« Ceux qui, par nature,
sont les victimes doivent de surcroît recevoir une punition. »
Jakob Wassermann: The World's Illusion
Elle
avait réécrit tout le récit et en était
satisfaite, et pourtant elle ne pouvait pas vraiment s'empêcher
d'y revenir. Elle essaya de le mettre sous clé et d'égarer
la clé, un jeu qui n'était pas sans l'amuser un
peu car il se faisait en parallèle avec le fait qu'à
chaque relecture de sa création elle trouvait de moins
en moins d'elle-même, de sorte qu'elle en était comme
la clé perdue. Lorsqu'elle pensait s'être reconnue
dans un personnage, elle « devenait », à
l'improviste, un autre personnage: parfois Jim, parfois Jabez,
parfois Ludie, et ainsi de suite, mais elle ressentait avec une
force accrue l'insécurité de sa propre personne,
qui, comme une amibe, s'était divisée en deux et
avait ensuite continué à se subdiviser. Elle ne
savait pas s'il fallait le mettre sur le compte de son âge
ou de la confusion due au fait d'avoir écrit, à
un tel âge, cette histoire perverse. Elle pensait que, peut-être,
la brutalité du regard direct n'était pas supportable
dans la vie de tous les jours, ce qui expliquait pourquoi elle
s'était décidée pour des détours et
pour une approche de biais.
Ainsi le récit
continue. Je suppose que je couche ceci par écrit pour
« encadrer » l'histoire - une technique
ancienne - mais je suis tout à fait sérieuse dans
ma recherche. J'imagine très bien pouvoir me perdre complètement.
L'approche de biais
était, selon ses propres termes, semblable à un
trinoculaire, car elle tenait compte de l'existence et de l'utilisation
du troisième oeil, qui lui permettait d'observer les pourtours
et, à certains moments seulement, quand la troisième
lentille s'ouvrait, le résultat de certaines découvertes
sur elle-même. Un des oculaires lui apprit qu'elle avait
du talent pour la narration; un autre révéla une
lubricité qui n'était pas vraiment une surprise
si tard dans sa vie; le troisième oculaire l'obligea à
admettre qu'elle aurait pu être - qu'elle était,
en fait - un monstrueux juré: à partir de fragments
inspirés par les commérages de la ville et de quelques
regards et silences échangés entre ceux qui étaient
pour elle « les accusés de l'affaire »,
elle avait créé un monde aussi sombre que beaucoup
de ceux qu'elle avait rencontrés dans ses lectures secrètes,
ces livres dont l'accès lui était aussi difficile,
dans son monde isolationniste, que les plus sombres profondeurs
d'elle-même.
Certains détails
de l'écriture lui plaisaient. Un de ceux-là était
la façon dont elle s'était tissée, finalement
et, semblait-il, inextricablement, dans l'étoffe de la
vie de Jim. Les scènes où elle apparaissait étaient
ainsi signées, comme le papillon de Whistler avait été
sa signature. Si ces apparitions étaient déformées,
si elles étaient une dissimulation, il ne s'agissait, selon
elle, que d'un astucieux stratagème (comme si Jim allait
lire le récit!). En voyant transparaître dans les
mots son dégoût du type de femmes qu'elle avait dû
côtoyer pendant toute sa vie, elle ressentit une satisfaction
plus amère. (La voix « de l'auteur »
donnait l'impression qu'elle était une étrangère
au milieu de gens d'un autre monde alors qu'en réalité
elle faisait partie d'eux par sa naissance et par son éducation.)
Elle n'avait jamais
été capable d'envisager sa retraite de manière
réaliste. Quand celle-ci arriva, quand elle fut forcée
de s'arrêter à l'âge de soixante-dix ans, elle
sentit qu'on avait arraché toute substance à sa
vie: sentit, le mot parfait, car l'information avait été
donnée et reçue viscéralement. Elle avait
cru qu'elle ne pourrait jamais survivre au premier long hiver
d'inactivité. C'était alors qu'elle s'était
mise à noter ses souvenirs, et une fois de plus elle avait
l'impression que cette recherche souvent déplaisante ressemblait
à un examen de spécimens viscéraux collectionnés
pendant des années et préservés à
l'abri de la lumière corruptrice. Apparemment l'analogie
convenait tout à fait à la vieillesse, à
sa dégradation démoralisée et à sa
façon de réfuter la vie spirituelle en se dirigeant,
non pas vers le haut et les domaines de la philosophie, mais vers
le bas, vers les faits, immuables, de la nature.
Dans
ses griffonnages était réapparu un personnage à
côté duquel tous les autres, à l'exception
de ses parents, n'étaient que de pâles silhouettes:
Jim Cummins, sur qui, pendant quatre ans, elle avait placé
des espérances depuis longtemps assoupies, à qui
elle avait ouvertement et parfois contentieusement consacré
la majeure partie de son attention, à qui - elle avait
insisté dès le début - elle avait donné
des leçons particulières. Elle se souvenait, et
le souvenir avait ressuscité l'expérience intacte,
combien son plaisir avait été intense la première
fois qu'il lui avait demandé de l'aider. À cette
fin elle consacra ses week-ends, selon les besoins, et pendant
quelque temps leurs ambitions mutuelles pour son éducation
l'obligèrent à lui abandonner tous ses week-ends,
car il avait pris une chambre dans la rue où elle vivait.
Il va sans dire que les commérages étaient d'une
laideur endémique aux villes isolationnistes. Leurs week-ends
se limitaient aux samedis soirs et aux dimanches d'été,
pour ne contrecarrer ni les importantes activités sportives
de Jim pendant l'année scolaire, ni ses obligations à
la ferme pendant les semailles et la moisson. De sorte que la
malveillance des ragots du corps enseignant n'avait pas le moindre
fondement, et pourtant ces ragots contradictoires eurent raison
de la seule association satisfaisante qu'elle ait jamais eue
avec un élève. Mais ce fait étonnant
n'émergea qu'une fois qu'elle l'eut placé sous le
microscope de sa retraite et qu'elle l'eut regardé se tortiller
pendant des mois et des mois enneigés.
Sa douleur d'avoir été
désertée par Jim avait été remisée
dans un tiroir, qui portait l'étiquette « Discipline »,
et elle avait continué son travail impassiblement, sous
le regard collectif et curieux du corps enseignant et des élèves.
En revoyant sa dernière
rencontre avec Jim, presque dix ans avant qu'elle n'eût
pris sa retraite, quand il s'était approché d'elle
en titubant dans la rue, aussi soûl que tant d'autres qu'elle
avait vus dans le même état, elle chercha une raison
de se moquer d'elle-même, de sa croyance en la possibilité
de transformer ce garçon de ferme en quelqu'un qui aurait
été conforme à ses critères. Elle
avait eu pour lui une ambition politique. Elle voulait implanter
en lui la semence qui ferait de lui un législateur capable
d'entraîner tous les autres vers des réformes, dans
cet État aussi mal dirigé, en ce qui concernait
les besoins de ses habitants, qu'un fief médiéval.
Elle avait instruit
Jim de la situation des mineurs, lui avait appris, en dissimulant
ses leçons dans les lambeaux et les déchirures de
l'histoire récente, que les Camps Rouges qui apparaissaient
un peu partout étaient la conséquence logique de
ce qui se passait dans les capitales des États et de la
nation. Elle l'introduisit personnellement au spectre de la famine
au milieu de l'abondance, ces squelettes qui surgissaient sur
une terre grasse et qu'elle comparait à l'armée
de Cadmos obligée à semer des dents de dragons dans
ce stupide pays de Thèbes.
Elle savait qu'elle
ne s'était pas trompée sur les capacités
du cerveau de Jim, qu'elle se représentait comme anormalement
large, un organe bien trop gros pour son propre bien, probablement,
étant donné la vie qu'il avait choisie malgré
ses conseils et les gens qu'il fréquentait: ces « bons
vieux garçons » horriblement stupides qu'on
trouve dans toutes les petites villes du Sud. Qui aurait pu contenir
ce cerveau démesuré? et elle se représentait
les souffrances qu'il endurait alors qu'il tentait vainement de
s'en servir, et fut stupéfiée de découvrir
en elle-même, avec si peu d'ambiguïté, un talent
pour la métaphore sexuelle. Mais peut-être les nuances
contenues dans « un organe bien trop gros »
provenaient-elles de quelque ragot à son propos qu'elle
aurait vaguement entendu dans les couloirs - pas vraiment entendu,
mais entr'aperçu, ce sous-entendu, dressé, enfermé
dans une bulle de bédé, au milieu d'un groupe de
jeunes filles chuchotantes.
Mais avec lui elle avait
échoué, et au cours de ses spéculations elle
se demanda si son échec n'était pas dû à
une estimation fausse de son esprit, qui l'avait poussée
à mettre l'accent extérieurement, pour ainsi dire,
là où la dure-mère était la plus épaisse,
ayant dans sa hâte oublié l'arachnoïde et la
pie-mère, l'équivalent d'une institutrice fouettant
un gamin qui aurait mis un oreiller dans son pantalon. « Comment
aurais-je pu mettre un grain de bon sens dans ce cerveau épais! »
était un cliché qui la hantait, et elle était
obsédée par l'idée qu'entre elle-même
et les objectifs qu'elle s'était assigné pour eux
deux, le seul obstacle avait été la méthode.
Et pourtant, comment aurait-elle pu lui enseigner à ne
pas tenir compte de l'opinion publique tout en lui inculquant
la reconnaissance des besoins, et donc de la parole, des gens?
À
peine l'hiver fini - il commençait tout juste à
se fondre dans un printemps froid - son obsession la poussa à
aller voir la ferme Cummins, c'était ainsi qu'elle s'appelait,
lui avait-on appris, dans un canton peu éloigné
en distance mais, comme elle s'en aperçut une fois arrivée,
étrangement épargné par le temps ou par l'évolution
qui avait si violemment affecté la ville où elle
vivait et où elle avait été le professeur
de Jim pendant ses quatre années d'école secondaire.
La belle maison était
dans un état qui rappelait une autre époque, un
temps où ceux qui en avaient les moyens trouvaient sans
difficulté peinture et bardeaux. Les clôtures qu'elle
voyait n'avaient pas l'air abîmées par l'hiver, et
la pelouse, qu'on venait apparemment de passer au rouleau, était
vaporeuse du vert de l'herbe nouvelle.
Debout à côté
de sa voiture, évaluant la ferme, elle remarqua avec quelle
habileté la maison avait été construite en
tenant compte du soleil, du vent dominant, de l'eau, et des collines
qui la protégeaient, et elle fut émue par ces marques
d'intelligence. Dans le pays qui les avait engendrés tous
les deux, Jim et elle, les choses se faisaient plutôt au
petit bonheur et les maisons que les inondations venaient régulièrement
détruire étaient reconstruites au même endroit,
ou, au contraire, se retrouvaient si loin de l'eau que les enfants
devenaient des bêtes de trait dès l'âge de
cinq ans. Elle vit que le chemin de terre avait été
profondément creusé pour permettre à l'eau
des champs de s'écouler. Alors, aussi douloureusement que
si elle s'était déchiré un muscle, sa vision
se déforma et elle se représenta le chemin noyé
par l'inondation; étonnée, elle observait de loin
tandis que son imagination posait sur la masse des eaux un bateau
semblable à un corbillard tiré par des chevaux noirs
qui nageaient et secouaient les aigrettes sur leur tête.
Comme pour chercher l'origine d'une aussi monstrueuse vision,
elle se tourna vers la maison, et son regard fut attiré
par un rideau qui avait été légèrement
écarté; elle sourit de ne pas avoir pensé
qu'on avait pu l'observer pendant qu'elle observait, ou plutôt,
comme on aurait pu le croire (et c'était vrai!), pendant
qu'elle fouinait, et elle s'avança vers la maison avec
la démarche pleine d'excuses de la vieillesse.
En observant la porte
qui s'ouvrait lentement au moment où elle arrivait dans
la véranda, elle fut toute excitée à l'idée
qu'elle ne savait pas ce qu'il y avait derrière. Alors
même qu'elle s'expliquait cette pensée étrangement
romanesque à l'aide de souvenirs de son premier hiver de
solitude, le léger mystère fut immédiatement
dissipé par la petite femme franche qui lui tendit la main
et se présenta comme étant Effie Cummins, la femme
de Jim. La maîtresse d'école offrit sa propre identité
comme si son cadeau était destiné à quelqu'un
d'autre, car Effie était lamentablement sans attraits,
pas du tout le genre de femme qu'on aurait pu imaginer avec Jim:
un petit oiseau tout sec et déplumé.
Mais l'accueil était
empressé bien qu'un peu volubile. « Le vent
a tourné à l'est pendant la nuit, comme vous l'avez
certainement remarqué! Je me demande comment vous n'êtes
pas gelée, un tel vent dans le dos. Entrez, entrez, il
y a du feu dans le salon. » Du café fut offert
et accepté, avec un morceau de gâteau encore chaud,
rituel exécuté sans la moindre pause dans le bavardage,
la voix d'Effie s'élevait ou baissait selon qu'elle venait
ou repartait, s'élevant quand elle était à
deux pièces de là, jusqu'à atteindre une
stridence qui fit sourire la maîtresse d'école, car
elle témoignait de la solitude campagnarde.
« Il m'arrive
d'apprécier le vent d'est, mais on dit aussi que c'est
le moment où meurent beaucoup de vieilles personnes. »
(Je hochai la tête: une femme naturellement dépourvue
de tact, la femme de Jim, ou alors, futée dans ses compliments.)
« La raison est que ça me donne une excuse pour
avoir un feu ici pendant la journée. La mère de
Jim, elle, elle faisait marcher les feux quelle que soit la direction
du vent. Mais je crois bien qu'il était plus facile d'être
une dame alors, avec les domestiques - tout le monde est parti
à la guerre maintenant, pour sûr. Je crois bien que
Monsieur Hitler a égalisé le Sud, le noir vaut bien
le blanc quand il faut de la chair à canon. »
Comme en s'excusant de penser, Effie ajouta, « En tout
cas, c'est ce que dit Jim. » (Je pensai, sans la moindre
générosité, qu'une telle déduction
n'aurait jamais pu venir à l'esprit d'une femme comme elle.)
La maîtresse d'école
apprit qu'Effie l'avait reconnue, car Jim lui avait indiqué
« une ou deux fois » qui elle était
dans la rue. « Moi, j'ai été à
Locust Grove School, mais ils l'ont démolie il y a bien
des années. De nos jours, il n'y a plus que des lycées
de comté. Jim a eu de la chance d'aller dans un lycée
municipal, je suis sûre, mais moi, j'ai jamais été
bien intéressée par les études, bien que
j'aie honte de l'avouer. » Mais elle avait dit cela
d'un ton un peu suffisant.
« Par quoi
étiez-vous intéressée? »
« Comme la
plupart des filles, je voulais faire un bon mariage. »
« Ce que
vous avez fait. » La maîtresse annonça
cela comme si c'était indiscutable. Comme il n'y eut pas
de confirmation immédiate, elle leva les yeux de son assiette,
où elle rassemblait ses miettes, surprise. Elle vit qu'Effie
n'était pas une menteuse, car lorsqu'elle se sentit observée
Effie ne se dépêcha pas d'acquiescer, avec retard.
Il semblait que les preuves d'un bon parti étaient étalées
entre les deux femmes comme des cadeaux de mariage qu'elles étiquetaient
en silence: les avantages physiques de Jim, ses terres et son
nom, son intelligence (dans l'ordre de leur importance pour Effie,
pensai-je); peut-être aussi était-il fidèle,
car elle n'avait entendu aucune rumeur indiquant le contraire.
S'étant vaguement souvenue de ragots au sujet d'un autre
membre de la famille, elle dit, « Jim a une soeur,
je crois? »
« Clara a
épousé quelqu'un du Nord, et elle vit là-haut. »
Il ne s'agissait pas,
semblait-il, de ce à quoi elle s'attendait, mais Effie
ne poursuivit pas. La maîtresse d'école se demanda
si c'était par ignorance des ragots. Le silence se fit
entre elles. Pour le briser la maîtresse parla de sa retraite.
Elle expliqua à Effie qu'après un hiver sédentaire
elle avait décidé de faire une série de petits
voyages, quand elle pouvait obtenir de l'essence, pour aller voir
ses anciens élèves. Le mensonge ne la gênait
pas. Sans mentir, elle dit à Effie qu'elle avait posé
des questions et appris l'ajournement de Jim et qu'elle savait
donc qu'elle ne ferait pas le trajet pour rien. Elle dit cela
comme une femme prudente parle à une autre, posant le non-dit
« patriotique » entre elles comme un lien
confortable, car elle imaginait qu'Effie devait être sentimentale
à ce sujet. C'était un effort sans objet; il ne
pouvait exister de liens entre Effie et elle. Mais une sorte de
communication tacite était apparemment possible car, dès
que la maîtresse eut rejeté l'idée d'un lien,
Effie se leva brusquement de sa chaise et l'emmena vers le porche
arrière grillagé et lui indiqua brièvement
comment trouver Jim.
Et alors, ce fut comme
si Effie préférait faire confiance à une
inconnue et lui confier sa vulnérabilité plutôt
que de devoir la confronter toute seule.
Ses derniers mots l'intriguaient
à cause du ton de la voix et à cause du mouvement
un peu confus des mains, comme si Effie repoussait quelque chose
d'invisible, qui les encadrait. « Il n'est peut-être
pas tout seul. »
Était-ce de la
gêne? La maîtresse d'école décida que
ce devait être cela. Et cette impression dura jusqu'aux
premiers moments de sa rencontre avec Jim, qui était seul.
Elle se laissa gagner
par l'excitation pendant qu'elle s'avançait vers l'endroit
où on lui avait dit d'aller, une campagne profonde de champs
en jachère entourés de chemins qui, à leur
tour, étaient définis par l'épaisse végétation
des clôtures naturelles, composées de buissons anciens
et tordus. Elle pensa que les buissons étaient comme une
manifestation des raisons qui poussaient les hommes à vouloir
dominer une nature sauvage. La tendance donquichottesque de son
aptitude à prendre fait et cause pour la nature devint
une partie de son excitation, une partie de cette quête
du romanesque qui avait débuté par l'image funèbre.
Marcher ici était comme s'avancer sur une carte compliquée
en bas-relief, une reconnaissance avant un long séjour
dans un endroit dont la carte avait été si récemment
dressée qu'il n'en existait qu'une seule copie. S'allier
à ce moment-là avec tous les éléments
de la nature était opportun!
Je me souviens de m'être sentie non pas jeune mais sans âge, et d'une certaine façon libérée, et je me rendis tout à fait compte - je vois que je commençais déjà alors à me diviser - que je pourrais vivre comme ces gens-là si on m'en donnait la possibilité.
Après avoir tourné, apparemment en tout cas, en elle-même, ce fut comme si elle avait trouvé Jim au centre d'un labyrinthe. Elle le vit apparaître tout au bout d'un sentier et son coeur en fut touché. L'objet était là, comme un artefact qu'on cherche dans la jungle, qui l'avait poussée, apparemment en tout cas, à survivre au terrible hiver.
Je me rappelle avoir dit, « N'en attends pas trop », c'est-à-dire de lui. Après cela je me suis vraiment retrouvée « à la troisième personne ». Victime de moi-même? Je ne le sais toujours pas.
Elle
appela son nom, puis donna le sien.
Les changements chez
lui se manifestaient dans sa mauvaise grâce à la
regarder de front. Dans ses souvenirs de l'hiver, l'éclat
irrésistible de ses yeux, comme s'il demandait qu'on fût
de plus en plus explicite jusqu'à ce que tout eût
été dit, avait pris, elle s'en aperçut, des
proportions légendaires: le regard d'un puissant hypnotiseur
qui pouvait vous soutirer votre savoir - et elle vit qu'elle l'avait
métamorphosé en enseignant, et elle était
devenue l'élève. L'enjeu de son voyage était
donc ce qu'il pouvait lui dire sur elle-même.
« Tu m'as
bêtement manqué », lui dit-elle. « Dans
mes rêveries, tu sauvais le monde, et j'ai voulu aller voir
le Messie. »
Elle pensa: le visage
d'un tel homme ne se décompose pas sous l'effort. Que fait-il,
qu'est-il en train de faire?
« Et moi,
alors? » demanda-t-il.
« Quoi? »
« Suis-je
parvenu à me sauver, dans vos rêveries? Ou seulement
le monde? »
Avec précaution,
elle lui dit, « Eh bien, tu es le monde, Jim, et moi
aussi. Nos premières pensées sont pour nous-mêmes,
même si nous ne voulons pas l'admettre. L'altruisme n'est
que l'autre face de l'ego. »
Et elle le fit parler, et ils discutèrent, et elle s'en
alla, le suppliant, s'il avait pu l'entendre, de lui permettre
de revenir, ce qu'il n'avait pas mentionné. Il l'accompagna
un moment, pour lui montrer un raccourci. Lorsqu'ils se séparèrent,
elle crut qu'elle avait eu son invitation, car en réponse
à sa question sur tout le travail qu'il devait faire sans
ouvriers agricoles, il lui parla de sa solitude, ou de son isolement,
ou alors il lui dit que ce n'était pas vraiment le supplément
de travail qui le gênait. Plus tard, elle fut incapable
de se rappeler ses mots.
Elle fut troublée
par les directions où l'entraîna son esprit pendant
la semaine qui suivit, par les interprétations qu'elle
ne pouvait s'empêcher de lire dans les échanges qu'elle
avait eus avec Effie et Jim, et par ce que les silences finirent
par représenter pour elle. Cela ressemblait plus à
un désir non partagé qu'à une spéculation
philosophique. Furieuse, en quelque sorte, contre eux trois, elle
se mit en marche pour sa deuxième visite à la ferme
Cummins.
Les changements que
ce laps de temps d'une semaine avait provoqués étaient
immédiatement apparents dans l'attitude d'Effie, qu'on
pouvait qualifier d'évasive. Elle n'était pas sûre
de l'endroit où était Jim, ni même s'il était
sur la ferme. Il avait vaguement parlé d'aller à
Salvation, mais elle avait été trop occupée
pour y prêter attention. Elle ne pensait pas que la visiteuse
aurait envie de se lancer et de tenter de parcourir toute l'étendue
de la ferme à la recherche de Jim, un jour aussi boueux,
sans même être sûre de le trouver. Mais le dégel
de printemps, Dieu soit loué, était enfin là,
et on pouvait commencer à penser au potager.
Quand le flot de paroles
s'arrêta un instant la maîtresse d'école demanda
méchamment, « Est-ce que Jim est seul, aujourd'hui? »
En voyant le visage d'Effie, elle se rappela très précisément
et dans un éclat de lumière vive un épisode
vieux de soixante ans, au cours duquel une petite fille, à
qui on avait refusé la permission de quitter la salle de
classe, pissa sur sa chaise. Cette enfant humiliée avait
aujourd'hui trouvé sa soeur jumelle. Consternée,
la maîtresse tendit une main vers Effie comme elle n'aurait
pas pu le faire pour la fille accablée, qui n'était
autre qu'elle-même.
En avançant péniblement
dans la boue, chaussée de ses lourds caoutchoucs, elle
ne parvenait pas à trouver la moindre chose à aimer
en elle-même, au passé, au présent ou, elle
le soupçonnait, au futur, et fut ainsi libérée
d'un autre fardeau. Elle s'imagina penchée sur son bureau,
en train d'écrire des lettres anonymes d'une obscénité
jamais atteinte dans un comté pourtant célèbre
pour cette pratique. Elle en avait reçu un bon nombre,
toutes à propos de Jim, vers qui elle se dirigeait, la
tête pleine de vengeance. Non, elle voulait venger son esprit,
qui s'était fané comme une plante après une
longue sécheresse. Ce n'était pas d'eau dont la
plante avait besoin mais plutôt d'un élagage, car
la renaissance serait longue et sans doute douloureuse, et une
nouvelle croissance, le peu qui pousserait, ne pourrait être
que rabougrie et inutile.
Ses yeux impitoyables
découvrirent la silhouette de Jim et l'examinèrent
de haut en bas, à la recherche de la graisse que son manteau
avait dû lui dissimuler une semaine auparavant, cette précoce
et mystérieuse mauvaise graisse des fermiers qui travaillent
dur. Ce fut comme si cette partie que ses yeux cherchaient s'était
rassemblée et détachée, essayant de s'éclipser,
car au moment où elle le regardait, Jim devint deux créatures
distinctes, et ce fut alors qu'elle constata que le résultat
de cette apparente déhiscence était un enfant aux
cheveux longs. Lorsqu'elle s'approcha, l'enfant s'éloigna;
elle était contente de penser que son départ avait
un rapport avec elle. Plus tard, elle préféra croire
qu'elle avait pu voir l'ordre sur les lèvres de Jim, chaque
fois effaçant le fait que les deux visages avaient été
invisibles car ils se trouvaient à contre-jour, devant
la lumière à l'est.
Elle ne s'inquiéta
pas du manque de chaleur de l'accueil, et elle ne justifia pas
sa deuxième visite, pensant « à bon chat
bon rat ». Lorsque Jim faisait quelques pas, elle le
suivait le long de la ravine du chemin où les feux de printemps,
leurs bases protégées du vent, envoyaient des colonnes
verticales de fumée qui, lorsqu'elles trouvaient le vent
au-dessus des sommets des arbustes, se divisaient et coulaient
vers le bas sur des bourgeons serrés comme l'eau d'une
fontaine.
Bavardant, se souciant
comme d'une guigne de ce qu'elle disait ou de la manière
dont ses mots étaient reçus, elle remarqua que Jim
n'arrêtait pas de regarder dans la direction de l'enfant,
qui s'éloignait droit devant lui, crottant ses grosses
chaussures en marchant dans les flaques avec un plaisir évident.
Son coeur saisit l'expression du visage de Jim quand l'enfant,
se tournant de profil pour rendre la manoeuvre plus visible, se
dit-elle, se pencha en avant, mains serrées sur le ventre.
Elle se concentra sur l'enfant, déterminée à
pénétrer une partie de son mystère. Il était
aussi immobile qu'une statue, ses cheveux se balançaient
en avant pour cacher son visage, le tissu tendu de ses vêtements
dessinant des lignes d'une telle tendresse que la maîtresse
ressentit le puissant attrait de l'androgynie, comme un souvenir
de soi-même. Cet attrait était-il fondé sur
davantage qu'un soupçon d'autosuffisance, n'avoir besoin
de personne pour se compléter? Tous ne se retrouvaient
pas en couples comme les animaux à l'approche de l'Arche,
et la raison, dans certains cas, était une intelligence
rare, qu'elle pensait pouvoir lire dans les attitudes du corps
enfantin. Les anges étaient androgynes, bien qu'ils portent
des noms masculins. Elle nota mentalement: Y réfléchir.
Quand elle regarda Jim
de nouveau, elle vit qu'il était légèrement
courbé et qu'il tendait les mains comme s'il attendait
qu'un bébé se précipite dans ses bras.
Elle fut informée
intérieurement qu'elle en avait assez vu, que rester plus
longtemps ne pourrait que l'exposer à l'obscénité.
Une pensée aussi extrême l'étonna. Pendant
un instant elle réussit à analyser les excès
semblables de la semaine précédente, y compris le
bateau-corbillard et la colère qui l'avait poussée
à faire le voyage d'aujourd'hui, mais sa nouvelle sensibilité
ne tolérait aucune interférence prolongée.
Se sentant habitée, elle dit adieu à Jim sans grande
politesse. Quand elle se fut éloignée de quelques
pieds il l'appela, « Miss Ethel- » C'était
une voix soucieuse qui venait du passé. Ne voulant pas
le regarder une fois de plus, elle inclina la tête, l'autorisant
à continuer. « Vous allez bien? »
Mais sa question avait déjà été posée
lorsqu'il avait prononcé son nom, elle était si
peu nécessaire que la réponse parut méprisante:
«Mais, naturellement.»
Sur
le chemin du retour elle sentit le poids des années dans
tous ses os. Elle construisit des scènes: Jim et l'enfant;
elle-même, Jim, et l'enfant; elle-même et l'enfant
- et cette dernière était comme d'être seule
avec elle-même.
Dans la scène
qu'elle retint, Jim demandait à l'enfant, « Quand
tu t'es penché là-bas, que croyais-tu avoir trouvé? »
L'enfant répondait, sa voix gardant la nécessaire
androgynie, « Une violette. Je savais que ce n'était
pas possible. Juste un morceau de verre. » Sur le visage
de Jim elle posa le désir de déterrer toutes les
violettes du monde pour les donner à l'hermaphrodite, si
elles pouvaient apaiser le mince regret contenu dans les mots.
Effie
mettait à aérer des couvertures piquées sur
la corde à linge, et Miss Ethel trouva rebutante la façon
qu'elle avait de chercher à se dissimuler au milieu du
patchwork, comme un criquet dans un champ. Dirigeant ses mots
vers les pieds de la femme, elle dit à voix haute « Rebonjour »
en mettant autant de méchanceté que possible dans
le mot. Le désir qu'elle avait eu moins d'une heure plus
tôt de lui présenter ses excuses avait disparu. Le
côté cachottier de leurs rencontres l'ulcérait
autant que les bouts de papier que ses élèves se
passaient sous son nez et qui l'avaient autrefois mise dans des
colères terribles, pour lesquelles elle était célèbre,
malgré le libéralisme de ses cours à d'autres
égards.
« Je l'ai
trouvé », dit-elle en parlant aux pieds, qui
alors se déplacèrent. Le visage d'Effie, lorsqu'elle
émergea du corridor de couvertures, était figé,
comme s'il s'était durci pour affronter une claque attendue.
«Vous étiez
venue pour ça.» Elle rit, ce qui n'était pas
vraiment déplaisant, pensa Miss Ethel, en admirant le talent
de ce rire, et demanda, d'une manière qui ressemblait à
une attaque frontale, «Je suppose que Bessie était
avec lui?»
«Non», répondit
Miss Ethel. «Il était seul.» Et elle attendit.
Si elle connaissait sa proie, elle ferait un geste révélateur.
Effie, plus solide qu'elle ne l'avait imaginé, ne montra
qu'une légère surprise, mais ses mots étaient
plus satisfaisants.
«Toujours malade,
alors. Helentaylor a dit ce matin-» S'arrêta-t-elle
à cause de l'intérêt trop évident de
la maîtresse d'école, elle n'aurait pas pu le dire.
«Bessie est l'enfant
d'Helen Taylor?»
«Famille»,
dit Effie, mal à l'aise, et l'expression sur son visage
ressemblait à de la honte. «Y en a qui disent 'Bessie',
sales blancs-becs, si on veut bien croire un seul mot-»
Elle coupa le souffle à Miss Ethel en disant sans aucune
transition, «Retournez en ville, Miss Ethel. Ne venez plus
fouiner par ici!» Elle courut vers la maison, ses bottes
de caoutchouc dans la boue produisaient des bruits de succion.
Dans
la voiture, d'avoir dépensé tant d'énergie
fit trembler la maîtresse d'école, et elle eut peur
pour elle-même en sentant avec quelle force elle désirait
se repaître d'une vengeance qui lui avait été
refusée à la ferme Cummins, et maintenant le garde-manger
était verrouillé parce qu'elle avait été
maladroite et leur avait montré sa faim. Elle pensa que
sa faim était entièrement fondée sur une
vie qui avait renoncé à tout hormis la pensée.
«Mais de celle-ci», dit-elle, «sacrément
trop.»
Pourtant elle se persuada
rapidement qu'il y en avait eu trop peu. Parmi le vacarme du nettoyage
de printemps des maisons voisines, elle resta immobile dans sa
crasse hivernale et se laissa emporter par le cadre de ce qu'elle
allait examiner, tous les détails précis et inventés:
la solitude de la ferme et l'impression de ténèbres
encore lointaines et anormales, et pour les examiner elle allait
devoir s'approcher de l'obscurité, car celle-ci était
aussi stationnaire qu'un horizon, incapable d'avancer d'elle-même,
et de cela elle était reconnaissante. Elle se demanda,
«Pourquoi reconnaissante?» et répondit, «L'enfant.»
Car c'était dans la direction des enfants que se trouvaient
la duplicité et la vengeance.
Elle vécut une
fois de plus la dualité de son enfance, comment elle s'était
endurcie (dans l'androgynie, pensa-t-elle) livrée à
cinq frères sauvages et à une meute de cousins tout
aussi sauvages, comment elle avait dû dissimuler ses callosités
aux regards soupçonneux de sa mère. Cette aptitude
précoce pour la dissimulation projetait une lumière
acide sur sa vie. Le petit diable qu'elle voyait s'agiter au dix-neuvième
siècle ne pouvait être qu'elle; il était à
peine besoin de faire se craqueler le vernis de son éducation
scolaire, qui ressemblait au glaçage durci d'un gâteau,
car, dès les premières tentatives, d'énormes
plaques se détachaient d'un seul coup, et en dessous, indemne
après avoir été enterré pendant plus
de cinquante ans, batifolait le garçon manqué au
langage grossier de son enfance.
À cette époque,
sa grande question avait été dirigée vers
l'expérience masculine: «Comment est-ce?» On
lui répondait toujours, avec sarcasme, avec moquerie, avec
sobriété (était-ce un cousin ou un frère?),
mais parfois avec une autre chaleur dans laquelle elle aurait
pu s'engouffrer. Toujours, le langage était franc et brutal.
Rien, dans ce qu'elle avait trouvé depuis dans ses lectures,
chez Caldwell et chez d'autres du même genre ou dans les
livres qui lui étaient envoyés sans indication de
provenance, n'avait surpassé sa clarté chaucérienne.
Elle aurait tant voulu retrouver ces jours sans entraves, ces
compagnons, sa jeunesse. Pouvoir recommencer! La plainte de l'humanité.
Assise dans la lumière
tardive de sa lampe, elle s'exerçait. Avançant les
lèvres, elle disait, «Relations sexuelles»
puis «foutre», et remarquait comme ce dernier mot
détendait sa bouche, la libérait. Elle appréciait
le relâchement musculaire semblable à celui qui suivait
le rire. «Onanisme», «se branler».
Un jour, au drugstore,
alors qu'elle buvait un soda au citron, elle oublia où
elle se trouvait et exécuta en public un de ses exercices
libératoires.
Après cela elle
se rendit compte que les gens la regardaient, entendit comment
ils parlaient d'elle à portée de ses oreilles comme
si elle était sourde ou mentalement retardée. Elle
s'aperçut que cela aussi était une liberté,
car dans son travail de détective sur Jim et sur d'autres
elle pouvait être aussi directe qu'elle le voulait. «À
l'école», demanda-t-elle à un ancien élève,
«Jim était-il considéré comme un bracquemard?»
Elle ne s'inquiétait pas du fait que la réponse
était enveloppée du bourdonnement habituel qui transformait
les groupes ou les individus en nuées de mouches.
Les jours où
elle était lucide elle avait du mal à accepter le
manque de respect qui les autorisait à dire d'elle qu'elle
«pédalait dans la choucroute». Elle eut envie
d'expliquer que ce qui l'obsédait était, croyait-elle,
aussi temporaire qu'une attaque de grippe; mais à mesure
que l'été avançait ses crises devinrent de
plus en plus longues et vers la fin du mois de juillet c'était
à peine si elle mettait un pied dehors. Elle était
en général en position assise, penchée sur
ses tablettes lignées comme si elle allait à tout
moment être obligée d'y inscrire une marque qui serait
définitive.
Une nuit, elle se réveilla
d'un rêve aussi frais qu'une expérience vécue.
Elle avait décidé d'aller une fois encore à
la ferme Cummins, elle arriva, elle vit les mauvaises herbes qui
avaient envahi les champs, vit que tout ce qu'elle regardait était
dilapidé. Dans le rêve, Effie refusait toute communication.
Elle ne demanda pas à la vieille maîtresse d'école
de Jim d'entrer mais resta sans bouger, bloquant le passage. Le
profond désir de pénétrer dans la maison,
de déambuler dans toutes les pièces, était
semblable à tous les désirs de sa vie d'enseignante
enroulés dans un tapis, elle au milieu. Miss Ethel tendit
la tête par-dessus l'épaule d'Effie, leurs deux joues
en contact, et vit de la poussière là où
tout avait brillé, vit, bien que ce fût le milieu
de l'été, un foyer plein de cendres, l'entrée
du conduit de cheminée dégoûtait de suie liquide.
Jim n'aurait pas permis cela. Elle sentait son absence. Où
était-il? En voyage avec l'enfant. Un voyage intérieur?
Elle demanda, «L'enfant
est-il toujours malade? Peut-être s'attend-on à le
voir mourir?»
«Je l'espère»,
dit la pauvre Effie, refermant un peu la porte pour laisser la
puanteur à l'intérieur. Mais la maîtresse
tendit le cou encore plus, par-dessus l'épaule d'Effie.
Elle vit dans le désordre la preuve que la femme était
tout à fait seule, comme elle-même, quelqu'un qui,
ne pouvant faire plaisir qu'à soi-même, pense que
c'est la même chose que de n'avoir personne, de n'avoir
rien, et encore moins du plaisir. Se souvenant de sa tentative
artificielle de créer un lien entre elle et Effie lors
de sa première visite, elle vit alors qu'elles n'avaient
pas un seul lien mais deux.
À l'aube elle
commença à nettoyer sa maison. Pendant des jours
elle nettoya, briqua et peignit, chantonnant jusqu'à la
fin du siège. Elle observa le résultat et se dit,
«Maintenant.»
Elle se prépara
à entrer en elle-même, peut-être pour trouver,
derrière la peinture fraîche et la cire, ce que Jim
semblait lui avoir indiqué: les stalactites et les stalagmites
d'un égoïsme qui pouvait fort bien être extraordinaire.
Car elle n'avait encore jamais pénétré une
autre personne, et aucune autre personne ne l'avait jamais pénétrée.
Tradeuit de l'anglais par B. Hoepffner
* Coleman Dowell est né en 1925 à Adairville,
Kentucky; déprimé par le manque de succès
de ses livres auprès du grand public, il s'est suicidé
à New York en 1985. Après avoir travaillé
pour le théâtre et la télévision dans
les années 50 et 60, il s'est consacré entièrement
à la fiction et a écrit cinq romans et un recueil
de nouvelles:
Traduit ici en français pour la première fois, Coleman
Dowell est admiré par un grand nombre d'écrivains
américains (Tennessee Williams, Gilbert Sorrentino, Edmund
White, Walter Abish, Bradford Morrow ou Thom Gunn).
L'écriture de Coleman Dowell
décrit toujours l'opposition des extrêmes, la violence
radicale des relations entre personnages opposés (masculins-féminins,
riches-pauvres, Noirs-Blancs, vieux-jeunes); cette opposition
résulte aussi très souvent de la division d'un même
personnage en personnalités multiples qui agissent les
unes sur les autres et tentent ensuite de reformer un personnage
unique.
Grâce à la précision
d'un style qui suit les moindres transformations de ses personnages
(Joyce était un de ses écrivains favoris), grâce
à ses recherches formelles, Coleman Dowell est parvenu
à une finesse dans l'investigation rarement égalée.
Il est aussi considéré comme l'un des fondateurs
du New Gothic, et sa nouvelle "The Silver Swanne"
est un des plus extraordinaires textes fantastiques du vingtième
siècle; le roman qu'il a laissé inachevé
à sa mort, Eve of the Green Grass, poursuivait,
dans la même veine, son travail sur les profondeurs insondées
de l'imagination.
Une autre dimension importante de
l'écriture de Coleman Dowell, bien qu'elle soit peu évidente
immédiatement, est la dimension humoristique; cet humour
est tantôt fondé sur la caricature, tantôt
sur d'imperceptibles glissements de registres, dus à l'acuité
de son oreille (il était musicien) qui l'autorise à
reproduire le parler de gens de tous milieux et de diverses régions
des Etats-Unis.
D'une certaine façon, un
peu à la manière de Vladimir Nabokov, Coleman Dowell
ne cesse jamais de jouer avec son lecteur.
Jabez, (1977), le roman dont
nous présentons ici un extrait, a été publié
par les éditions Climats, de même que Blanc sur
noir sur blanc; les éditions Joëlle Losfeld ont
publié son recueil de nouvelles, La Maison des enfants.
La trame de Jabez est assez
simple en apparence: Miss Ethel, enseignante à la retraite
dans une petite ville perdue du Kentucky, vieille fille et vierge,
est obsédée par Jim, un ancien élève
fort brillant, désormais agriculteur et marié.
L'histoire se complique quand Miss
Ethel, par l'écriture, tente de vivre ses fantasmes: elle
veut aussi rencontrer Jim, rend visite à sa femme et entend
parler de Jabez pour la première fois (elle désire
alors percer le mystère de cet être insaisissable
toujours à la limite de son regard). Là, s'ouvre
un autre livre, qui s'intitule, lui aussi, Jabez, celui
qu'elle écrit et dans lequel elle réinvente le personnage
de Jim, matérialise sa grande intelligence en un énorme
sexe qu'il est impossible à Effie, la femme de Jim, de
supporter physiquement et mentalement; elle y transforme l'être
hermaphrodite insaisissable en celui de Jabez, mi-fille mi-garçon
(Jay + Bessie = Jabez), gay, intellectuel, objet naturel de dérision
dans cette campagne reculée et archaïque, celle du
Kentucky, où Dowell est né; quant à elle-même,
elle se mue en la tante de Jabez (elle se projette en fait dans
tous les personnages féminins et en Jabez, elle est aussi
le double de Jim).
Entre ces quatre personnages se
tissent des liens qui deviennent vite extrêmement complexes,
faits de suspicion et de mise à nu, de désirs inavoués
ou assouvis. Miss Ethel, grâce aux personnages de Jabez
et de la tante - par sa création littéraire - connaît
finalement l'énorme sexe de Jim (Too Much Flesh
= trop de chair).
La narration principale réapparaît
seulement dans les dernières pages où le "vrai"
Jim rend visite à la "vraie" Miss Ethel; elle
lui fait lire son manuscrit, il s'y retrouve, elle le lui fait
accepter. "C'était la décision du poète.
Je ne t'ai pas laissé de choix. Je t'ai poussé sur
une autre voie." lui dit Miss Ethel, et "Là-dedans,
tu trouveras des vies. Des mensonges aussi, mais ce n'est pas
contradictoire." Alors sans doute la vraie Miss Ethel connaît
enfin le vrai Jim, non dans sa création littéraire
personnelle, mais évidemment, au sein de celle de Coleman
Dowell.
Ce roman est une étude d'une
extraordinaire virtuosité, il est bien davantage qu'une
métafiction, qu'une auto-description du narrateur; il est
la mise à jour de la perversité latente dissimulée
derrière le monde plat, philistin et prosaïque d'une
campagne pauvre du Sud; la description du mal torturant que désirent
ces personnages qui se révèlent progressivement
et se détruisent réciproquement, le récit
du désir et du refus d'amour (Jim accepte son désir
homosexuel et viole Jabez, mais l'idée même de l'embrasser
sur la bouche le remplit d'horreur); pour le violer, il l'attache
comme un cochon à l'abattoir (hog-tied). À
la fin, il ne reste plus face à face que Miss Ethel et
Jim qui finissent par ne former qu'un seul personnage; tout à
la fin, il ne reste plus que le paysage du Sud, la sécheresse,
puis l'orage.
Comment ne pas penser au William
Gass de Au cur du cur de ce pays (Rivages)? Chez
Dowell, ce même style tendu, cette même écriture
nécessaire et cependant baroque mais qui conserve une précision
de pure machine dévidant le mécanisme de tragédie
grecque de la condition humaine universelle tout en entraînant
individuellement le lecteur dans le labyrinthe qu'est l'imagination
de cette vieille fille où il parcourt toutes les circonvolutions
d'une coquille d'escargot avant de finir, étrangement,
par se retrouver lui-même. [>]
B.H.