Le
Cygne d'Argent qui vivant jamais n'avait émis de note
Quand
l'approche de la Mort dénoua le silence de sa gorge
Ayant
posé sa poitrine contre les roseaux de la berge,
Chanta
une première et dernière fois, ne chanta plus;
Adieu
à toutes joies, ô mort vient fermer mes yeux,
Moins
de cygnes aujourd'hui que d'oies,
moins de sages que de fols.
Anonyme du dix-septième siècle
Premier jour de novembre 1770
Lorsque que
Robert Vilet eut été seize jours en possession de
la maison, l'occupant d'une ferme voisine lui fit connaître
la raison mystérieuse, humble mais séduisante, pour
laquelle la maison, depuis longtemps tombée en insuétude
sur sa haute falaise côtière, avait été
nommée The Toll House (La Maison du Péage). Son
ancien nom était en fait The Tall House (La Maison Haute),
ce qui, en convint Vilet, la décrivait fort bien; lorsqu'on
la voyait depuis la plage de galets en contrebas, la hauteur de
ses nombreux étages paraissait immensément exagérée;
un voyageur solitaire ou une vigie sur un vaisseau lointain aurait
pu imaginer, sous la pente abrupte de son toit, des conventicules
d'hérétiques attirés là par la possibilité,
en cas d'urgence extrême, de fuite immédiate vers
la haute mer; et son unique flèche, qui recelait une cloche,
qui, quand le vent était au noroît, s'agitait souvent
en grommelant dans son coin comme une énorme créature
enchaînée, dominait toute la campagne.
C'est ainsi que
ce petit mystère ne tenait qu'à la prononciation
des autochtones, laquelle transformait " water " en
" woder " et " tall ", apparemment, en "
toll ". Tout en prêtant attention à son informateur
avec, pour ainsi dire, des oreilles neuves (l'explication du nom
de la maison était accompagnée de gestes, comme
si l'homme parlait à un imbécile; " toll ",
ne cessait-il de répéter à Vilet, indiquant
à partir du sol des distances de plus en plus hautes, que
Vilet, tout d'abord, prit pour l'illustration des tas d'argent
qui s'empilaient au péage, dans la " toll house "!),
Vilet se rendit compte qu'il n'avait pas compris grand chose à
ce qu'on lui avait dit depuis son arrivée, deux semaines
plus tôt, et eut l'immense satisfaction de percer un autre
mystère à l'aide de la même aune linguistique.
Lorsque, ce premier
soir, Mrs. Wince l'avait quitté en lui indiquant qu'il
trouverait " la bratte " dans la dépense, il
avait imaginé qu'elle faisait référence à
la baratte et fut extrêmement ennuyé de ne pas l'y
trouver. Peu disposé à souper sans avoir de beurre
à mettre sur son pain, il fit des recherches approfondies
dans toute la maison, convaincu que cette femme écervelée
avait pu tout aussi bien poser le beurre, dans la baratte, sous
la cloche de la flèche. Il trouva finalement le pot frais
et embué dans une pièce glaciale, un caveau profondément
enfoui sous terre où coulait une eau rapide et profonde,
une chambre froide monstrueusement particulière traversée
de labyrinthes irradiants dont les longues veines fluviales charriaient
d'impénétrables ténèbres sous la maison
avant de disparaître, d'où les bruits de soupirs.
Ce temple chtonien, la dépense? Et pourtant il supposait
que la coutume du pays devait être de donner le nom d'office
à la dépense du haut; ou, étant donné
l'aspect médiéval du manoir celui d'almaire!
Le matin suivant,
en fouillant l'office (ou dépense, ou almaire) à
la recherche de bacon pour son petit déjeuner (il avait
annoncé, à la grande perplexité de Mrs. Wince,
à qui il ne pouvait offrir aucune sorte de mitigation,
qu'elle ne viendrait " s'occuper " de lui que deux jours
par semaine), il y trouva une écuelle couverte contenant
une mixture à l'odeur et au goût d'une très
douce fraîcheur; après en avoir mis une partie à
frire, il se rendit compte que la bonne Mrs. Wince lui avait laissé
de quoi " se faire ", non pas un cigare, mais une excellente
crêpe allemande, car dans une autre écuelle juste
à côté se trouvait une décoction fort
relevée de pommes et d'épices, les moelleux "
ingrédients " de sa légère " pfannkuchen
". En se servant, pour ainsi dire, de l'aune linguistique,
il comprit alors qu'il avait trouvé la " bratte "
(pâte) qu'on avait promis de lui préparer et de lui
laisser dans la suspense! Mais, se dit-il, son cerveau
avait traduit " suspense " aisément et inconsciemment,
par association: où pouvait-on trouver du beurre sinon
dans la dépense &c (à l'exception, nonobstant,
de son propre cas). La désinvolture de la référence
de Mrs. Wince - il prit note de son usage de l'article défini
- l'aida dans sa déduction - confirmée par la suite
- que la crêpe aux pommes était " le "
petit déjeuner de cette région.
Il était
désolé d'avoir à abandonner l'image d'un
lieu de péage fonctionnant - ainsi qu'il l'avait imaginé
au cours de ses premières rêveries - comme un lieu
de passage pour les marins noyés, un lieu où, après
s'être acquittés d'un péage en doublons, ils
apprenaient l'art de hanter et l'art d'orner leurs vêtements
de festons d'algues et de coquillages; ceux qui avaient un sens
prononcé du tragique apprenaient comment porter correctement
un albatros après l'avoir occis.
Lorsqu'il s'en
revint de sa visite fort éclairante à la ferme voisine
et qu'il pénétra dans le long tunnel d'arbres qui
menait à Tall House (comme il était désormais
déterminé à l'appeler, en éliminant
l'article, qui était de trop, car aucune autre maison ne
lui ressemblait), ce tunnel dont l'arc était d'une telle
perfection qu'il était possible de discerner dans les branches
entremêlées tout en haut l'encorbellement occulte
des pousses latérales, sa jument broncha et se mit à
danser dans l'ombre de la nef (qu'un romantique aurait été
tenté de décrire comme " semblable à
une crypte ") comme devant une présence férine,
et dans le lointain il entendait les aboiements féroces
de sa chienne, dont la rage futile s'exprimait dans la cour, car
il avait refermé sur sa terrière les lourdes et
solides portes, lui ayant refusé, en guise de punition
pour une absence prolongée, un peu plus tôt, la course
effrénée dans la campagne que cette perfide avait
réclamée.
Quelque chose,
donc, ou alors un ensemble, une série de choses, peut-être,
avait laissé une piste férine qui courait de sa
terrière à sa nouvelle jument docile. Le menton
posé sur sa main, il observa le crépuscule de l'avenue
qui s'étendait devant lui et se dit qu'il était
le seul, lui, le moins doué des trois êtres connus
momentanément concernés, à ne rien sentir
avec son nez inadéquat, à ne rien détecter
avec son ouïe, si peu utile comparativement, ou à
ne rien apercevoir avec sa vue tronquée, de la présence
étrangère. Comme si elle était en parfait
accord mental avec lui, la jument dressa les oreilles, puis les
tendit vers l'avant. Au loin, sa terrière cessa d'aboyer
aussi brusquement que tombe la nuit. Alors, des ombres ténébrescentes
projetées devant lui par les troncs d'arbres sous le faucillon
de la lune, surgit une jeune daine, son pelage reluisant des marques
constellées de sa jeunesse, comme surnaturellement nimbée.
Deuxième jour de novembre 1840
En relisant
le début de cette histoire moderne de revenants que j'ai
l'intention d'écrire, rédigée exactement
comme je l'avais imaginée au cours de ma nuit blanche,
bien trop las pour allumer une lampe et travailler quelque temps
à mon bureau, mais tout en élaborant des connexions
mnémoniques tout aussi complexes que celles que j'avais
imaginées jusqu'à présent pour ne pas en
perdre la moindre implication au petit matin, je m'avise que je
pourrais me poser la question suivante: Serais-je en train de
m'acharner de façon trop appuyée sur le thème
(bratte, pâte) de la compréhension fautive? Cependant
je ne pense pas pouvoir faire moins, si je veux suggérer
au lecteur, dès le début et avec force, que le narrateur
est capable, du fait d'une nature rêveuse et étrangement
distraite (ce dont il est en partie conscient, ce qui explique
la dissertation qui termine la section et qui concerne ses sens
défectueux) - que le narrateur est capable de percevoir
la vérité tout en imaginant percevoir autre chose:
en cherchant le beurre il tombe sur ce qui aurait dû être
l'objet de sa recherche, la pâte à crêpe. Peut-être
un don surnaturel.
Il est vrai,
évidemment, que ces détails peuvent être altérés
à mesure que s'accroît ma propre perception de ce
que je voudrais dire, pour ainsi dire, de manière infraliminale.
Je suis vraiment stupéfait de me sentir poussé à
écrire quelque chose d'aussi contraire à l'oeuvre
que j'avais esquissée: une histoire de revenant, alors
que j'avais pensé me livrer à des spéculations
afin de développer les mensonges probables que Sebastian,
fils de John Cabot, un Vénitien exilé tout comme
moi, avait fait sur son père. Cependant la maison, comme
c'est souvent le cas lorsqu'on vient de s'installer et qu'elle
vous attire mystérieusement, me pousse à spéculer
sur elle, et à la " connaître "
psychiquement; à déchiffrer autant que faire se
peut les runes de son passé, lesquelles, en dépit
de toute l'imagination littéraire que je suis supposé
avoir, me sont peut-être présentées avec trop
de littéralité. Par exemple, l'expression "
conventicule " et l'image afférente: au cours de mes
deux semaines de méditation je n'avais encore jamais pensé
à donner à la maison la moindre connotation religieuse,
hérétique ou autre, en tout cas rien qui ait à
voir avec une chose dans laquelle je suis aussi peu versé
que le protestantisme des deux derniers siècles. Pourtant
le mot comme l'impression étaient là, avaient surgi,
ne faisant qu'un avec la nouvelle fantaisie sur la flèche
et sa cloche, comme un chat surgissant des ténèbres.
La chatte. Occurrence
occulte numéro un, suivant de près mon invention
de la daine. Alors que je marchais le long de la falaise en compagnie
de ma chienne Daisikins, la mer automnale encore calme au bas
de la falaise, enveloppée d'une lueur blanchâtre
pareille à un léger voile de neige, une chatte est
apparue. Sans doute une apparition, car Daisikins n'a pas bronché,
ne s'est pas affolée; elle a pissé méditativement
et sans se presser le moins du monde, tandis que ses yeux suivaient
tranquillement la créature qui longeait le bord de la falaise.
Et j'ai pensé: Elle est persuadée que je ne vois
pas l'animal! Et je me suis interrogé, ce n'était
pas la première fois en ce lieu, sur tout ce qu'elle pouvait
voir et qui m'était invisible, tout ce dont elle me protégeait
par son absence de réaction, et si cela expliquait pourquoi
elle ne se précipitait pas sur le fantôme imaginé.
Si je dis " imaginé ", c'est parce qu'il l'était,
car la chatte paraissait, comme la mer, voilée de blanc,
minette vêtue de noces, son matou mort ou l'ayant abandonnée
(que pourrait-il y avoir d'autre?), traînant les tristes
lambeaux de sa tragédie au bord de ma falaise. En termes
plus terre à terre, si l'animal était réel,
il valait mieux que ce fût une femelle, ou alors, comme
l'auraient dit mes compagnons de jadis, ce n'était pas
de mise. (À vous, gentlemen, maileçon,
maileçon, que Notre Dame des Cieux me pardonne!)
À ce moment,
en examinant le calme de ma chienne, j'ai vu qu'elle aussi était
vêtue du pâle suaire, puis que j'avais moi aussi été
blanchi sépulcralement, que j'avais été contrefait
par la duplicité de la lumière qui ne provenait
d'aucune lune. Non, la mer elle-même engendrait cette étonnante
lueur, jetant contre les hautes falaises, devant mes yeux stupéfaits,
la lumineuse marée phosphorique.
C'est alors,
il n'y a pas plus d'une heure, que j'ai puisé dans ma mémoire,
comme un aveugle peut être amené à se rappeler
des étoiles qu'il a aperçues dans sa petite enfance,
le souvenir d'une mer semblable, au-dessus de laquelle j'étais
couché à l'abri de bras puissants, dont je crois
avoir ressenti tout l'amour, et j'avais été instruit
du nouménal, étalé en contrebas: celui d'organismes
aussi innombrables que les étoiles, s'élevant à
la surface de la mer pour se nourrir, projetant leur lumière,
en cette rare occasion, sur ces observateurs fortunés de
la nuit. (Même ici, dans cette suprême solitude, je
ne peux qu'inscrire le nom du premier traître: père;
et uniquement entre les murs de ces parenthèses.)
Il s'agissait
d'une mer du sud, d'un été au parfum de jasmin.
Il faut que je demande à Mrs. Wince ou à mon voisin
si cette occurrence n'est pas en fait un peu recherchée
dans ces eaux glaciales, presque deux mois après l'équinoxe
d'automne.
À présent,
dehors avec ma bougie pour vérifier si le plancton phosphorescent,
en traversant de larges fenêtres sans rideaux, pourrait
éclairer le tumulus du lit de plumes dans lequel nous dormons,
Daisikins et moi, dans un sybaritisme souvent submergé.
La taille de ce lit, de cette chambre, pour deux créatures
aussi petites! Mais d'autres détails sur la maison viendront
plus tard, maintenant que j'ai de nouveau la plume à la
main.
Nota bene: Je
suis convaincu que Tall House, dans mon histoire, est un nom qui
recouvre parfaitement la réalité et ainsi, à
la lueur de ma bougie, dans une merveilleuse somnolence, je la
baptise de ce nom, et que les faits et la fantaisie pour une fois
s'enlacent, amants qualifiés de notre laiteuse nuit littorale.
Novembre 1980
Il n'est
pas sûr de la date, n'étant pas sorti depuis plus
d'une semaine. Et le portier qui téléphone, impertinent,
pour demander si tout va bien. Il n'est pas réellement
soucieux, il pense seulement aux étrennes qui approchent.
Il demande au portier si quelqu'un l'a demandé et le portier
fait une pause, toujours cette pause menaçante, avant de
répondre, " Le gentleman portoricain est venu "
pause " de nouveau ". Il le remercie de ne pas avoir
laissé monter le Métèque, lui intime de continuer
de la sorte, insinuant qu'il y a du blé à la clé.
Il pense, rythme, sens du rythme, équilibre, équilibre,
pense que ces mots auraient dû avoir été tatoués
sur sa peau à la naissance, lorsque le tapotement recommence.
Pense que quelqu'un aurait dû le châtrer à
la naissance, pense que quelqu'un aurait dû renoncer à
la lubricité bestiale pour une nuit une seule, et ce qui
aurait été conçu à une autre occasion,
même cinq minutes plus tard, n'aurait pas été
lui. Et le tapotement contre la porte de la terrasse. Un oiseau.
Une mouette à ce qu'il lui semble. Tapotant avec son bec
émoussé, il n'en voit que la tête, elle ne
doit donc pas être bien grande. Une heure plus tôt
quand elle avait commencé ce tapotement furtif il avait
pensé froidement qu'elle devait être la Mort et avait
voulu lui ouvrir, elle ne ferait que devancer quelqu'un d'autre,
mais il s'était demandé: Comment une mouette s'y
prendrait-elle pour tuer un homme? et avait répondu, En
le poignardant avec son bec. Et elle s'envole ou bien elle n'est
plus là, il croit la voir, son immense envergure, extraordinairement
blanche dans la lumière qui surgit vingt-cinq étages
plus bas, elle survole une rue trop calme pour cette ville à
dix heures du soir. Où donc, se demande-t-il, sont les
Métèques et leurs bongos, où sont les Ritals
et leurs voix, où sont les Noirs - les dames et les gentlemen
de la nuit - avec des transistors implantés dans la poitrine?
Il est convaincu que ces gens couleur de nuit subissent trois
opérations d'implants au cours de leur vie: à la
naissance, un mini-Sony; à la puberté, une radio
Panasonic portable AM/FM avec Contrôle Réveil Automatique
(au cas où ils s'assoupiraient); et, pour leur dix-huitième
anniversaire, un IMMENSE New World Monitor II avec double circuit
de filtres hétérodynes, indication lumineuse digitale
de fréquences avec cinq chiffres après la virgule,
calibreur d'ondes courtes et contrôle des fréquences
radio pour minimiser le décalage des stations, commutateur
120/220 volts. Possibilité, aussi, de capter les bandes
de fréquences amateurs et C.B. Mixage en play-back, microphone
condensateur incorporé et toute la puissance de la trompette
de Gabriel. Poème: Gabriel arrive/il joue/personne n'entend/à
cause du bruit des radios. Il pense aussi, Cette mouette a désespérément
besoin de quelque chose et il aimerait qu'elle parte oh qu'elle
s'en aille. Se peut-il qu'elle l'appelle pour qu'il la suive jusqu'à
la mer, ou seulement jusqu'à la rue, vingt-cinq étages
en contrebas?
Premier jour de novembre 1770
Vilet et
la daine se regardèrent. Il était persuadé
de voir dans son regard une réelle intelligence de qui
il était et ceci fit naître en lui un effroi momentané,
car l'idée d'être perçu intimement par une
bête était contre nature. Et pourtant les bêtes
n'avaient-elles pas perçu la Divinité du Christ?
Un miracle produit par l'obscurité qui tombait, à
laquelle se mêlaient maintenant de longs tentacules d'exhalaisons
brumeuses en provenance du sol qui se refroidissait rapidement,
fut que Vilet crut pouvoir deviner les contours d'une crèche
autour de la daine. Si à ce moment elle s'était
agenouillée et avait levé la tête vers la
lune et l'étoile qui l'accompagnait, il n'aurait pas ressenti
le moindre atome de l'effroi qu'il venait d'éprouver à
l'idée de perception bestiale. Ce fut avec humilité
qu'il pensa que les bras de l'Église formaient un creuset
à l'intérieur duquel la Pierre Philosophale de la
Croyance transformait toutes choses.
Et alors, aussi
rapidement que tout cela avait surgi - la daine, et la perception
du mécanisme de la Grâce, qui fonctionnait aussi
bien au profit de la bête qu'à celui de tout transgresseur
mortel - tout disparut; la bonté de tout disparut, et là
où il avait entr'aperçu les bras de la crèche-Église,
il vit le garde-manger, la pièce de Tall House où
était conservé le gibier, et la daine y était
couchée sur la table grossière, du sang refroidi
et séché entourant les constellations de sa jeunesse,
la fourrure dorée à moitié arrachée
de son corps. Aux poutres du plafond étaient suspendues
les carcasses de toutes sortes d'animaux de même provenance,
depuis des lièvres aux yeux énormes, proprement
mis à mort, jusqu'aux sangliers dont la tête était
presque entièrement détachée et dont les
longues broches étaient rouge sombre de sang figé.
Près de la daine, un choeur de faisans, de cailles, de
bécassines, de colombes suspendus à des crochets
fixés aux murs. Voilà, voilà, semblait-elle
lui dire tristement, ce que sera mon destin. Voilà pourquoi
certains d'entre nous sont nés, pour finir dans un bain
de sang!
Avant que la
vision eût disparu complètement, Vilet se laissa
glisser de sa jument avec un sentiment d'immense faiblesse, comme
s'il avait été témoin de toute la mortalité
après qu'elle eût été sacrifiée.
Il s'appuya contre le flanc de sa jument, avec l'intention de
s'avancer, quand il le pourrait, tranquillement et avec une calme
assurance, vers la daine et de poser sa main sur elle. L'action
comprendrait une triple intention, car par ce geste il la revendiquerait,
l'apaiserait et vérifierait par lui-même qu'elle
n'était pas un fantôme. Il avait été
informé intimement qu'en posant sa main sur elle il la
ferait sienne. Il ne voulait pas trop s'attarder hors de sa vue,
pendant qu'il reprenait des forces contre le flanc de sa jument,
de peur que la daine crût qu'il complotait contre elle.
Il fit le tour de la jument d'un pas ferme, sa main toute prête,
caressante, et s'aperçut que la daine avait disparu.
S'étant accordé un instant de répit il essaya
son rire, conscient que, d'une certaine façon, on s'était
moqué de lui et il se dit, " informé intimement,
vraiment " et rit de nouveau, puis bondit sur sa jument en
la forçant à galoper sous lui. Ils filèrent
le long de l'avenue, son rire résonnait, un marteau pour
l'enclume glaciale de la nuit, et au loin sa terrière enfermée,
ayant entendu sa voix, se remit à aboyer avec furie.
Il avait donné
le nom de Marguerite à sa terrière, du fait de sa
ressemblance avec la fleur des champs, de l'auréole de
fourrure argentée autour de sa petite tête vive et
de sa manière enjouée de bondir de terre. Il ouvrit
immédiatement les portes de sa cage, amusé à
l'image d'une cage aussi grande pour une créature aussi
petite, et lui et Marguerite, sous la lune falciforme, effectuèrent
une touchante réunion. Ensemble ils s'occupèrent
de la digne jument, Marguerite reniflant les sabots diligents
pour y trouver la saveur de ce grand monde dont l'accès,
à cause de sa mauvaise conduite, lui avait été
refusé.
Tout en pansant
sa jument, Vilet se prit à réfléchir à
la punition, se demandant en quoi une rétribution réclamée
à des créatures dans la compréhension desquelles
un tel concept n'entrait pas pouvait être efficace. La satisfaction,
parfois morbide, d'avoir " puni " ses animaux ne concernait
que lui: Marguerite continuerait à courir, à s'enfuir,
elle comprenait courir et ignorait s'enfuir. Sa
jument broncherait encore et le jetterait à terre s'il
manquait de fermeté. Et la fouetterait-il, lui refuserait-il
sa bouillie, ou sa vindicte le pousserait-elle à l'épuiser
en la faisant galoper? Ces techniques - le grand galop, le fouet,
la faim - étaient humaines, et il fallait les utiliser
contre d'autres humains; les hommes refusaient et punissaient
les passions, le désir et la gratification; la seule passion
permise étant l'amour de Dieu. Et qu'était-ce donc
que le désir de course de Marguerite, et l'exploration,
et les odeurs, et la poursuite, sinon une ardeur sainte et innocente?
Elle lui avait demandé, l'avait supplié, faisant
jouer tout son immense charme, de la laisser venir avec
lui; elle avait demandé qu'ils fussent ensemble, ce qui
s'opposait à son expérience du monde des hommes,
de l'humanité. Dans ce monde, l'ultime rire, pour qui cherchait
un rire vengeur, était dans le développement de
l'être " humain " à partir de la compassion
" humaine ", un exemple de renversement complet; d'apostasie
linguistique.
Vilet détestait
chez lui cette capacité à créer des inférences
dans ses tentatives d'explication de la correspondance et la réciprocité
entre les humains et les bêtes et, terminant de soigner
sa jument, lui ayant donné à boire et à manger
avec une tendresse empressée et peu habituelle - car sa
soeur, la daine, restait délicatement gravée dans
son esprit - il siffla pour appeler Marguerite, dont la pétulance,
comme il s'en rendit compte alors, s'était très
peu manifestée dans la stalle depuis quelque temps. Il
pensait qu'en entendant son sifflement strident elle bondirait
du coin où elle sommeillait pour récupérer
après ses excès, après ses tentatives de
grimper aux murs de la cour pendant son absence. Au contraire,
elle lui adressa en réponse, de dehors, un petit gémissement
tremblant et interrogatif. Il la trouva qui l'attendait dans la
cour de l'étable, sa queue bouclée, non coupée,
en berne.
Mais elle ne pouvait pas lui dire ce qui, dans la nuit, avait
touché cette corde en elle et il sourit tristement en découvrant,
lorsqu'il répéta mentalement le bruit qu'elle avait
produit, qu'il ressemblait énormément à certains
sons dont la voix humaine est capable quand elle est prise dans
un accès de passion sensuelle, la chair empalée,
saignant comme sur une épine. Que l'enfer de la conséquence,
Dieu l'entende, lui soit épargné.
Sacrifiant la
promenade sur la falaise qu'il lui avait promise, il étreignit
Marguerite, la souleva et l'emporta, passant sous les immenses
portes de Tall House. S'arrêtant seulement pour allumer
une chandelle, et dans chaque pièce, dans chaque couloir
où ses pas résonnaient, pour enflammer les bougies
des appliques et des candélabres, afin de bannir les doubles
ténèbres de la nuit et des pensées de la
nuit, il avança rapidement dans le labyrinthe des corridors
pavés et arriva enfin au garde-manger. Il dut faire un
effort pour débloquer la lourde porte de chêne et
le courant d'air que provoqua l'ouverture brutale éteignit
sa chandelle. Il pénétra dans une obscurité
qui céda la place lentement à une illumination spectrale
venue de l'extérieur. Aussi loin que portait la vue de
Vilet, le paysage qui s'étendait au-delà de la pièce
était couvert de neige. Le garde-manger était bas
de plafond et carré, et une grande fenêtre basse
aux lourdes vitres se trouvait juste au-dessus de l'épaisse
table sur laquelle, lors de sa dernière et rapide inspection,
étaient étendus deux lièvres, et un couple
de bécasses était suspendu plus haut. Mais ce qui
se trouvait sur la table était maintenant de plus grandes
dimensions. Il sentit son coeur bondir violemment dans sa poitrine
au moment où l'objet remua et se dressa sur ses pattes
antérieures, sa silhouette se découpant sur le paysage
enneigé. Il crut qu'il allait tomber dans une pâmoison
telle que même un thanatomètre ne parviendrait pas
à attester qu'il était vivant, tandis que son âme
s'échappait en fumée de son corps affalé
sur la table ensanglantée, et se mêlait à
celle de la créature. Au moment même où ses
yeux tentaient de l'abandonner ou de lui fournir un répit,
il vit que la créature, à présent debout
sur ses pattes, était derrière la fenêtre,
écartelée par le châssis et les vitres. Elle
avait fait sa couche sur un talus de terre qui arrivait jusqu'à
l'appui de la fenêtre, destiné à isoler la
chambre mortuaire. La daine, délicatement éclairée
de blanc par l'illusion de neige produite, pensait-il à
présent, par la lumière de la lune combinée
à celle des étoiles et du givre, avait choisi de
s'étendre aux portes mêmes de son destin; avait volontairement
élu résidence à un endroit d'où elle
pouvait voir les cadavres de son royaume.
Vilet perdit le contrôle de lui-même et cria dans
sa direction, dans l'atmosphère alourdie par l'odeur de
sang, " Quelle est la signification de cela? "
La daine le regarda avec des yeux qui brillaient comme ceux d'une
créature béatifiée. Elle semblait radieuse
d'une perception sanctifiée entièrement perceptible
dans les rayons de ses yeux.
Il rebroussa
chemin jusqu'à la cour, Marguerite sur ses talons. En lui,
la double vision, d'abomination et de résurrection, résidait
pari passu; et dans la cour il s'aperçut que ce
qu'il avait pris pour des tiges de bardane poussant entre les
pavés était en réalité des fleurs
de la passion, témoins fanés du fait que Tall House
était ou avait été un château chrétien.
La foi reposait comme un charbon dans sa poitrine lorsqu'il ouvrit
les battants du portail et les laissa entrouverts pour la visitation.
Troisième jour de novembre 1840
Je suis extrêmement
mécontent d'avoir permis à Vilet de se laisser aller
à la misanthropie. Ceci n'est pas, je le répète,
n'est pas, une autobiographie. Mon idée semblerait donc
avoir été, je suppose, n'en ayant pas d'autre, et
encore étonné du désir d'aller à l'encontre
de la raison même qui m'avait fait prendre cette maison
en location, c'est-à-dire, écrire le mémoire
sur Cabot - mon idée, comme je l'ai dit, semblerait donc
avoir été de me laisser aller à une
poursuite imaginée de fantasmagories pour échapper
à ces pensées que Vilet s'était permis, malgré
moi, d'exprimer. Le fait est d'ailleurs que j'ai commencé
la " chronique " d'aujourd'hui dans la mauvaise humeur,
ayant découvert, en relisant ce que la veille j'avais pensé
digne d'être chroniqué, que j'avais utilisé,
pour ma femme de charge, le nom de " Mrs. Wince ", issu
de la fiction. Ceci semblerait indiquer un manque de contrôle
de ma part que je dois absolument me hâter de contrer avec
toutes les forces dont je dispose. Mes médecins m'ont déclaré
guéri et je m'interdis la moindre rechute.
Comme pour me
calmer, Daisikins est depuis peu près de ma jambe, m'invitant
par des sourires et une délicieuse courbette, pattes avant
tendues, extrémités croisées, elle évoque
la salutation d'un personnage oriental, à l'accompagner
pour une autre promenade spectrale (nous ne sommes rentrés
qu'il y a peu, j'ai interrompu notre promenade pour donner libre
cours dans ces pages à mon mécontentement croissant).
Non, ma très chère compagne, il me faut te dire
non. Je m'étais promis que cette nuit, et sans plus tarder,
je rédigerais, ou commencerais à rédiger,
pour les annales de ma vie et de mon époque, ma "
chronique ", car c'est ce dont il s'agit, la situation de
cette maison dans son opposition (ou sa coïncidence) avec
la Tall House de la fiction, ainsi que les circonstances, du moins
ce que je peux en dire, de ma présence ici.
La maison est
vaste; vraiment, il faut le dire, très vaste et aussi carrée
qu'un temple grec, auquel, vue de la mer, elle ressemble beaucoup,
et c'est depuis la mer que je lui ai jeté mon premier (et
fatal) long coup d'oeil, avant de faire relâche, comme je
l'ai fait, dans le port le plus proche, qui s'est trouvé
être le village qui était autrefois le fief de la
maison. À l'arrière, son allure est toute différente,
des pignons, des corps de bâtiments et des cours, tout cela
enserré dans une cuirasse dont la solidité est faite
de roc, de chêne, de cloutage de fer et du plus massif des
verres à vitres. Vingt ramoneurs pourraient se tenir à
l'aise dans chacune des cheminées et être hissés
tous ensemble par les conduits jusqu'au toit, sur lequel se dresse,
non pas mon invention, la flèche du clocher, mais une autre
structure plate et carrée, avec des colonnes sur toute
sa périphérie et, sur son toit, une Curiosité:
une chose de grande taille, concave, rouillée, semblable
à une assiette et qui, pour moi, n'avait ni rime ni raison.
Dans ce bâtiment
carré, aimablement pourvu de fenêtres, qu'on atteint
de l'intérieur par un modeste escalier dérobé,
les mêmes vingt ramoneurs plus vingt autres, horrible idée,
pourraient trouver un logement confortable, une chambre (vite
fétide) pour chacun. En vain ai-je demandé à
Mrs. Wince de. Damnation. Et enfer. En vain ai-je demandé
à Mrs. Hubbard de me raconter l'histoire de cet appareil
en forme d'assiette. Elle se dissimule derrière une incompréhension
qui provient du langage, ou d'autre chose. Quand j'ai posé
la même question à mon voisin (qui dans la fiction
a renseigné Vilet au sujet du nom de cette maison), l'homme
m'a jeté un de ces coups d'oeil qui sont un trait particulier
des reséants de ce pays, coups d'oeil composés d'insolence
et de vacuité imbécile. Eh bien, peu me chaut ce
que cet idiot de constructeur pensait avoir placé sur le
toit; je l'appellerai " L'Assiette " et j'en aurai fini
avec ce satané objet.
Je viens de dire,
et à présent j'écris, " je suis désolé
". Cette excuse est présentée à la maison,
mon abri, château, grande et magnifique carapace. Je m'excuse
de ce ton coléreux et déplacé, dirigé
à l'encontre de la laideur du monde, qui a beau se glisser
jusqu'à nos solides barrières, jamais elle ne pourra
les briser. Alors que j'écrivais avec tant de haine, j'ai
eu l'impression d'entendre une note semblable à un gémissement,
et c'était la voix de la maison, le bruit d'une chose dans
le besoin, d'une chose blessée. C'est ainsi, si les maisons
pouvaient avoir des sentiments, qu'elle aurait exprimé
sa blessure. Car, je suis arrivé ici, comme en réponse
à un appel, vraiment à point nommé, car des
décisions avaient été prises et on s'apprêtait
à détruire de fond en comble cet ancien rempart,
ce temple, avec ses splendides et vastes couloirs aux proportions
parfaites, ses terra-cottas et ses sols de marbre, ses linteaux
sculptés, ses plafonds immenses, ses profondes embrasures,
les courbes et les volées de ses escaliers, j'en ai découvert
une douzaine et je soupçonne, du fait de certaines symétries
décelables de l'extérieur, qu'il doit y en avoir
encore une autre douzaine. Il existe une fenêtre en encorbellement
particulièrement magnifique qui surplombe une cour intérieure
et qui, d'après sa position, indique qu'elle ouvre sur
un autre escalier encore; mais je ne l'ai pas découvert
dans la maison. Ceci m'a obscurément troublé, comme
si quelque beauté interne, chez moi, m'avait été
rendue inaccessible. Mais ce soir, lorsque je me promenais dans
le Parc, il y avait une lumière derrière cette fenêtre.
Il va de soi, évidemment, que l'on sait fort bien qu'il
n'y avait là aucune lumière, que l'illumination
venait du dehors, quelque tardif rayon terrestre distordu vers
le haut, car la fenêtre donnait sur le Parc, la forêt.
Toutefois, l'illusion était propre à vous couper
le souffle et honteusement réconfortante, car je me suis
laissé aller à imaginer que quelqu'un était
là à m'attendre. Et maintenant, de ceci, plus un
mot.
Aujourd'hui Mrs.
Hubbard est venue m'apporter ce qu'elle avait acheté dans
les magasins du village pour que je puisse tenir trois jours de
plus, elle conduisait elle-même sa petite charrette et moi,
lorsque je me suis rendu compte qu'elle avait l'air un peu abattu,
je l'ai questionnée. Il semblerait qu'elle est sujette
à de violentes attaques de " lumbogo " lorsque
le vent est à l'est, et il peut alors continuer à
souffler, m'a-t-elle assuré tristement, avec une sorte
de poésie grossière, " jusqu'aux rages du solstice
d'hiver qui détrenchent les nids d'alcyons. " Pouvait-elle,
me demanda-t-elle, mains serrées en prière, si la
douleur devenait " torrible ", envoyer quelqu'un d'autre
pour la remplacer jusqu'à ce qu'elle se remette? Avec une
certaine indifférence, en l'absence de tout sentiment chaleureux
pour elle, je lui dis qu'elle pouvait. Dans son soulagement, elle
me promit pour mon déjeuner du lendemain un " oiseau
brodé ", ce qui signifiait, je suppose, " bradé
", ou rôti. (Cet usage n'est pas plus étrange
chez elle que le mot qu'elle emploie pour le sommeil; lorsqu'elle
me quitte après la tombée de la nuit elle me dit
" sloff good ", ce qui semblerait indiquer des
racines germaniques chez ces paysans. Pourtant, comment elle en
est venue à donner le sens de " mignon " à
" minne ", je n'en ai pas la moindre idée. Mais
souvent l'effort qu'il faut faire pour comprendre ce qu'elle dit
ressemble au déchiffrage de caractères inconnus
gravés sur une pierre usée.)
Revenant sur
un éventuel remplacement au cas où elle serait malade
elle m'apprend qu'elle " ponsait " qu'une fille de sa
propre soeur, une " gormine ", pourrait merveilleusement
s'occuper de moi et qu'elle serait peut-être plus à
mon goût qu'une vieille femme comme elle! Sur ce, elle fit
entendre le premier rire que j'avais encore jamais entendu sortir
de sa gorge goitreuse. J'ai acquiescé, donné ma
permission pour qu'une " gormine ", une expression locale,
me semble-t-il, pour quelqu'un qui travaille dur, vienne prendre
sa place.
Au moment où
elle quittait la pièce j'ai été pris d'une
grande curiosité concernant les moyens d'existence de la
majorité des villageois. Bien que je ne sois pas allé
bien loin, seulement jusqu'à la ferme voisine, et que je
ne pensais pas faire d'autre expédition dans l'avenir,
j'en avais vu suffisamment pour savoir que les terres cultivables
étaient rares et que le village n'était certainement
pas un haut lieu de commerce. De sorte que je lui ai posé
la question: " Comment les villageois s'occupent-ils en général,
ou quelles sont leurs occupations, particulièrement pendant
les mois d'hiver? " - la dernière locution lui donnant
l'aspect d'une enquête anthropologique. Je ne m'attendais
pas, après son rire, à la voir pusillanime. Mais
sa réponse m'a étonné: " Grugent ",
et quand moi, je me suis mis à rire, elle m'a lancé
à son tour un regard qui indiquait qu'elle ne comprenait
pas. C'est peut-être pour cela que je lui ai demandé,
avec une hauteur malicieuse, si elle avait entendu parler d'une
" chatte déguarrée ", et la description
que je lui ai faite de la créature était nimbée
de mer. Sa réponse n'a fait que m'exaspérer encore
plus: elle avait l'air stupéfiée, comme si je l'avais
frappée! Mais après quelque temps elle me dit, "
Cette chotte est ombsus. " Je lui ai demandé si c'était
là le nom de la chatte; elle a répété,
" Ombsus, ombsus " et puis elle est partie.
Et au lit, m'étant
appesanti trop longuement pour ma patience sur l'histoire de Mrs.
Machinchose. Le récit de mon affliction doit attendre mais
je répète que je suis guéri, rétabli,
entier. L'hallucination n'est plus, désormais, qu'une technique
littéraire à utiliser lorsque je joue, chat et souris,
avec Vilet et sa daine. Et au lit. Pas de phosphore ce soir. L'obscurité
est profonde de l'autre côté du châssis, que
j'ai fissuré pour l'ouvrir à la nuit, la fissure
devant s'élargir, quand j'aurais soufflé la chandelle,
pour laisser entrer un air encore supportable. À présent
il fait circuler dans ma chambre un courant de, est-ce possible?
de jasmin. Du jasmin! Une odeur du sud! Un courant porté
par les couches chaudes et hautes de l'air, depuis l'Italie jusqu'à
ma chambre. Je pouvais m'y baigner. J'aurais pleuré de
plaisir.
Novembre 1980
Pas de mouette.
Cygne. Il dit, cygne. Sur la terrasse. Il appelle la SPC (Société
pour la Protection des Cygnes) qui lui conseille d'appeler A.A.
Il décide plutôt de boire un verre. Un cygne.
Troisième jour de novembre 1770
Vilet dormit
à peine la nuit du trois novembre mille sept cent soixante-dix.
Il avait choisi pour chambre à coucher une pièce
à l'arrière du manoir, avec vue sur le Parc. Mrs.
Wince l'avait mandé, le jour de son arrivée, de
la direction des vents dominants et l'avait de plus averti que
les pièces du côté de la mer étaient
presque impossibles à chauffer, malgré l'immensité
des foyers et l'excellence des conduits de cheminée. Elle
n'avait pas cessé de jacasser, pareille à une grinchue,
comme s'il allait être difficile de le persuader de se loger
à l'abri du vent, de le persuader que pourtant, pour le
bien de l'humanité, il fallait le faire! Il avait vu la
crête-marine qui poussait sur les rochers et s'était
demandé si Mrs. Wince était une de celles dont l'
" affreux métier " était de ramasser cette
plante.
Pour la forme, car la vue du côté de la mer était
majestueuse, il feignit de douter de la sagesse de Mrs. Wince
puis se laissa persuader, et elle montra, pensa-t-il, un incompréhensible
soulagement; bien qu'il eût d'autres raisons, plus que suffisantes,
de préférer le Parc tranquille avec son croissant
de resplendissants bouleaux qui retenait la sombre forêt.
Étendu
sans pouvoir dormir dans la nuit froide et silencieuse, il chercha
dans son esprit à attirer la daine sous l'égide
de la Cour, qui serait, il le lui promit, dès le premier
choc de ses sabots sur les pavés, son propre domaine; domaine
qu'à l'aide de branches de balsamine, de balles de foin
et des baies de la forêt, il transformerait pour elle en
séjour luxueux, consacrant une dîme de son temps
à son appartenance. Le clair de lune tombait sur son lit
selon une configuration qui manquait de stabilité, comme
si des figures se mouvaient dans ses rayons, aussi inconstantes
que la lumière d'un feu ou qu'une mer agitée; comme
si, de fait, des branches, remuées par le vent, en interceptaient
les rayons, bien que, du côté de sa fenêtre,
l'arbre le plus proche fût à l'orée de la
forêt, à quelques deux cents yards de là.
Réduit à l'impuissance par une sorte d'étau,
il se prit à spéculer que l'agitation qui tombait
sur son couvre-lit était une projection satanique des soucis
que lui occasionnait la daine; qu'on le forçait à
être témoin du processus de distillation de sa
passion.
Quatrième jour de novembre 1840
Assez bien
dormi, bien que les vagues de jasmin m'aient poussé à
la limite de la mélancolie; je me suis réveillé
en bredouillant " Davantage de vent pour le meunier! ",
ayant rêvé, je suppose, coupablement, de la dispersion
d'une partie du lourd parfum. Il faut que je questionne Mrs. Wince
quant à l'origine possible de ce phénomène.
Ma peau exsudait le jasmin jusqu'à ce que fasse une toilette
vigoureuse, me sentant en même temps un peu déloyal.
C'était comme si, pendant la nuit, dans une quelconque
étape de l'enfleurage, j'étais moi-même devenu
la source de l'odeur et que, en cherchant à m'en débarrasser,
je cherchais à me débarrasser de moi-même.
Ici, il faut noter une chose curieuse. J'étais couché
dans les vagues de jasmin et j'ai fini par m'endormir, ou presque,
sans toutefois vraiment parvenir à franchir le dernier
seuil, car bien que j'aie été couvert, enveloppé,
dorloté, emmailloté, on pourrait dire étouffé
dans des édredons de plumes, mon extrémité
inférieure gauche a eu faute de geler et, du fait de son
immense poids, la chose suivante a fini par se produire: les grognements
de Daisikins ne parvenant pas à me calmer, je me suis levé,
ai fait de la lumière, pris une lampe avant de m'avancer,
pour ainsi dire, dans la direction de Quelque chose. In fine,
j'ai déambulé et je suis finalement arrivé
dans une pièce que je n'avais encore jamais visitée,
et là j'ai vu que la fenêtre était grande
ouverte, de sorte qu'une gelée blanche avait commencé
à se former sur l'appui et aurait, si je n'étais
pas intervenu, atteint le rideau du lit, qui, poussé par
le vent, s'était accroché à l'appui de fenêtre.
J'ai refermé la fenêtre et ce n'est que plus tard,
après être revenu ici pour me pelotonner contre mon
amie accueillante, que je me suis rendu compte que, si le lit
avait eu un occupant, celui-ci aurait eu froid à l'extrémité
inférieure gauche, car c'était de ce côté-là
que le rideau s'était accroché, permettant à
l'air glacial de pénétrer à cet endroit!
Il me vient maintenant à l'esprit, au moment où
j'écris ces mots, que la chambre elle-même, dans
la symétrie de la maison, correspond à l'extrémité
inférieure gauche du manoir humain. Mais c'est une fois
de plus l'heure de la fantaisie, pas des faits.
Et, ayant écrit
ces mots, je dois m'arrêter pour demander: roses? Car le
courant d'air qui la nuit dernière avait poussé
le jasmin dans ma chambre, pousse ce soir des roses. Et pourtant
ma fenêtre est bien fermée.
Mais à
l'attention de Quoi-que-ce-soit, ou de Qui-que-ce-soit: Je ne
vais pas vous questionner, mais vous remercier de votre bienfaisance:
pour la restitution du don.
Cette maison,
ce manoir, contient quelques cinquante pièces distribuées
sur trois étages (je le sais seulement par ouï-dire,
car je ne les ai pas examinées, ni n'ai fait le compte
de celles que j'ai visitées), et ce chiffre n'inclut pas
celles qui, sur le toit, forment le piédestal de L'Assiette.
Admettons qu'elles atteignent le chiffre de trente; nous sommes
donc enfouis, Daisikins et moi, grosso modo, comme les raisins
d'un pudding, pas très loin du centre de près de
soixante-quinze pièces. On m'a parlé de merveilleux
appartements dans l'Aile Est, où ont logé des personnages
royaux, et que, étourdiment, en réponse à
quelque directive intérieure du type de celles qui ont
pu autrefois m'effrayer (ainsi que d'autres), mon esprit compare
à la jeunesse, comme si les ges de l'Homme pouvaient
être contenus dans d'autres ailes, la maison formant le
compte rendu d'une vie entière. Il y a aussi un planétarium
(je crois bien que Mrs. Wince a dit qu'il y en avait un; malgré
ses sombres voyelles j'ai bien pensé avoir extrait ce mot;
bien que, pour autant que je le sache, elle aurait pu dire "
sanitarium ", ou " sonitorium "). Il y aurait
quelque part, paraît-il, un grand bain, une extravagance
romaine de colonnades, de tourbillons et de chutes d'eau commandés
par des leviers dissimulés. Il y a ce chiffre extravagant
de soixante-dix fontaines cachées à l'intérieur
de la peau de ce manse! Quant à moi, j'y ai découvert
une bibliothèque d'une classe réelle, et le mausolée
- mais non, j'ai promis que je n'allais pas plaisanter au sujet
de ce merveilleux asile, si récemment mis en danger. Penser
à la disparition d'une telle splendeur! qui équivaudrait
à la destruction des Sept Merveilles du monde. Ma pauvre
plaisanterie n'était qu'une référence à
l'immensité de la chambre à coucher que je partage
avec Psyché, mon âme, ma Daisikins. Nous sommes tous
deux comme des segments d'un cercle. Arco non è altro
che una fortezza. cavsata da due debolezze, ¨jpero chè
l'arco negli edifiti è cöposto di 2 quarti. di circulo,
i quali quarti circuli, ciascuno debolissimo per se, desiderä
cadere, e opponë dosi alla ruina l'uno dell'altro de' due
debolezze, si cövertono in vni ca fortezza.
Une ignorance
humble et vincible m'a conduit à omettre que nous ne sommes
que segments, lesquels, avec l'immense arc de la maison,
forment un édifice sûr et protégé des
tempêtes.
Et à présent
c'est comme si l'arc embrassait les siècles, distinctement,
le bruit de son vol comme les pages feuilletées d'immenses
volumes sur l'architecture; et tombant des feuilles avec un rythme
régulier, le bruit des galets qui chutent pour marquer
le mille romain; galets pour mesurer la retraite de la traîtrise,
galets punitifs syracusins!, remèdes pour la chatte si,
avec ses bottes nimbées de mer, elle continue (j'entends
sa voix maintenant, elle miaule sur les falaises) de toiser nos
protections, à Daisikins et à moi, à l'intérieur
de notre loculamentum. Je suis réchauffé et glacé,
exalté et apeuré. Roses, musique céleste,
le mécanisme du temps! Qu'adviendrait-il de moi si l'auteur
de mes destinées me désertait maintenant?
Novembre 1980
Effort pour
oublier l'attente qui crispe tous ses nerfs. Aussi enfermé
ici que ce cygne femelle posé sur la terrasse. Si cette
créature avait une possibilité de descendre, ne
partirait-elle pas? La nourrit-il? Il la regarde par la porte
et remarque qu'elle meut son long cou d'avant en arrière,
et pense prétentieusement: Comme la navette de Pénélope.
Mais le cygne attend aussi. Il se demande tout à coup ce
qu'il ferait si lui, l'auteur de son destin de cygne, disparaissait
tout simplement, si Dieu simplement s'en allait. Il se dit qu'autrefois
ils se préoccupaient de toute cette merde mais plus maintenant.
Dieu, cette idée tiède dans un monde de froideur
finale.
Ce cygne. Quand l'approche de la Mort dénoua le silence
de sa gorge. La mort. Il devrait le nourrir. Que mangent les cygnes?
Lui donne-t-il un nom? Pourquoi pas Margharita? Le nom de sa mère.
Pour passer le
temps il commence à écrire, se réfugiant
dans un autre siècle.
Note: Vérifier
" pétulance ". N'appartient peut-être pas
au 19e siècle.
Troisième jour de novembre 1770
Les images
de la passion, lorsqu'elles parvenaient ainsi à Vilet,
le poussaient, terrorisé, à saisir dans ses bras
le symbole de sa pureté, sa petite Marguerite, et à
s'envoler sans autre lumière que celle de la lune, inconstante
au dedans comme au dehors, car toutes les fenêtres ne la
montraient pas en poursuite et bien que la nuit fût sans
nuages elle n'apparaissait pas. Puis tout aussi soudainement,
aussi furtivement, elle recommençait à projeter
de ses bizarreries sur les planchers, qui, par leurs motifs ressemblaient
à des strophes runiques et, comme Vilet ne pouvait ni s'arrêter
pour lire, ni lire s'il s'arrêtait, c'était comme
si des chuchoteurs dans les tapisseries interprétaient
pour lui. Il arriva à un passage sans fenêtres, une
brutale obscurité claustrale mais, quoiqu'effrayé,
il ne ralentit pas son pas; et sous la plante de ses pieds nus
il sentit de la mousse et, parmi les vrilles moussues, la piqûre
des aiguilles de pin. Ici, l'air, contrairement à son attente,
était rempli de l'odeur des fougères mais parfois,
aussi, saumâtre, et à certains endroits son visage
était effleuré par de légers objets éthérés
qu'il imaginait comme des graines aériennes, semblables
aux spores tourbillonnantes du polypode du chêne, mouillées
et sèches, les spores humides éclataient parfois
contre sa peau à la manière de bulles de savon,
avec de minuscules bruits d'explosion, laissant sur son visage
de petits cercles d'un résidu membraneux. Lorsqu'il émergea
de nouveau dans la lumière mouvante, il se retrouva dans
un hall de miroirs; mais comme il craignait les traces du résidu
des spores sur son visage, il évita les miroirs et se précipita
vers l'avant, resserrant seulement la prise de ses bras sur son
innocence, qui sommeillait là comme si la fuite éperdue
n'était que le mouvement de bercement de son torse qui
se balançait lorsqu'il s'asseyait pour lui faire la lecture
à haute voix. Le pied d'un escalier, chaussé d'une
pantoufle figurée en tapisserie, émergea des ténèbres
devant lui; il le foula, sans présenter d'excuses, et s'élança,
tête baissée, vers le haut, et une masse de tissu
suspendu ralentit son élan de telle sorte qu'il devait,
de ses ongles et de sa paume, en écarter les guenilles
pour pouvoir continuer à avancer, certains lambeaux paraissaient
tièdes, d'autres froids, certains desséchés,
d'autres encore effroyablement charnus, et ces attouchements étaient
accompagnés de diverses odeurs caractérisées
par leur rancissure, leur ancienneté, leur malpropreté;
et la dernière qu'il dut traverser, avec des haut-le-coeur,
l'estomac secoué, était l'empuantissement du rut.
Dans sa course,
il pénétra dans une pièce si vaste qu'elle
dominait toute la mer à travers une surface de verre si
peu encombrée de meneaux qu'elle était, en elle-même,
une vraie merveille. La pièce était inondée
par la lumière froide, céleste, de la lune, qui
illuminait les recoins les plus sombres, sauf un; une obscurité
dans un coin éloigné semblait contenir une masse,
au milieu de laquelle luisait - mais c'était fini. Vilet
se colla contre l'immense vitre froide; son illusion était
qu'il s'était couché sur le giron même de
la mer. Avant de s'abandonner à l'indulgence de la nuit
- pensées qu'il ne pouvait plus apaiser par la fuite -
il posa sa plus précieuse possession, sa petite Marguerite,
au milieu d'un divan et la couvrit de couvertures, et la pria
de dormir. Au moment où il fit de nouveau face à
la pièce, une fois de plus apparut la sensation instinctive
que le coin éloigné et non éclairé
contenait quelque chose capable de volition.
Il se retourna
encore une fois et se coucha sur l'oeil du vent, de tout son long,
sans défense.
Pour lui la clarté
de la mer sous la lune était empreinte d'épouvante;
et dans le bruit de retrait que produisait la marée sur
les galets résidait un présage qui pouvait se transformer
en désespoir. Une fois, pour sa ruine, tel était
le train de ses pensées, la métamorphose eut lieu;
ce fut sur le rivage d'une autre mer, à une autre époque,
si lointaine que celle-ci et la mer auraient pu appartenir à
un autre univers... dénié, ou que quelque chose
lui avait dénié. Cette nuit-là, l'essence
de la lune sur les étendues désertiques et sur la
marée qui se retirait l'avait amené à deux
doigts d'une certaine compréhension qu'on lui avait annoncée
comme épouvantable et irréversible. Il avait cru
qu'il se tenait devant un impossible précipice et qu'on
lui demandait de regarder en contrebas.
Il comprit à
ce moment que la pièce qu'il avait atteinte était
le terminus de la maison car il entendait au-dessus de lui le
murmure agité de la grande cloche et un battement, comme
d'ailes.
Dans ces temps
anciens il avait été un jeune curé. Le précipice,
alors, était oeuvre d'imagination. Ce soir il se tenait
là où il avait été prédit qu'il
se tiendrait. Regardant en contrebas avec des yeux dessillés
il vit dans les rochers les formes tordues de ceux qui ramassaient
la crête-marine et sous la surface pélagique, transparente,
il vit les museaux dressés de mammifères aussi gris
et usés que des récifs dentus.
Lors de cette
nuit ancienne, on lui avait dit que s'il portait son regard vers
le bas il comprendrait. Il n'avait pas regardé. Son échec
contenait la trahison de l'idée de Dieu et du concept même
de Croyance, car ce qu'il avait eu peur de voir n'était
pas la vibration de la vie éternelle mais seulement la
mer vide qu'il observait à présent; et ce qu'il
avait eu peur d'entendre n'était pas le concert des étoiles
mais la marée abandonnant les galets. Et dans son désespoir
il s'était tourné vers quelqu'un. Et plus tard,
après le tournant, ce qui avait pu être une apostasie,
il avait crié de toutes ses forces. Qu'avait-il crié?
Vers qui? Quelque chose bougea dans le coin. Marguerite? Non,
sous les couvertures, elle était immobile. En s'approchant
du coin sombre, Vilet eut l'impression que des créatures
se pressaient contre les murs pour lui ouvrir un passage.
Quatrième jour de novembre 1840
Sur mon bureau
j'ai trouvé une masse de papiers griffonnés, de
l'encre renversée qui dégouttait sur le tapis. Voilà
ce que j'ai trouvé quand je me suis approché de
mon perchoir nocturne il y a un instant. J'ai cru que la créature
venait de partir, obéissant à mes instructions autoritaires
et emphatiques, mais il est probable qu'" elle " est
arrivée là par erreur ou par méchanceté,
espérant trouver quelque chose à dérober
en guise de souvenir.
Mrs. Wince m'a
envoyé une note aussi brève que possible me disant
qu'elle s'était alitée et que quelqu'un de sa famille
allait venir, comme on m'en avait averti par avance; et la personne
qui m'a apporté la note, un enfant de sexe indécis,
après avoir reçu quelques pièces de monnaie,
est reparti. Comme si elle avait suivi l'enfant jusqu'ici, la
chatte au récent penchant spectral traînait furtivement
dans les parages, quoique ce ne soit pas vraiment l'expression
correcte, étant donné l'assurance et l'insolence
de la bête, aussi semblable à ses comparses de l'espèce
humaine que possible. Daisikins ne m'a laissé aucun doute
sur sa réalité et a tenté de la chasser de
la cour. La chatte n'était pas du tout d'accord et s'est
mis en tête d'inaugurer, mais oui, une danse amoureuse,
présentant son avant et son arrière à l'inspection,
arquant son dos de manière aguichante; et, au grand ahurissement
de ma Daisikins, la chatte a voulu se frotter, du flanc et de
la queue, à la poitrine de ma petite créature. Je
ne sais pas pourquoi quelque chose en moi, à ce moment-là,
a décidé de battre le briquet, et la lumière
s'est faite avec une forte détonation, pour ainsi dire,
car c'est ce qui a dû se passer. J'ai entendu la voix de
Mrs. Wince dire " Ambsus " et, en réponse à
ma question sur ce que faisaient les villageois en hiver, sa voix
a répété obligeamment " Grugent ".
Sauf qu'il m'a été accordé d'entendre, dans
la répétition, ce que cette femme avait réellement
dit. " Grugent ", du fait du son étrange, était
en réalité " grogent ", c'est-à-dire
" gros jeu "; et " Ambsus ", que j'avais pris
pour le nom de la chatte, était " Ambesas " -
les deux as dans le langage des joueurs, comme j'ai l'horrible
privilège de le savoir - ambesas, le plus pur symbole de
la mauvaise, de la désastreuse, de l'immonde, de la tragique
malchance! Comme si la chatte avait lu dans mon esprit, et m'y
avait vu l'identifier avec soudaineté et terreur, elle
a sauté sur un pilastre du portail où il est apparu
qu'elle était un matou; ricanant de là-haut tout
en observant ma pureté, qui croisa le regard du matou avec
dans les yeux, je le jure, les premiers éclairs de la compréhension,
le chat exposa sa lubricité. J'ai été saisi
d'une violence que rien, aucun avertissement, n'aurait pu apaiser;
je me suis emparé d'un morceau de bois qui traînait
et, de l'autre main, d'un pavé; j'ai lancé le pavé
et, dans le même mouvement, j'ai frappé l'animal
avec la lourde planche. Tout cela se déroulant exactement
comme cela s'était déroulé à une autre
époque. En bref, j'ai tué de nouveau. Est apparue,
instantanément, pour autant que j'aie pu m'en assurer,
car ma rage a continué à se déployer après
le meurtre - est apparue comme elle était déjà
apparue une fois auparavant, une créature humaine aux joues
roses et à la bouche ouverte en un grand O, une
grimace qui était certainement une tentative volontaire
de déformer les traits de son visage pour empêcher
que je discerne son sexe. J'ai hurlé devant ce fantoccino,
car le passé me poursuivait; et si seulement j'avais hurlé
alors; j'ai demandé ce que cette chose voulait de
moi. Elle m'a dit d'une voix tremblante qu'elle " remplaçait
" Mrs. Wince. Les soupçons ne m'ont pas assailli;
ils vivaient en moi et autour de moi; ils avaient pris possession
de moi. Je me suis précipité vers la créature
et lui ai ordonné, Montre-moi tes seins.
La créature
s'est enfuie en pleurant et en gémissant. Et, à
mon avis, est parvenue à venir jusqu'ici par un chemin
qui lui était familier et que je ne connaissais pas, quelque
accès caché dans les herbes, une porte secrète;
et ici, dans mes appartements privés, dans sa hâte
de trouver mes possessions, afin de compenser son maître
pour les gages que je lui avait refusés, elle a sali ces
papiers et renversé cette encre.
La rage m'a épuisé.
Je vais encore remettre à la nuit prochaine la description
de ma maison, ma bien-aimée et presque perdue. Ici, une
fois de plus, la douceur du parfum sourd de quelque conduit secret
et radieux, car de telles odeurs doivent aussi être remplies
de lumière. Bonne nuit, Manoir adoré de mon âme!
Novembre 1980
Il pense,
au milieu de la nuit, entendre le cygne lancer un appel de détresse.
Il se lève et sans allumer il avance pieds nus dans le
hall. Il passe devant le vestibule et entend un léger murmure,
comme quelqu'un frottant ses cuisses gainées de cuir l'une
contre l'autre. Sous la porte il voit les pieds. Ses sens le poussent
à se concentrer sur la serrure de la porte, et il sait
que le bruit est l'insinuation d'une carte de crédit par
la fente de la porte. Il dit à voix haute, " Presque
plus de crédit ", et regarde les bottes s'en aller,
mais ce n'est pas une retraite précipitée. Il va
vers la terrasse et regarde la créature. Elle se trouve
dans une position très inconfortable, elle étend,
allonge le cou, se presse contre le haut et large récipient
dans lequel pousse son bouquet de bambou et derrière lequel
gargouille le moteur qui fait circuler l'eau de la fontaine. Essaye-t-elle
d'atteindre l'eau, d'entrer dans la grotte. Il ressent, de façon
inexplicable, une poussée de rage, si soudaine et intense
que de l'écume apparaît sur ses lèvres. Il
sent que le cygne est en grand danger. Il dit, philosophe, "
Comme toute chose hors de son élément ". Alors,
projeté au-dessus de la ville dans un couloir temporel
indécelable dans les symétries d'une ville volontairement
et éternellement nouvelle, il voit un petit homme sombre
agenouillé aux pieds d'une daine, et radialement, comme
un tunnel qui connecterait les images, il y a un autre tube temporel
et à l'intérieur, un grand... oiseau. Les images
sont tellement empreintes d'érotisme qu'il ressent le désir
d'être avec quelqu'un, n'importe qui, même le Portoricain
qui, il le sent, s'appuie contre le mur dans le hall d'entrée.
Troisième jour de novembre 1770
Lorsque la
daine quitta le coin qu'elle occupait Vilet tomba à genoux
devant elle et son mouvement fut accompagné du bruit de
vents tumultueux, peut-être suscités par de grandes
ailes. Et bien qu'il fût mortellement engagé dans
une action de grâce, une partie épargnée de
son cerveau voyait les vents détruire la suffisance de
la mer immobile, la menace de poissons-mammifères, secouer
les eaux abyssales et pousser les vagues de plus en plus haut
jusqu'à ce qu'elles atteignissent et éteignissent
la lumière froide et infidèle de la lune. Il embrassa
les sabots de la daine, qui étaient d'une suprême
noblesse de forme et d'odeur car ils sentaient l'essence de roses,
et les fanons dégageaient un parfum de fougère comme
si ensemble, sabots et fanons formaient un bouquet. Le doux regard
de la daine se posa sur sa tête, courbée dans la
prière, un pardon si profond qu'il lui brûlait la
nuque.
Au bout d'un
moment Vilet se releva et avec la plus grande déférence
prit dans sa main le ruban de soie qui entourait le cou mince
de la daine, et guidé par une lune maintenant-transformée,
il la reconduisit vers son appartement, chantant ses louanges
tout au long du chemin. Et pour saluer leur passage, la grande
cloche déliée sonnait. Le bruit de l'air poussé
par les ailes se mêlait au souffle du vent abluent qui s'était
levé.
Vilet se coucha
sur son lit avec la daine, humilié comme une nonne de Blassoni,
et comme on presse ses lèvres sur le Sacré Coeur,
il pressa les siennes contre cette partie de la poitrine de la
daine derrière laquelle battait le coeur.
À la limite
du sommeil - car la daine avait atteint le sien, ce qu'attestaient
ses flancs qui se soulevaient doucement - il traversa un moment
qui était comme le retour d'une peur antérieure:
il crut qu'il lui manquait quelque chose, ou qu'il avait égaré
quelque chose, et il se leva brusquement; mais une autre peur,
qui protégeait la daine, le poussa à effacer tout
doute de son esprit et à se recoucher plein de confiance,
entre les pattes antérieures de la daine, et à reprendre
son adoration du Sacré Coeur.
Cinquième jour de novembre 1840
Je suis trop
fatigué pour rédiger bien plus que cette note rapide,
une fatigue née de l'excellence de mon esprit et de ma
santé, et qui m'a conduit à " aller et venir
" abusivement toute la sainte journée. Au début,
mon lit ne me paraîtra certainement pas très confortable,
parce que Daisikins n'est pas avec moi. Je vois, après
avoir écrit ceci, que je dois au moins fournir quelques
explications, même si elles sont tronquées.
Alors que j'attendais
les agents du châtiment (les parents du pauvre voleur d'hier,
à qui j'avais demandé d'exposer ses mamelles), j'ai
eu droit aujourd'hui, au contraire, à un véritable
gemme: l'arrivée de la Parfaite Servante, et l'accomplissement
de son travail par la suite. C'est une magnifique enfant, et à
peine étions-nous parvenus à un accord à
l'aide, de son côté, du langage des signes (elle
est muette; un " défaut " appréciable
chez une servante), qu'elle s'est mise au travail avec une telle
volonté et une telle grâce que j'ai été
saisi, au meilleur sens du mot, de gratitude. Et tout au long
de la journée, bien trop courte, même si elle a été
prolongée, par la bienheureuse enfant elle-même,
jusqu'après la tombée de la nuit - au cours de la
journée nous avons eu l'occasion de nombreuses rencontres,
car elle était ici, là, partout, elle apparaissait
à l'improviste dans un escalier, se faufilait hors des
débarras, surgissait, comme d'une boîte à
surprise, des coffres; à tel point que je lui ai demandé,
lors d'une de ces charmantes rencontres, si j'avais raison d'imaginer
qu'elle me suivait vraiment, et l'enfant a rougi et m'a adressé
un tel regard! Je crois bien que je vais devenir, si je ne le
suis pas déjà, l'objet d'un léger culte tendre
et infiniment virginal.
La nuit est tombée
trop vite et elle m'a demandé, très explicitement
avec ses mains brunes, si, du fait des ténèbres
&c, je ne pouvais pas lui prêter ma Daisikins pour l'accompagner
sur le sombre chemin du retour! J'ai été surpris
et un instant effrayé de voir exprimé ce qui avait
été impensable jusqu'alors. Mais quelque chose m'a
permis de me mettre à la place de cette enfant sans voix
à qui, en cas de problème, ma petite terrière
pourrait servir d'alarme claironnante, et j'ai acquiescé.
Oui, j'aurais pu faire monter l'enfant devant moi sur la jument;
mais quelque chose en moi se rebelle à cette idée,
je me sens agité, je ne sais pourquoi. Alors que j'écris,
j'ai la chair de poule en m'imaginant en selle, l'enfant assise
entre mes jambes, mon bras la serrant contre ma poitrine. Qu'elle
soit de sexe féminin n'absout rien. Ceci ne pourra jamais
advenir. Seule Daisikins, ma pureté... Un son, tel un cri,
un gémissement, une chose en détresse. J'ai été
conduit par mon insouciance à heurter les sentiments de
mon asile.
Après
m'être jeté au sol en pénitence, je me sens
un peu pardonné et, alors même que je continue à
écrire, j'en suis récompensé, car la fatigue
a fait place à la tranquillité; l'agitation a fait
place à un sentiment de paix qui, pareil à une fleur
blanche, gagne mon esprit; tout autour de moi tournoient doucement
des senteurs imprécises; et quant aux sons, il s'agit moins
d'une mélodie perceptible que d'une vibration, plutôt
la conscience d'une course rapide, un peu comme si je pouvais
voir mon sang courir dans mes veines. Il me semble que de jour
en jour, d'heure en heure, j'apprends, dans mon école cloîtrée,
" S'il est un paradis sur terre, un repos pour les âmes...
"
Je suis le plus
béni de tous les hommes, maison bénie entre toutes.
Vilet se réveille dans la nuit et se retrouve enlacé
par la laidure d'un Être poilu. Alors même qu'il appelle
à grands cris l'auteur de sa destinée, il se souvient
de ce dont il s'est privé, de ce qui lui a été
ravi par sa propre volonté et par un éblouissement
satanique: sa petite chienne Marguerite, dont il a abandonné
la forme immobile sous les couvertures d'un divan tellement éloigné
dans l'espace et le temps qu'il en arrive à croire qu'elle,
et la pièce où elle est étendue, sont des
brostilles venues d'un autre Univers. Il est persuadé qu'il
a non seulement été abandonné par un Auteur
comme il a abandonné son trésor, un Auteur pour
lequel il a brièvement été lui-même
un trésor, mais aussi qu'il a été maudit
et condamné avant sa conception, laquelle était
l'idée, rendue manifeste, d'une créature damnée.
Toute son intelligence soudainement devenue aussi acérée
qu'une aiguille devant un oeil lui fait comprendre que les pattes
antérieures entre lesquelles il est couché appartiennent
à Sa Majesté Satanique. Il avance une main dans
la fétidité des cuisses poilues de l'Être
vigilant et y trouve le lingam érigé et il sent
sur son cou-de-pied nu la griffure du sabot fendu. Il saute de
son lit et, d'une main qui connaît toutes sortes de ténèbres,
il saisit sa dague.
Je viens de m'éveiller,
couvert d'une sueur aussi profonde que ce qui, dans ma maladie,
était qualifié de transsudation, et dont d'autres
symptômes étaient l'asnomie et la malaene; cette
maladie provoquait des hallucinations impliquant les trois sens
majeurs. Je fais une pause dans ma fuite pour noter, malgré
l'abondance de la sueur, que la fièvre a certainement éclaté
et avec elle toute illusion. Je continue à écrire
alors même que des ailes battent au-dessus de moi. Je peux
voir clairement, comme si j'avais trouvé le planétarium
de ce manoir damné, qu'un immense oiseau blanc, cygne de
l'enfer, survole la maison en dessinant des cercles et va se poser
dans l'assiette rouillée et y produire quelque monstruosité.
Cette assiette a été construite pour cette créature
il y a des siècles; son voyage, depuis l'enfer, a enjambé
les siècles, un vol sans fin, parallèle au mien
mais dans la direction opposée, car je dois tuer de nouveau
avant que les portes grincent et s'entrouvrent pour moi. Ayant
été asservi à la maison, à ses parfums,
à ses mélodies, aux battements palpables de son
coeur, je ne suis pas parvenu à voir, malgré des
yeux qui sollicitaient mon intelligence, des yeux que j'ai volontairement
aveuglés, et je ne suis pas parvenu à sentir malgré
un nez qui s'efforçait de m'informer: l'enfant d'hier,
de mon amourachement, de ma cécité, n'était
pas de sexe féminin. La créature feignait le mutisme
car sa voix l'aurait trahie. Et ses mains brunes qu'elle a gantées,
ayant remarqué que j'étais fasciné par leur
beauté, après la pantomime de quelque blessure légère.
Et sa démarche. Et son odeur. Et ses symétries.
Celles de ma perdition. Le " garmin " ou " gamin
" de Mrs. Wince, en fin de compte.
Il ouvre la porte
de la terrasse et entend le cygne chanter, le chant mutilé
des oies et des fols. Il pense que sa voix est aussi rouillée
que la charité et poignarde la créature au coeur
avec un immense sentiment d'allégresse. Il rentre, laissant
la porte ouverte, car le chant ténu de la mort continue,
le bruit du sang qui chante. Et il vient ici, jusqu'à cet
instrument bleu, et tape les mots sur cette page et c'est comme
s'il chronométrait quelqu'un après avoir pressé
sur le bouton, son chronométrage est parfait pour une fois
comme l'est au moins une fois dans sa vie celui de tout homme.
Il entend maintenant qu'il entend le chuintement de la carte de
crédit qui descend vers la serrure qui se laisse faire.
Il entend maintenant quelqu'un, rien de furtif, plutôt comme
un vieil amant qui revient. Et il veut formuler des mots de bienvenue,
quelque chose comme Père-la-Mort je t'attends depuis si
longtemps.
Étire
un soupir dans l'air.
Étire
un soupir dans l'air.
Et
tire satisfaction.
Et
tire satisfaction.
Étire
la fatigue.
Étire
la fatigue.
Et
attend.
Et
attend.
Traduit de l'anglais par B. Hoepffner