Trop de chair pour Jabez
Coleman Dowell [*]

(Extrait)

À Bert, Tam et Edmund


« Ceux qui, par nature, sont les victimes doivent de surcroît recevoir une punition. »
Jakob Wassermann: The World's Illusion

       Elle avait réécrit tout le récit et en était satisfaite, et pourtant elle ne pouvait pas vraiment s'empêcher d'y revenir. Elle essaya de le mettre sous clé et d'égarer la clé, un jeu qui n'était pas sans l'amuser un peu car il se faisait en parallèle avec le fait qu'à chaque relecture de sa création elle trouvait de moins en moins d'elle-même, de sorte qu'elle en était comme la clé perdue. Lorsqu'elle pensait s'être reconnue dans un personnage, elle « devenait », à l'improviste, un autre personnage: parfois Jim, parfois Jabez, parfois Ludie, et ainsi de suite, mais elle ressentait avec une force accrue l'insécurité de sa propre personne, qui, comme une amibe, s'était divisée en deux et avait ensuite continué à se subdiviser. Elle ne savait pas s'il fallait le mettre sur le compte de son âge ou de la confusion due au fait d'avoir écrit, à un tel âge, cette histoire perverse. Elle pensait que, peut-être, la brutalité du regard direct n'était pas supportable dans la vie de tous les jours, ce qui expliquait pourquoi elle s'était décidée pour des détours et pour une approche de biais.
       Ainsi le récit continue. Je suppose que je couche ceci par écrit pour « encadrer » l'histoire - une technique ancienne - mais je suis tout à fait sérieuse dans ma recherche. J'imagine très bien pouvoir me perdre complètement.
       L'approche de biais était, selon ses propres termes, semblable à un trinoculaire, car elle tenait compte de l'existence et de l'utilisation du troisième oeil, qui lui permettait d'observer les pourtours et, à certains moments seulement, quand la troisième lentille s'ouvrait, le résultat de certaines découvertes sur elle-même. Un des oculaires lui apprit qu'elle avait du talent pour la narration; un autre révéla une lubricité qui n'était pas vraiment une surprise si tard dans sa vie; le troisième oculaire l'obligea à admettre qu'elle aurait pu être - qu'elle était, en fait - un monstrueux juré: à partir de fragments inspirés par les commérages de la ville et de quelques regards et silences échangés entre ceux qui étaient pour elle « les accusés de l'affaire », elle avait créé un monde aussi sombre que beaucoup de ceux qu'elle avait rencontrés dans ses lectures secrètes, ces livres dont l'accès lui était aussi difficile, dans son monde isolationniste, que les plus sombres profondeurs d'elle-même.
       Certains détails de l'écriture lui plaisaient. Un de ceux-là était la façon dont elle s'était tissée, finalement et, semblait-il, inextricablement, dans l'étoffe de la vie de Jim. Les scènes où elle apparaissait étaient ainsi signées, comme le papillon de Whistler avait été sa signature. Si ces apparitions étaient déformées, si elles étaient une dissimulation, il ne s'agissait, selon elle, que d'un astucieux stratagème (comme si Jim allait lire le récit!). En voyant transparaître dans les mots son dégoût du type de femmes qu'elle avait dû côtoyer pendant toute sa vie, elle ressentit une satisfaction plus amère. (La voix « de l'auteur » donnait l'impression qu'elle était une étrangère au milieu de gens d'un autre monde alors qu'en réalité elle faisait partie d'eux par sa naissance et par son éducation.)
       Elle n'avait jamais été capable d'envisager sa retraite de manière réaliste. Quand celle-ci arriva, quand elle fut forcée de s'arrêter à l'âge de soixante-dix ans, elle sentit qu'on avait arraché toute substance à sa vie: sentit, le mot parfait, car l'information avait été donnée et reçue viscéralement. Elle avait cru qu'elle ne pourrait jamais survivre au premier long hiver d'inactivité. C'était alors qu'elle s'était mise à noter ses souvenirs, et une fois de plus elle avait l'impression que cette recherche souvent déplaisante ressemblait à un examen de spécimens viscéraux collectionnés pendant des années et préservés à l'abri de la lumière corruptrice. Apparemment l'analogie convenait tout à fait à la vieillesse, à sa dégradation démoralisée et à sa façon de réfuter la vie spirituelle en se dirigeant, non pas vers le haut et les domaines de la philosophie, mais vers le bas, vers les faits, immuables, de la nature.

       Dans ses griffonnages était réapparu un personnage à côté duquel tous les autres, à l'exception de ses parents, n'étaient que de pâles silhouettes: Jim Cummins, sur qui, pendant quatre ans, elle avait placé des espérances depuis longtemps assoupies, à qui elle avait ouvertement et parfois contentieusement consacré la majeure partie de son attention, à qui - elle avait insisté dès le début - elle avait donné des leçons particulières. Elle se souvenait, et le souvenir avait ressuscité l'expérience intacte, combien son plaisir avait été intense la première fois qu'il lui avait demandé de l'aider. À cette fin elle consacra ses week-ends, selon les besoins, et pendant quelque temps leurs ambitions mutuelles pour son éducation l'obligèrent à lui abandonner tous ses week-ends, car il avait pris une chambre dans la rue où elle vivait. Il va sans dire que les commérages étaient d'une laideur endémique aux villes isolationnistes. Leurs week-ends se limitaient aux samedis soirs et aux dimanches d'été, pour ne contrecarrer ni les importantes activités sportives de Jim pendant l'année scolaire, ni ses obligations à la ferme pendant les semailles et la moisson. De sorte que la malveillance des ragots du corps enseignant n'avait pas le moindre fondement, et pourtant ces ragots contradictoires eurent raison de la seule association satisfaisante qu'elle ait jamais eue avec un élève. Mais ce fait étonnant n'émergea qu'une fois qu'elle l'eut placé sous le microscope de sa retraite et qu'elle l'eut regardé se tortiller pendant des mois et des mois enneigés.
       Sa douleur d'avoir été désertée par Jim avait été remisée dans un tiroir, qui portait l'étiquette « Discipline », et elle avait continué son travail impassiblement, sous le regard collectif et curieux du corps enseignant et des élèves.
       En revoyant sa dernière rencontre avec Jim, presque dix ans avant qu'elle n'eût pris sa retraite, quand il s'était approché d'elle en titubant dans la rue, aussi soûl que tant d'autres qu'elle avait vus dans le même état, elle chercha une raison de se moquer d'elle-même, de sa croyance en la possibilité de transformer ce garçon de ferme en quelqu'un qui aurait été conforme à ses critères. Elle avait eu pour lui une ambition politique. Elle voulait implanter en lui la semence qui ferait de lui un législateur capable d'entraîner tous les autres vers des réformes, dans cet État aussi mal dirigé, en ce qui concernait les besoins de ses habitants, qu'un fief médiéval.
       Elle avait instruit Jim de la situation des mineurs, lui avait appris, en dissimulant ses leçons dans les lambeaux et les déchirures de l'histoire récente, que les Camps Rouges qui apparaissaient un peu partout étaient la conséquence logique de ce qui se passait dans les capitales des États et de la nation. Elle l'introduisit personnellement au spectre de la famine au milieu de l'abondance, ces squelettes qui surgissaient sur une terre grasse et qu'elle comparait à l'armée de Cadmos obligée à semer des dents de dragons dans ce stupide pays de Thèbes.
       Elle savait qu'elle ne s'était pas trompée sur les capacités du cerveau de Jim, qu'elle se représentait comme anormalement large, un organe bien trop gros pour son propre bien, probablement, étant donné la vie qu'il avait choisie malgré ses conseils et les gens qu'il fréquentait: ces « bons vieux garçons » horriblement stupides qu'on trouve dans toutes les petites villes du Sud. Qui aurait pu contenir ce cerveau démesuré? et elle se représentait les souffrances qu'il endurait alors qu'il tentait vainement de s'en servir, et fut stupéfiée de découvrir en elle-même, avec si peu d'ambiguïté, un talent pour la métaphore sexuelle. Mais peut-être les nuances contenues dans « un organe bien trop gros » provenaient-elles de quelque ragot à son propos qu'elle aurait vaguement entendu dans les couloirs - pas vraiment entendu, mais entr'aperçu, ce sous-entendu, dressé, enfermé dans une bulle de bédé, au milieu d'un groupe de jeunes filles chuchotantes.
       Mais avec lui elle avait échoué, et au cours de ses spéculations elle se demanda si son échec n'était pas dû à une estimation fausse de son esprit, qui l'avait poussée à mettre l'accent extérieurement, pour ainsi dire, là où la dure-mère était la plus épaisse, ayant dans sa hâte oublié l'arachnoïde et la pie-mère, l'équivalent d'une institutrice fouettant un gamin qui aurait mis un oreiller dans son pantalon. « Comment aurais-je pu mettre un grain de bon sens dans ce cerveau épais! » était un cliché qui la hantait, et elle était obsédée par l'idée qu'entre elle-même et les objectifs qu'elle s'était assigné pour eux deux, le seul obstacle avait été la méthode. Et pourtant, comment aurait-elle pu lui enseigner à ne pas tenir compte de l'opinion publique tout en lui inculquant la reconnaissance des besoins, et donc de la parole, des gens?

       À peine l'hiver fini - il commençait tout juste à se fondre dans un printemps froid - son obsession la poussa à aller voir la ferme Cummins, c'était ainsi qu'elle s'appelait, lui avait-on appris, dans un canton peu éloigné en distance mais, comme elle s'en aperçut une fois arrivée, étrangement épargné par le temps ou par l'évolution qui avait si violemment affecté la ville où elle vivait et où elle avait été le professeur de Jim pendant ses quatre années d'école secondaire.
       La belle maison était dans un état qui rappelait une autre époque, un temps où ceux qui en avaient les moyens trouvaient sans difficulté peinture et bardeaux. Les clôtures qu'elle voyait n'avaient pas l'air abîmées par l'hiver, et la pelouse, qu'on venait apparemment de passer au rouleau, était vaporeuse du vert de l'herbe nouvelle.
       Debout à côté de sa voiture, évaluant la ferme, elle remarqua avec quelle habileté la maison avait été construite en tenant compte du soleil, du vent dominant, de l'eau, et des collines qui la protégeaient, et elle fut émue par ces marques d'intelligence. Dans le pays qui les avait engendrés tous les deux, Jim et elle, les choses se faisaient plutôt au petit bonheur et les maisons que les inondations venaient régulièrement détruire étaient reconstruites au même endroit, ou, au contraire, se retrouvaient si loin de l'eau que les enfants devenaient des bêtes de trait dès l'âge de cinq ans. Elle vit que le chemin de terre avait été profondément creusé pour permettre à l'eau des champs de s'écouler. Alors, aussi douloureusement que si elle s'était déchiré un muscle, sa vision se déforma et elle se représenta le chemin noyé par l'inondation; étonnée, elle observait de loin tandis que son imagination posait sur la masse des eaux un bateau semblable à un corbillard tiré par des chevaux noirs qui nageaient et secouaient les aigrettes sur leur tête.
Comme pour chercher l'origine d'une aussi monstrueuse vision, elle se tourna vers la maison, et son regard fut attiré par un rideau qui avait été légèrement écarté; elle sourit de ne pas avoir pensé qu'on avait pu l'observer pendant qu'elle observait, ou plutôt, comme on aurait pu le croire (et c'était vrai!), pendant qu'elle fouinait, et elle s'avança vers la maison avec la démarche pleine d'excuses de la vieillesse.
       En observant la porte qui s'ouvrait lentement au moment où elle arrivait dans la véranda, elle fut toute excitée à l'idée qu'elle ne savait pas ce qu'il y avait derrière. Alors même qu'elle s'expliquait cette pensée étrangement romanesque à l'aide de souvenirs de son premier hiver de solitude, le léger mystère fut immédiatement dissipé par la petite femme franche qui lui tendit la main et se présenta comme étant Effie Cummins, la femme de Jim. La maîtresse d'école offrit sa propre identité comme si son cadeau était destiné à quelqu'un d'autre, car Effie était lamentablement sans attraits, pas du tout le genre de femme qu'on aurait pu imaginer avec Jim: un petit oiseau tout sec et déplumé.
       Mais l'accueil était empressé bien qu'un peu volubile. « Le vent a tourné à l'est pendant la nuit, comme vous l'avez certainement remarqué! Je me demande comment vous n'êtes pas gelée, un tel vent dans le dos. Entrez, entrez, il y a du feu dans le salon. » Du café fut offert et accepté, avec un morceau de gâteau encore chaud, rituel exécuté sans la moindre pause dans le bavardage, la voix d'Effie s'élevait ou baissait selon qu'elle venait ou repartait, s'élevant quand elle était à deux pièces de là, jusqu'à atteindre une stridence qui fit sourire la maîtresse d'école, car elle témoignait de la solitude campagnarde.
       « Il m'arrive d'apprécier le vent d'est, mais on dit aussi que c'est le moment où meurent beaucoup de vieilles personnes. » (Je hochai la tête: une femme naturellement dépourvue de tact, la femme de Jim, ou alors, futée dans ses compliments.) « La raison est que ça me donne une excuse pour avoir un feu ici pendant la journée. La mère de Jim, elle, elle faisait marcher les feux quelle que soit la direction du vent. Mais je crois bien qu'il était plus facile d'être une dame alors, avec les domestiques - tout le monde est parti à la guerre maintenant, pour sûr. Je crois bien que Monsieur Hitler a égalisé le Sud, le noir vaut bien le blanc quand il faut de la chair à canon. » Comme en s'excusant de penser, Effie ajouta, « En tout cas, c'est ce que dit Jim. » (Je pensai, sans la moindre générosité, qu'une telle déduction n'aurait jamais pu venir à l'esprit d'une femme comme elle.)
       La maîtresse d'école apprit qu'Effie l'avait reconnue, car Jim lui avait indiqué « une ou deux fois » qui elle était dans la rue. « Moi, j'ai été à Locust Grove School, mais ils l'ont démolie il y a bien des années. De nos jours, il n'y a plus que des lycées de comté. Jim a eu de la chance d'aller dans un lycée municipal, je suis sûre, mais moi, j'ai jamais été bien intéressée par les études, bien que j'aie honte de l'avouer. » Mais elle avait dit cela d'un ton un peu suffisant.
       « Par quoi étiez-vous intéressée? »
       « Comme la plupart des filles, je voulais faire un bon mariage. »
       « Ce que vous avez fait. » La maîtresse annonça cela comme si c'était indiscutable. Comme il n'y eut pas de confirmation immédiate, elle leva les yeux de son assiette, où elle rassemblait ses miettes, surprise. Elle vit qu'Effie n'était pas une menteuse, car lorsqu'elle se sentit observée Effie ne se dépêcha pas d'acquiescer, avec retard. Il semblait que les preuves d'un bon parti étaient étalées entre les deux femmes comme des cadeaux de mariage qu'elles étiquetaient en silence: les avantages physiques de Jim, ses terres et son nom, son intelligence (dans l'ordre de leur importance pour Effie, pensai-je); peut-être aussi était-il fidèle, car elle n'avait entendu aucune rumeur indiquant le contraire. S'étant vaguement souvenue de ragots au sujet d'un autre membre de la famille, elle dit, « Jim a une soeur, je crois? »
       « Clara a épousé quelqu'un du Nord, et elle vit là-haut. »
       Il ne s'agissait pas, semblait-il, de ce à quoi elle s'attendait, mais Effie ne poursuivit pas. La maîtresse d'école se demanda si c'était par ignorance des ragots. Le silence se fit entre elles. Pour le briser la maîtresse parla de sa retraite. Elle expliqua à Effie qu'après un hiver sédentaire elle avait décidé de faire une série de petits voyages, quand elle pouvait obtenir de l'essence, pour aller voir ses anciens élèves. Le mensonge ne la gênait pas. Sans mentir, elle dit à Effie qu'elle avait posé des questions et appris l'ajournement de Jim et qu'elle savait donc qu'elle ne ferait pas le trajet pour rien. Elle dit cela comme une femme prudente parle à une autre, posant le non-dit « patriotique » entre elles comme un lien confortable, car elle imaginait qu'Effie devait être sentimentale à ce sujet. C'était un effort sans objet; il ne pouvait exister de liens entre Effie et elle. Mais une sorte de communication tacite était apparemment possible car, dès que la maîtresse eut rejeté l'idée d'un lien, Effie se leva brusquement de sa chaise et l'emmena vers le porche arrière grillagé et lui indiqua brièvement comment trouver Jim.
       Et alors, ce fut comme si Effie préférait faire confiance à une inconnue et lui confier sa vulnérabilité plutôt que de devoir la confronter toute seule.
       Ses derniers mots l'intriguaient à cause du ton de la voix et à cause du mouvement un peu confus des mains, comme si Effie repoussait quelque chose d'invisible, qui les encadrait. « Il n'est peut-être pas tout seul. »
       Était-ce de la gêne? La maîtresse d'école décida que ce devait être cela. Et cette impression dura jusqu'aux premiers moments de sa rencontre avec Jim, qui était seul.
       Elle se laissa gagner par l'excitation pendant qu'elle s'avançait vers l'endroit où on lui avait dit d'aller, une campagne profonde de champs en jachère entourés de chemins qui, à leur tour, étaient définis par l'épaisse végétation des clôtures naturelles, composées de buissons anciens et tordus. Elle pensa que les buissons étaient comme une manifestation des raisons qui poussaient les hommes à vouloir dominer une nature sauvage. La tendance donquichottesque de son aptitude à prendre fait et cause pour la nature devint une partie de son excitation, une partie de cette quête du romanesque qui avait débuté par l'image funèbre. Marcher ici était comme s'avancer sur une carte compliquée en bas-relief, une reconnaissance avant un long séjour dans un endroit dont la carte avait été si récemment dressée qu'il n'en existait qu'une seule copie. S'allier à ce moment-là avec tous les éléments de la nature était opportun!

       Je me souviens de m'être sentie non pas jeune mais sans âge, et d'une certaine façon libérée, et je me rendis tout à fait compte - je vois que je commençais déjà alors à me diviser - que je pourrais vivre comme ces gens-là si on m'en donnait la possibilité.

       Après avoir tourné, apparemment en tout cas, en elle-même, ce fut comme si elle avait trouvé Jim au centre d'un labyrinthe. Elle le vit apparaître tout au bout d'un sentier et son coeur en fut touché. L'objet était là, comme un artefact qu'on cherche dans la jungle, qui l'avait poussée, apparemment en tout cas, à survivre au terrible hiver.

       Je me rappelle avoir dit, « N'en attends pas trop », c'est-à-dire de lui. Après cela je me suis vraiment retrouvée « à la troisième personne ». Victime de moi-même? Je ne le sais toujours pas.

       Elle appela son nom, puis donna le sien.
       Les changements chez lui se manifestaient dans sa mauvaise grâce à la regarder de front. Dans ses souvenirs de l'hiver, l'éclat irrésistible de ses yeux, comme s'il demandait qu'on fût de plus en plus explicite jusqu'à ce que tout eût été dit, avait pris, elle s'en aperçut, des proportions légendaires: le regard d'un puissant hypnotiseur qui pouvait vous soutirer votre savoir - et elle vit qu'elle l'avait métamorphosé en enseignant, et elle était devenue l'élève. L'enjeu de son voyage était donc ce qu'il pouvait lui dire sur elle-même.
       « Tu m'as bêtement manqué », lui dit-elle. « Dans mes rêveries, tu sauvais le monde, et j'ai voulu aller voir le Messie. »
       Elle pensa: le visage d'un tel homme ne se décompose pas sous l'effort. Que fait-il, qu'est-il en train de faire?
       « Et moi, alors? » demanda-t-il.
       « Quoi? »
       « Suis-je parvenu à me sauver, dans vos rêveries? Ou seulement le monde? »
       Avec précaution, elle lui dit, « Eh bien, tu es le monde, Jim, et moi aussi. Nos premières pensées sont pour nous-mêmes, même si nous ne voulons pas l'admettre. L'altruisme n'est que l'autre face de l'ego. »
Et elle le fit parler, et ils discutèrent, et elle s'en alla, le suppliant, s'il avait pu l'entendre, de lui permettre de revenir, ce qu'il n'avait pas mentionné. Il l'accompagna un moment, pour lui montrer un raccourci. Lorsqu'ils se séparèrent, elle crut qu'elle avait eu son invitation, car en réponse à sa question sur tout le travail qu'il devait faire sans ouvriers agricoles, il lui parla de sa solitude, ou de son isolement, ou alors il lui dit que ce n'était pas vraiment le supplément de travail qui le gênait. Plus tard, elle fut incapable de se rappeler ses mots.
       Elle fut troublée par les directions où l'entraîna son esprit pendant la semaine qui suivit, par les interprétations qu'elle ne pouvait s'empêcher de lire dans les échanges qu'elle avait eus avec Effie et Jim, et par ce que les silences finirent par représenter pour elle. Cela ressemblait plus à un désir non partagé qu'à une spéculation philosophique. Furieuse, en quelque sorte, contre eux trois, elle se mit en marche pour sa deuxième visite à la ferme Cummins.
       Les changements que ce laps de temps d'une semaine avait provoqués étaient immédiatement apparents dans l'attitude d'Effie, qu'on pouvait qualifier d'évasive. Elle n'était pas sûre de l'endroit où était Jim, ni même s'il était sur la ferme. Il avait vaguement parlé d'aller à Salvation, mais elle avait été trop occupée pour y prêter attention. Elle ne pensait pas que la visiteuse aurait envie de se lancer et de tenter de parcourir toute l'étendue de la ferme à la recherche de Jim, un jour aussi boueux, sans même être sûre de le trouver. Mais le dégel de printemps, Dieu soit loué, était enfin là, et on pouvait commencer à penser au potager.
       Quand le flot de paroles s'arrêta un instant la maîtresse d'école demanda méchamment, « Est-ce que Jim est seul, aujourd'hui? » En voyant le visage d'Effie, elle se rappela très précisément et dans un éclat de lumière vive un épisode vieux de soixante ans, au cours duquel une petite fille, à qui on avait refusé la permission de quitter la salle de classe, pissa sur sa chaise. Cette enfant humiliée avait aujourd'hui trouvé sa soeur jumelle. Consternée, la maîtresse tendit une main vers Effie comme elle n'aurait pas pu le faire pour la fille accablée, qui n'était autre qu'elle-même.
       En avançant péniblement dans la boue, chaussée de ses lourds caoutchoucs, elle ne parvenait pas à trouver la moindre chose à aimer en elle-même, au passé, au présent ou, elle le soupçonnait, au futur, et fut ainsi libérée d'un autre fardeau. Elle s'imagina penchée sur son bureau, en train d'écrire des lettres anonymes d'une obscénité jamais atteinte dans un comté pourtant célèbre pour cette pratique. Elle en avait reçu un bon nombre, toutes à propos de Jim, vers qui elle se dirigeait, la tête pleine de vengeance. Non, elle voulait venger son esprit, qui s'était fané comme une plante après une longue sécheresse. Ce n'était pas d'eau dont la plante avait besoin mais plutôt d'un élagage, car la renaissance serait longue et sans doute douloureuse, et une nouvelle croissance, le peu qui pousserait, ne pourrait être que rabougrie et inutile.
       Ses yeux impitoyables découvrirent la silhouette de Jim et l'examinèrent de haut en bas, à la recherche de la graisse que son manteau avait dû lui dissimuler une semaine auparavant, cette précoce et mystérieuse mauvaise graisse des fermiers qui travaillent dur. Ce fut comme si cette partie que ses yeux cherchaient s'était rassemblée et détachée, essayant de s'éclipser, car au moment où elle le regardait, Jim devint deux créatures distinctes, et ce fut alors qu'elle constata que le résultat de cette apparente déhiscence était un enfant aux cheveux longs. Lorsqu'elle s'approcha, l'enfant s'éloigna; elle était contente de penser que son départ avait un rapport avec elle. Plus tard, elle préféra croire qu'elle avait pu voir l'ordre sur les lèvres de Jim, chaque fois effaçant le fait que les deux visages avaient été invisibles car ils se trouvaient à contre-jour, devant la lumière à l'est.
       Elle ne s'inquiéta pas du manque de chaleur de l'accueil, et elle ne justifia pas sa deuxième visite, pensant « à bon chat bon rat ». Lorsque Jim faisait quelques pas, elle le suivait le long de la ravine du chemin où les feux de printemps, leurs bases protégées du vent, envoyaient des colonnes verticales de fumée qui, lorsqu'elles trouvaient le vent au-dessus des sommets des arbustes, se divisaient et coulaient vers le bas sur des bourgeons serrés comme l'eau d'une fontaine.
       Bavardant, se souciant comme d'une guigne de ce qu'elle disait ou de la manière dont ses mots étaient reçus, elle remarqua que Jim n'arrêtait pas de regarder dans la direction de l'enfant, qui s'éloignait droit devant lui, crottant ses grosses chaussures en marchant dans les flaques avec un plaisir évident. Son coeur saisit l'expression du visage de Jim quand l'enfant, se tournant de profil pour rendre la manoeuvre plus visible, se dit-elle, se pencha en avant, mains serrées sur le ventre. Elle se concentra sur l'enfant, déterminée à pénétrer une partie de son mystère. Il était aussi immobile qu'une statue, ses cheveux se balançaient en avant pour cacher son visage, le tissu tendu de ses vêtements dessinant des lignes d'une telle tendresse que la maîtresse ressentit le puissant attrait de l'androgynie, comme un souvenir de soi-même. Cet attrait était-il fondé sur davantage qu'un soupçon d'autosuffisance, n'avoir besoin de personne pour se compléter? Tous ne se retrouvaient pas en couples comme les animaux à l'approche de l'Arche, et la raison, dans certains cas, était une intelligence rare, qu'elle pensait pouvoir lire dans les attitudes du corps enfantin. Les anges étaient androgynes, bien qu'ils portent des noms masculins. Elle nota mentalement: Y réfléchir.
       Quand elle regarda Jim de nouveau, elle vit qu'il était légèrement courbé et qu'il tendait les mains comme s'il attendait qu'un bébé se précipite dans ses bras.
       Elle fut informée intérieurement qu'elle en avait assez vu, que rester plus longtemps ne pourrait que l'exposer à l'obscénité. Une pensée aussi extrême l'étonna. Pendant un instant elle réussit à analyser les excès semblables de la semaine précédente, y compris le bateau-corbillard et la colère qui l'avait poussée à faire le voyage d'aujourd'hui, mais sa nouvelle sensibilité ne tolérait aucune interférence prolongée. Se sentant habitée, elle dit adieu à Jim sans grande politesse. Quand elle se fut éloignée de quelques pieds il l'appela, « Miss Ethel- » C'était une voix soucieuse qui venait du passé. Ne voulant pas le regarder une fois de plus, elle inclina la tête, l'autorisant à continuer. « Vous allez bien? » Mais sa question avait déjà été posée lorsqu'il avait prononcé son nom, elle était si peu nécessaire que la réponse parut méprisante: «Mais, naturellement.»

       Sur le chemin du retour elle sentit le poids des années dans tous ses os. Elle construisit des scènes: Jim et l'enfant; elle-même, Jim, et l'enfant; elle-même et l'enfant - et cette dernière était comme d'être seule avec elle-même.
       Dans la scène qu'elle retint, Jim demandait à l'enfant, « Quand tu t'es penché là-bas, que croyais-tu avoir trouvé? » L'enfant répondait, sa voix gardant la nécessaire androgynie, « Une violette. Je savais que ce n'était pas possible. Juste un morceau de verre. » Sur le visage de Jim elle posa le désir de déterrer toutes les violettes du monde pour les donner à l'hermaphrodite, si elles pouvaient apaiser le mince regret contenu dans les mots.

       Effie mettait à aérer des couvertures piquées sur la corde à linge, et Miss Ethel trouva rebutante la façon qu'elle avait de chercher à se dissimuler au milieu du patchwork, comme un criquet dans un champ. Dirigeant ses mots vers les pieds de la femme, elle dit à voix haute « Rebonjour » en mettant autant de méchanceté que possible dans le mot. Le désir qu'elle avait eu moins d'une heure plus tôt de lui présenter ses excuses avait disparu. Le côté cachottier de leurs rencontres l'ulcérait autant que les bouts de papier que ses élèves se passaient sous son nez et qui l'avaient autrefois mise dans des colères terribles, pour lesquelles elle était célèbre, malgré le libéralisme de ses cours à d'autres égards.
       « Je l'ai trouvé », dit-elle en parlant aux pieds, qui alors se déplacèrent. Le visage d'Effie, lorsqu'elle émergea du corridor de couvertures, était figé, comme s'il s'était durci pour affronter une claque attendue.
       «Vous étiez venue pour ça.» Elle rit, ce qui n'était pas vraiment déplaisant, pensa Miss Ethel, en admirant le talent de ce rire, et demanda, d'une manière qui ressemblait à une attaque frontale, «Je suppose que Bessie était avec lui?»
       «Non», répondit Miss Ethel. «Il était seul.» Et elle attendit. Si elle connaissait sa proie, elle ferait un geste révélateur. Effie, plus solide qu'elle ne l'avait imaginé, ne montra qu'une légère surprise, mais ses mots étaient plus satisfaisants.
       «Toujours malade, alors. Helentaylor a dit ce matin-» S'arrêta-t-elle à cause de l'intérêt trop évident de la maîtresse d'école, elle n'aurait pas pu le dire.
       «Bessie est l'enfant d'Helen Taylor?»
       «Famille», dit Effie, mal à l'aise, et l'expression sur son visage ressemblait à de la honte. «Y en a qui disent 'Bessie', sales blancs-becs, si on veut bien croire un seul mot-» Elle coupa le souffle à Miss Ethel en disant sans aucune transition, «Retournez en ville, Miss Ethel. Ne venez plus fouiner par ici!» Elle courut vers la maison, ses bottes de caoutchouc dans la boue produisaient des bruits de succion.

       Dans la voiture, d'avoir dépensé tant d'énergie fit trembler la maîtresse d'école, et elle eut peur pour elle-même en sentant avec quelle force elle désirait se repaître d'une vengeance qui lui avait été refusée à la ferme Cummins, et maintenant le garde-manger était verrouillé parce qu'elle avait été maladroite et leur avait montré sa faim. Elle pensa que sa faim était entièrement fondée sur une vie qui avait renoncé à tout hormis la pensée. «Mais de celle-ci», dit-elle, «sacrément trop.»
       Pourtant elle se persuada rapidement qu'il y en avait eu trop peu. Parmi le vacarme du nettoyage de printemps des maisons voisines, elle resta immobile dans sa crasse hivernale et se laissa emporter par le cadre de ce qu'elle allait examiner, tous les détails précis et inventés: la solitude de la ferme et l'impression de ténèbres encore lointaines et anormales, et pour les examiner elle allait devoir s'approcher de l'obscurité, car celle-ci était aussi stationnaire qu'un horizon, incapable d'avancer d'elle-même, et de cela elle était reconnaissante. Elle se demanda, «Pourquoi reconnaissante?» et répondit, «L'enfant.» Car c'était dans la direction des enfants que se trouvaient la duplicité et la vengeance.
       Elle vécut une fois de plus la dualité de son enfance, comment elle s'était endurcie (dans l'androgynie, pensa-t-elle) livrée à cinq frères sauvages et à une meute de cousins tout aussi sauvages, comment elle avait dû dissimuler ses callosités aux regards soupçonneux de sa mère. Cette aptitude précoce pour la dissimulation projetait une lumière acide sur sa vie. Le petit diable qu'elle voyait s'agiter au dix-neuvième siècle ne pouvait être qu'elle; il était à peine besoin de faire se craqueler le vernis de son éducation scolaire, qui ressemblait au glaçage durci d'un gâteau, car, dès les premières tentatives, d'énormes plaques se détachaient d'un seul coup, et en dessous, indemne après avoir été enterré pendant plus de cinquante ans, batifolait le garçon manqué au langage grossier de son enfance.
       À cette époque, sa grande question avait été dirigée vers l'expérience masculine: «Comment est-ce?» On lui répondait toujours, avec sarcasme, avec moquerie, avec sobriété (était-ce un cousin ou un frère?), mais parfois avec une autre chaleur dans laquelle elle aurait pu s'engouffrer. Toujours, le langage était franc et brutal. Rien, dans ce qu'elle avait trouvé depuis dans ses lectures, chez Caldwell et chez d'autres du même genre ou dans les livres qui lui étaient envoyés sans indication de provenance, n'avait surpassé sa clarté chaucérienne. Elle aurait tant voulu retrouver ces jours sans entraves, ces compagnons, sa jeunesse. Pouvoir recommencer! La plainte de l'humanité.
       Assise dans la lumière tardive de sa lampe, elle s'exerçait. Avançant les lèvres, elle disait, «Relations sexuelles» puis «foutre», et remarquait comme ce dernier mot détendait sa bouche, la libérait. Elle appréciait le relâchement musculaire semblable à celui qui suivait le rire. «Onanisme», «se branler».
       Un jour, au drugstore, alors qu'elle buvait un soda au citron, elle oublia où elle se trouvait et exécuta en public un de ses exercices libératoires.
       Après cela elle se rendit compte que les gens la regardaient, entendit comment ils parlaient d'elle à portée de ses oreilles comme si elle était sourde ou mentalement retardée. Elle s'aperçut que cela aussi était une liberté, car dans son travail de détective sur Jim et sur d'autres elle pouvait être aussi directe qu'elle le voulait. «À l'école», demanda-t-elle à un ancien élève, «Jim était-il considéré comme un bracquemard?» Elle ne s'inquiétait pas du fait que la réponse était enveloppée du bourdonnement habituel qui transformait les groupes ou les individus en nuées de mouches.
       Les jours où elle était lucide elle avait du mal à accepter le manque de respect qui les autorisait à dire d'elle qu'elle «pédalait dans la choucroute». Elle eut envie d'expliquer que ce qui l'obsédait était, croyait-elle, aussi temporaire qu'une attaque de grippe; mais à mesure que l'été avançait ses crises devinrent de plus en plus longues et vers la fin du mois de juillet c'était à peine si elle mettait un pied dehors. Elle était en général en position assise, penchée sur ses tablettes lignées comme si elle allait à tout moment être obligée d'y inscrire une marque qui serait définitive.
       Une nuit, elle se réveilla d'un rêve aussi frais qu'une expérience vécue. Elle avait décidé d'aller une fois encore à la ferme Cummins, elle arriva, elle vit les mauvaises herbes qui avaient envahi les champs, vit que tout ce qu'elle regardait était dilapidé. Dans le rêve, Effie refusait toute communication. Elle ne demanda pas à la vieille maîtresse d'école de Jim d'entrer mais resta sans bouger, bloquant le passage. Le profond désir de pénétrer dans la maison, de déambuler dans toutes les pièces, était semblable à tous les désirs de sa vie d'enseignante enroulés dans un tapis, elle au milieu. Miss Ethel tendit la tête par-dessus l'épaule d'Effie, leurs deux joues en contact, et vit de la poussière là où tout avait brillé, vit, bien que ce fût le milieu de l'été, un foyer plein de cendres, l'entrée du conduit de cheminée dégoûtait de suie liquide. Jim n'aurait pas permis cela. Elle sentait son absence. Où était-il? En voyage avec l'enfant. Un voyage intérieur?
       Elle demanda, «L'enfant est-il toujours malade? Peut-être s'attend-on à le voir mourir?»
       «Je l'espère», dit la pauvre Effie, refermant un peu la porte pour laisser la puanteur à l'intérieur. Mais la maîtresse tendit le cou encore plus, par-dessus l'épaule d'Effie. Elle vit dans le désordre la preuve que la femme était tout à fait seule, comme elle-même, quelqu'un qui, ne pouvant faire plaisir qu'à soi-même, pense que c'est la même chose que de n'avoir personne, de n'avoir rien, et encore moins du plaisir. Se souvenant de sa tentative artificielle de créer un lien entre elle et Effie lors de sa première visite, elle vit alors qu'elles n'avaient pas un seul lien mais deux.
       À l'aube elle commença à nettoyer sa maison. Pendant des jours elle nettoya, briqua et peignit, chantonnant jusqu'à la fin du siège. Elle observa le résultat et se dit, «Maintenant.»
       Elle se prépara à entrer en elle-même, peut-être pour trouver, derrière la peinture fraîche et la cire, ce que Jim semblait lui avoir indiqué: les stalactites et les stalagmites d'un égoïsme qui pouvait fort bien être extraordinaire. Car elle n'avait encore jamais pénétré une autre personne, et aucune autre personne ne l'avait jamais pénétrée.

Tradeuit de l'anglais par B. Hoepffner

*     Coleman Dowell est né en 1925 à Adairville, Kentucky; déprimé par le manque de succès de ses livres auprès du grand public, il s'est suicidé à New York en 1985. Après avoir travaillé pour le théâtre et la télévision dans les années 50 et 60, il s'est consacré entièrement à la fiction et a écrit cinq romans et un recueil de nouvelles:
Traduit ici en français pour la première fois, Coleman Dowell est admiré par un grand nombre d'écrivains américains (Tennessee Williams, Gilbert Sorrentino, Edmund White, Walter Abish, Bradford Morrow ou Thom Gunn).
     L'écriture de Coleman Dowell décrit toujours l'opposition des extrêmes, la violence radicale des relations entre personnages opposés (masculins-féminins, riches-pauvres, Noirs-Blancs, vieux-jeunes); cette opposition résulte aussi très souvent de la division d'un même personnage en personnalités multiples qui agissent les unes sur les autres et tentent ensuite de reformer un personnage unique.
     Grâce à la précision d'un style qui suit les moindres transformations de ses personnages (Joyce était un de ses écrivains favoris), grâce à ses recherches formelles, Coleman Dowell est parvenu à une finesse dans l'investigation rarement égalée.
Il est aussi considéré comme l'un des fondateurs du New Gothic, et sa nouvelle "The Silver Swanne" est un des plus extraordinaires textes fantastiques du vingtième siècle; le roman qu'il a laissé inachevé à sa mort, Eve of the Green Grass, poursuivait, dans la même veine, son travail sur les profondeurs insondées de l'imagination.
     Une autre dimension importante de l'écriture de Coleman Dowell, bien qu'elle soit peu évidente immédiatement, est la dimension humoristique; cet humour est tantôt fondé sur la caricature, tantôt sur d'imperceptibles glissements de registres, dus à l'acuité de son oreille (il était musicien) qui l'autorise à reproduire le parler de gens de tous milieux et de diverses régions des Etats-Unis.
     D'une certaine façon, un peu à la manière de Vladimir Nabokov, Coleman Dowell ne cesse jamais de jouer avec son lecteur.
     Jabez, (1977), le roman dont nous présentons ici un extrait, a été publié par les éditions Climats, de même que Blanc sur noir sur blanc; les éditions Joëlle Losfeld ont publié son recueil de nouvelles, La Maison des enfants.
     La trame de Jabez est assez simple en apparence: Miss Ethel, enseignante à la retraite dans une petite ville perdue du Kentucky, vieille fille et vierge, est obsédée par Jim, un ancien élève fort brillant, désormais agriculteur et marié.
     L'histoire se complique quand Miss Ethel, par l'écriture, tente de vivre ses fantasmes: elle veut aussi rencontrer Jim, rend visite à sa femme et entend parler de Jabez pour la première fois (elle désire alors percer le mystère de cet être insaisissable toujours à la limite de son regard). Là, s'ouvre un autre livre, qui s'intitule, lui aussi, Jabez, celui qu'elle écrit et dans lequel elle réinvente le personnage de Jim, matérialise sa grande intelligence en un énorme sexe qu'il est impossible à Effie, la femme de Jim, de supporter physiquement et mentalement; elle y transforme l'être hermaphrodite insaisissable en celui de Jabez, mi-fille mi-garçon (Jay + Bessie = Jabez), gay, intellectuel, objet naturel de dérision dans cette campagne reculée et archaïque, celle du Kentucky, où Dowell est né; quant à elle-même, elle se mue en la tante de Jabez (elle se projette en fait dans tous les personnages féminins et en Jabez, elle est aussi le double de Jim).
     Entre ces quatre personnages se tissent des liens qui deviennent vite extrêmement complexes, faits de suspicion et de mise à nu, de désirs inavoués ou assouvis. Miss Ethel, grâce aux personnages de Jabez et de la tante - par sa création littéraire - connaît finalement l'énorme sexe de Jim (Too Much Flesh = trop de chair).
     La narration principale réapparaît seulement dans les dernières pages où le "vrai" Jim rend visite à la "vraie" Miss Ethel; elle lui fait lire son manuscrit, il s'y retrouve, elle le lui fait accepter. "C'était la décision du poète. Je ne t'ai pas laissé de choix. Je t'ai poussé sur une autre voie." lui dit Miss Ethel, et "Là-dedans, tu trouveras des vies. Des mensonges aussi, mais ce n'est pas contradictoire." Alors sans doute la vraie Miss Ethel connaît enfin le vrai Jim, non dans sa création littéraire personnelle, mais évidemment, au sein de celle de Coleman Dowell.
     Ce roman est une étude d'une extraordinaire virtuosité, il est bien davantage qu'une métafiction, qu'une auto-description du narrateur; il est la mise à jour de la perversité latente dissimulée derrière le monde plat, philistin et prosaïque d'une campagne pauvre du Sud; la description du mal torturant que désirent ces personnages qui se révèlent progressivement et se détruisent réciproquement, le récit du désir et du refus d'amour (Jim accepte son désir homosexuel et viole Jabez, mais l'idée même de l'embrasser sur la bouche le remplit d'horreur); pour le violer, il l'attache comme un cochon à l'abattoir (hog-tied). À la fin, il ne reste plus face à face que Miss Ethel et Jim qui finissent par ne former qu'un seul personnage; tout à la fin, il ne reste plus que le paysage du Sud, la sécheresse, puis l'orage.
     Comment ne pas penser au William Gass de Au cur du cur de ce pays (Rivages)?      Chez Dowell, ce même style tendu, cette même écriture nécessaire et cependant baroque mais qui conserve une précision de pure machine dévidant le mécanisme de tragédie grecque de la condition humaine universelle tout en entraînant individuellement le lecteur dans le labyrinthe qu'est l'imagination de cette vieille fille où il parcourt toutes les circonvolutions d'une coquille d'escargot avant de finir, étrangement, par se retrouver lui-même. [>]

B.H.