; ce qui présuppose aussi que nous pouvons avoir
des variables qui n'ont pas de noms pour toutes leurs valeurs.
Des problèmes difficiles surgissent: à savoir, si
nous devons toujours être capables de nommer toutes
les valeurs, et si oui, de quel type de capacité s'agit-il,
mais il est clair que ce phénomène devient d'une
certaine façon possible, en relation avec les sensations
pour lesquelles notre langage est tellement fragmentaire. Par
exemple, «la voix de Jane» est la description d'une
caractéristique de sensations pour laquelle nous n'avons
pas de nom. Il nous serait sans doute possible de la nommer, mais
pouvons-nous identifier et nommer les différentes inflexions
qui la constituent?
L'objection souvent
opposée à ces descriptions de définitions
de caractéristiques sensorielles est qu'elles expriment
ce que nous devrions trouver après analyse, mais que ce
type d'analyse modifie la sensation analysée en développant
la complexité qu'elle prétend seulement découvrir.
Il est indubitable que l'attention peut modifier notre expérience,
mais il me semble possible qu'elle révèle parfois
une complexité préexistante (c'est-à-dire
qu'elle nous permet de la symboliser de manière adéquate),
car ceci est compatible avec toute modification des faits incidents,
avec toute chose en fait à l'exception d'une création
de la complexité.
Une autre difficulté
en ce qui concerne les descriptions de définitions est
que si nous nous en contentons nous pourrions n'obtenir que du
non-sens en introduisant des variables absurdes, par exemple en
décrivant des variables telles que «particulier»
ou des idées théoriques telles que «point».
Nous pourrions dire, par exemple, que nous donnons au mot «tache»
le sens de classe infinie de points; s'il en est ainsi, nous devrions
abandonner la philosophie pour la psychologie théorique.
Car en philosophie nous analysons notre pensée,
dans laquelle «tache» ne peut pas être remplacée
par une classe infinie de points: nous ne pourrions pas déterminer
par l'énumération une classe infinie particulière;
«cette tache est rouge» n'est pas l'abréviation
de «a est rouge et b est rouge etc.»
où a, b, etc. sont des points. (Que se passerait-il
si a seulement n'était pas rouge?) Les classes infinies
de points ne pourraient intervenir que lorsque nous observons
l'esprit de l'extérieur et élaborons une théorie
à son sujet, selon laquelle son champ sensoriel serait
constitué de classes de points colorés sur lesquels
elle pense.
Si nous avons élaboré
cette théorie au sujet de notre propre esprit, il faut
aussi que nous supposions qu'elle prend en compte certains faits,
par exemple que cette tache est rouge; mais quand nous pensons
à l'esprit des autres nous ne possédons pas de faits,
nous sommes au contraire entièrement dans le domaine de
la théorie, et nous pouvons nous persuader que ces constructions
théoriques épuisent le champ de connaissance. Nous
revenons alors vers notre propre esprit pour dire que les choses
qui se passent là ne sont pas autre chose que ces processus
théoriques. Le meilleur exemple de ceci est, évidemment,
le matérialisme. Mais un grand nombre d'autres philosophies,
comme celle de Carnap, font exactement la même erreur.
(3) Notre troisième
problème était de savoir comment il était
possible d'éviter le petitio principii, qui devient
un danger à peu près de la façon suivante:-
Afin de clarifier ma
pensée, il semble que la méthode correcte consiste
simplement à penser avec moi-même «Que veux-je
dire par cela?» «Quelle sont les notions distinctes
impliquées dans ce terme?» «Est-ce que ceci
découle nécessairement de cela?» etc., et
à vérifier par des exemples réels et hypothétiques
l'identité de sens d'un prédicat définissant
proposé et du terme défini. Nous pouvons souvent
y parvenir sans penser à la nature même du sens;
avec les mots «cheval» et «cochon» nous
savons si nous voulons dire les mêmes choses ou des choses
différentes sans penser le moins du monde au sens en général.
Mais afin de résoudre des questions plus compliquées
de ce type nous avons évidemment besoin d'une structure
logique, d'un système de logique, dans lesquels elles pourront
être introduites. Nous pourrions espérer les obtenir
à l'aide d'une application préalable relativement
simple des mêmes méthodes; par exemple, il ne devrait
pas être difficile de voir que «non-p ou non-q
est vrai» est exactement la même chose que «p
et q ne sont pas tous deux vrais». Dans ce cas nous
construisons une logique, et faisons toute notre analyse philosophique
entièrement sans en être conscients, pensant
tout le temps aux faits sans penser que nous pensons à
eux, décidant ce que nous voulons dire sans la moindre
référence à la nature des significations.
[Nous pourrions aussi, évidemment, penser à la nature
de la signification sans en être conscient; c'est-à-dire
penser à un cas de signification devant nous sans faire
référence au fait que c'est lui que nous
voulons dire.] C'est une méthode envisageable et peut-être
est-ce la bonne; mais je pense qu'elle est fausse et conduit à
une impasse, et je m'en sépare de la manière suivante.
Il me semble que, lors
du processus de clarification de notre pensée, nous aboutissons
à des termes et à des phrases que nous ne pouvons
pas élucider de manière évidente en définissant
leur signification. Par exemple, nous ne pouvons pas définir
de termes hypothétiques et théoriques variables,
mais nous pouvons expliquer la façon dont ils sont utilisés,
et au cours de cette explication nous sommes forcés d'observer
non seulement les objets dont nous parlons, mais aussi nos propres
états mentaux. Comme le dirait Johnson, dans cette partie
de la logique nous ne pouvons pas négliger le côté
épistémique ou subjectif.
Ceci signifie alors
que nous ne pouvons pas avoir de notion claire de ces termes et
de ces phrases sans avoir de notion claire du sens, et nous paraissons
aboutir à la situation où nous ne pouvons pas comprendre,
par exemple, ce que nous disons sur le temps et le monde extérieur
sans avoir d'abord compris le sens et pourtant nous ne pouvons
pas comprendre le sens sans avoir d'abord compris certainement
le temps et sans doute aussi le monde extérieur qui y sont
impliqués. Nous ne pouvons donc pas faire de notre philosophie
un progrès ordonné tendant à un but, mais
devons accepter que tous nos problèmes forment un tout
et nous tourner vers une solution simultanée; qui aura
quelque chose de la nature d'une hypothèse, car nous l'accepterons,
non pas comme la conséquence d'un argument direct, mais
comme la seule solution à laquelle nous puissions penser
qui satisfasse nos diverses exigences.
Il est évident
que nous ne devrions pas, pour rester rigoureux, parler d'argument,
mais il existe en philosophie un processus analogue à la
«déduction linéaire», selon laquelle
les choses deviennent claires les unes après les autres;
et, étant donné que, pour la raison mentionnée
plus haut, nous ne pouvons pas conduire ceci jusqu'à son
aboutissement, nous sommes dans la situation habituelle des savants
- nous devons nous contenter d'améliorations fragmentaires:
nous pouvons rendre plus claires certaines choses, mais nous ne
pouvons rien clarifier entièrement.
Il me semble que cette
conscience de soi-même est inévitable en philosophie,
exception faite d'un domaine très limité. Nous sommes
conduits à philosopher parce que nous ne savons pas clairement
ce que nous voulons dire; la question est toujours «Que
veux-je dire par x?» Et ce n'est qu'à de rares
occasions que nous pouvons résoudre ceci sans réfléchir
au sens. Mais cette nécessité de s'occuper du sens
n'est pas seulement un obstacle; c'est certainement aussi un indice
essentiel de la vérité. Si nous la négligeons,
j'ai l'impression que nous nous retrouvons dans la situation absurde
de l'enfant dans le dialogue suivant: «Dis petit déjeuner.»
«Peux pas.» «Qu'est-ce que tu ne peux pas dire?»
«Peux pas dire petit déjeuner.»
Mais la nécessité
de conscience de soi-même ne doit pas servir de justification
à des hypothèses absurdes; nous faisons de la philosophie
et non pas de la psychologie théorique, et les analyses
que nous faisons de nos affirmations, qu'elles portent sur le
sens ou sur toute autre chose, doivent être telles que nous
puissions les comprendre.
Le plus grand danger
de notre philosophie, à l'exception de la paresse et de
la nébulosité, est la scoslastique, qui,
dans son essence, traite ce qui est vague comme s'il s'agissait
de quelque chose de précis et essaye de le faire entrer
dans une catégorie logique exacte. Un exemple typique de
scolastique est la notion de Wittgenstein selon laquelle nos propositions
quotidiennes sont absolument en règle et qu'il est impossible
de penser de façon illogique. (Ce qui revient à
dire qu'il est impossible d'enfreindre les règles du bridge,
car lorsqu'on les enfreint, on ne joue pas au bridge mais, comme
le dit Mrs. C., au non-bridge.) Un autre exemple est l'argumentation
qui, de notre connaissance de l'ordre temporel, conclut que nous
percevons le passé. Il suffit simplement de considérer
le téléphone automatique pour comprendre que nous
pourrions réagir différemment à AB et à
BA sans percevoir le passé, de sorte que l'argument est
faux en substance. Il joue sur le sens de «connaissance»,
qui signifie, d'abord, la capacité à symboliser
et, deuxièmement, la perception sensorielle. Wittgenstein
me semble pareillement équivoque avec sa notion de «donné».
Note:
* Mais, dans
la mesure où notre sens passé n'était pas
absolument confus, la philosophie donnera cela, aussi. Par exemple:
ce paradigme de la philosophie, la théorie des descriptions
de Russell. [>]
Le point sur lequel
il semble que je sois en désaccord avec certains de mes
amis est le peu d'importance que j'accorde aux dimensions physiques.
Je ne ressens absolument aucune humilité devant l'immensité
des cieux. Les étoiles sont peut-être très
grandes, mais elles ne peuvent ni penser ni aimer; et ces qualités
m'impressionnent bien plus que la taille. Je ne m'attribue aucun
mérite pour le fait que je pèse presque cent-dix
kilos.
Mon image du monde est
dessinée en perspective, et non pas comme un modèle
à l'échelle. Le premier plan est occupé par
les humains et les étoiles sont toutes aussi petites que
des pièces de monnaie. Je ne crois pas vraiment à
l'astronomie, si ce n'est comme à une description compliquée
d'une partie de l'étendue des sensations humaines et peut-être
aussi animales. Je n'applique pas seulement ma perspective à
l'espace mais aussi au temps. Avec le temps le monde finira par
se refroidir et tout mourra; mais nous sommes encore très
éloignés de ce moment-là, dont la valeur
actuelle, selon un taux d'escompte composé, est presque
nulle. Et le vide du futur ne suffit pas non plus à diminuer
la valeur du présent. L'humanité, qui remplit le
premier plan de mon image, je la trouve intéressante, et
dans l'ensemble admirable. Je trouve, en tout cas en ce moment,
que le monde est un endroit plaisant et passionnant. Peut-être
le trouvez-vous déprimant; je le regrette pour vous, et
vous me méprisez. Mais j'ai des raisons pour celà
et vous n'en avez pas; vous n'auriez de raison de me mépriser
que si votre sentiment correspondait aux faits d'une manière
différente du mien. Mais aucun sentiment ne correspond
aux faits. Les faits ne sont pas en eux-mêmes bons ou mauvais;
c'est simplement qu'ils me passionnent tandis qu'ils vous dépriment.
D'autre part, j'ai raison d'avoir pitié de vous, car il
est plus agréable d'être passionné que déprimé,
et non seulement plus agréable mais meilleur pour chacune
de nos activités.
Ce texte est tiré des Philosophical Papers (Cambridge University Press) de Frank Plumpton Ramsey, mathématicien, philosophe et économiste anglais (1903-1930), connu pour le « Théorème de Ramsey », pour l'influence qu'il eut sur Ludwig Wittgenstein au moment de la cassure de l'uvre de se dernier et pour son travail avec John Maynard Keynes.
Traduit de l'anglais par B. Hoepffner