Le Cygne d'argent

Coleman Dowell


                      Le Cygne d'Argent qui vivant jamais n'avait émis de note
                      Quand l'approche de la Mort dénoua le silence de sa gorge
                      Ayant posé sa poitrine contre les roseaux de la berge,
                      Chanta une première et dernière fois, ne chanta plus;
                      Adieu à toutes joies, ô mort vient fermer mes yeux,
                      Moins de cygnes aujourd'hui que d'oies,
                       moins de sages que de fols.
                                                                    Anonyme du dix-septième siècle


Premier jour de novembre 1770
       Lorsque que Robert Vilet eut été seize jours en possession de la maison, l'occupant d'une ferme voisine lui fit connaître la raison mystérieuse, humble mais séduisante, pour laquelle la maison, depuis longtemps tombée en insuétude sur sa haute falaise côtière, avait été nommée The Toll House (La Maison du Péage). Son ancien nom était en fait The Tall House (La Maison Haute), ce qui, en convint Vilet, la décrivait fort bien; lorsqu'on la voyait depuis la plage de galets en contrebas, la hauteur de ses nombreux étages paraissait immensément exagérée; un voyageur solitaire ou une vigie sur un vaisseau lointain aurait pu imaginer, sous la pente abrupte de son toit, des conventicules d'hérétiques attirés là par la possibilité, en cas d'urgence extrême, de fuite immédiate vers la haute mer; et son unique flèche, qui recelait une cloche, qui, quand le vent était au noroît, s'agitait souvent en grommelant dans son coin comme une énorme créature enchaînée, dominait toute la campagne.
       C'est ainsi que ce petit mystère ne tenait qu'à la prononciation des autochtones, laquelle transformait " water " en " woder " et " tall ", apparemment, en " toll ". Tout en prêtant attention à son informateur avec, pour ainsi dire, des oreilles neuves (l'explication du nom de la maison était accompagnée de gestes, comme si l'homme parlait à un imbécile; " toll ", ne cessait-il de répéter à Vilet, indiquant à partir du sol des distances de plus en plus hautes, que Vilet, tout d'abord, prit pour l'illustration des tas d'argent qui s'empilaient au péage, dans la " toll house "!), Vilet se rendit compte qu'il n'avait pas compris grand chose à ce qu'on lui avait dit depuis son arrivée, deux semaines plus tôt, et eut l'immense satisfaction de percer un autre mystère à l'aide de la même aune linguistique.
       Lorsque, ce premier soir, Mrs. Wince l'avait quitté en lui indiquant qu'il trouverait " la bratte " dans la dépense, il avait imaginé qu'elle faisait référence à la baratte et fut extrêmement ennuyé de ne pas l'y trouver. Peu disposé à souper sans avoir de beurre à mettre sur son pain, il fit des recherches approfondies dans toute la maison, convaincu que cette femme écervelée avait pu tout aussi bien poser le beurre, dans la baratte, sous la cloche de la flèche. Il trouva finalement le pot frais et embué dans une pièce glaciale, un caveau profondément enfoui sous terre où coulait une eau rapide et profonde, une chambre froide monstrueusement particulière traversée de labyrinthes irradiants dont les longues veines fluviales charriaient d'impénétrables ténèbres sous la maison avant de disparaître, d'où les bruits de soupirs. Ce temple chtonien, la dépense? Et pourtant il supposait que la coutume du pays devait être de donner le nom d'office à la dépense du haut; ou, étant donné l'aspect médiéval du manoir celui d'almaire!
       Le matin suivant, en fouillant l'office (ou dépense, ou almaire) à la recherche de bacon pour son petit déjeuner (il avait annoncé, à la grande perplexité de Mrs. Wince, à qui il ne pouvait offrir aucune sorte de mitigation, qu'elle ne viendrait " s'occuper " de lui que deux jours par semaine), il y trouva une écuelle couverte contenant une mixture à l'odeur et au goût d'une très douce fraîcheur; après en avoir mis une partie à frire, il se rendit compte que la bonne Mrs. Wince lui avait laissé de quoi " se faire ", non pas un cigare, mais une excellente crêpe allemande, car dans une autre écuelle juste à côté se trouvait une décoction fort relevée de pommes et d'épices, les moelleux " ingrédients " de sa légère " pfannkuchen ". En se servant, pour ainsi dire, de l'aune linguistique, il comprit alors qu'il avait trouvé la " bratte " (pâte) qu'on avait promis de lui préparer et de lui laisser dans la suspense! Mais, se dit-il, son cerveau avait traduit " suspense " aisément et inconsciemment, par association: où pouvait-on trouver du beurre sinon dans la dépense &c (à l'exception, nonobstant, de son propre cas). La désinvolture de la référence de Mrs. Wince - il prit note de son usage de l'article défini - l'aida dans sa déduction - confirmée par la suite - que la crêpe aux pommes était " le " petit déjeuner de cette région.
       Il était désolé d'avoir à abandonner l'image d'un lieu de péage fonctionnant - ainsi qu'il l'avait imaginé au cours de ses premières rêveries - comme un lieu de passage pour les marins noyés, un lieu où, après s'être acquittés d'un péage en doublons, ils apprenaient l'art de hanter et l'art d'orner leurs vêtements de festons d'algues et de coquillages; ceux qui avaient un sens prononcé du tragique apprenaient comment porter correctement un albatros après l'avoir occis.
       Lorsqu'il s'en revint de sa visite fort éclairante à la ferme voisine et qu'il pénétra dans le long tunnel d'arbres qui menait à Tall House (comme il était désormais déterminé à l'appeler, en éliminant l'article, qui était de trop, car aucune autre maison ne lui ressemblait), ce tunnel dont l'arc était d'une telle perfection qu'il était possible de discerner dans les branches entremêlées tout en haut l'encorbellement occulte des pousses latérales, sa jument broncha et se mit à danser dans l'ombre de la nef (qu'un romantique aurait été tenté de décrire comme " semblable à une crypte ") comme devant une présence férine, et dans le lointain il entendait les aboiements féroces de sa chienne, dont la rage futile s'exprimait dans la cour, car il avait refermé sur sa terrière les lourdes et solides portes, lui ayant refusé, en guise de punition pour une absence prolongée, un peu plus tôt, la course effrénée dans la campagne que cette perfide avait réclamée.
       Quelque chose, donc, ou alors un ensemble, une série de choses, peut-être, avait laissé une piste férine qui courait de sa terrière à sa nouvelle jument docile. Le menton posé sur sa main, il observa le crépuscule de l'avenue qui s'étendait devant lui et se dit qu'il était le seul, lui, le moins doué des trois êtres connus momentanément concernés, à ne rien sentir avec son nez inadéquat, à ne rien détecter avec son ouïe, si peu utile comparativement, ou à ne rien apercevoir avec sa vue tronquée, de la présence étrangère. Comme si elle était en parfait accord mental avec lui, la jument dressa les oreilles, puis les tendit vers l'avant. Au loin, sa terrière cessa d'aboyer aussi brusquement que tombe la nuit. Alors, des ombres ténébrescentes projetées devant lui par les troncs d'arbres sous le faucillon de la lune, surgit une jeune daine, son pelage reluisant des marques constellées de sa jeunesse, comme surnaturellement nimbée.


Deuxième jour de novembre 1840
       En relisant le début de cette histoire moderne de revenants que j'ai l'intention d'écrire, rédigée exactement comme je l'avais imaginée au cours de ma nuit blanche, bien trop las pour allumer une lampe et travailler quelque temps à mon bureau, mais tout en élaborant des connexions mnémoniques tout aussi complexes que celles que j'avais imaginées jusqu'à présent pour ne pas en perdre la moindre implication au petit matin, je m'avise que je pourrais me poser la question suivante: Serais-je en train de m'acharner de façon trop appuyée sur le thème (bratte, pâte) de la compréhension fautive? Cependant je ne pense pas pouvoir faire moins, si je veux suggérer au lecteur, dès le début et avec force, que le narrateur est capable, du fait d'une nature rêveuse et étrangement distraite (ce dont il est en partie conscient, ce qui explique la dissertation qui termine la section et qui concerne ses sens défectueux) - que le narrateur est capable de percevoir la vérité tout en imaginant percevoir autre chose: en cherchant le beurre il tombe sur ce qui aurait dû être l'objet de sa recherche, la pâte à crêpe. Peut-être un don surnaturel.
       Il est vrai, évidemment, que ces détails peuvent être altérés à mesure que s'accroît ma propre perception de ce que je voudrais dire, pour ainsi dire, de manière infraliminale. Je suis vraiment stupéfait de me sentir poussé à écrire quelque chose d'aussi contraire à l'oeuvre que j'avais esquissée: une histoire de revenant, alors que j'avais pensé me livrer à des spéculations afin de développer les mensonges probables que Sebastian, fils de John Cabot, un Vénitien exilé tout comme moi, avait fait sur son père. Cependant la maison, comme c'est souvent le cas lorsqu'on vient de s'installer et qu'elle vous attire mystérieusement, me pousse à spéculer sur elle, et à la " connaître " psychiquement; à déchiffrer autant que faire se peut les runes de son passé, lesquelles, en dépit de toute l'imagination littéraire que je suis supposé avoir, me sont peut-être présentées avec trop de littéralité. Par exemple, l'expression " conventicule " et l'image afférente: au cours de mes deux semaines de méditation je n'avais encore jamais pensé à donner à la maison la moindre connotation religieuse, hérétique ou autre, en tout cas rien qui ait à voir avec une chose dans laquelle je suis aussi peu versé que le protestantisme des deux derniers siècles. Pourtant le mot comme l'impression étaient là, avaient surgi, ne faisant qu'un avec la nouvelle fantaisie sur la flèche et sa cloche, comme un chat surgissant des ténèbres.
       La chatte. Occurrence occulte numéro un, suivant de près mon invention de la daine. Alors que je marchais le long de la falaise en compagnie de ma chienne Daisikins, la mer automnale encore calme au bas de la falaise, enveloppée d'une lueur blanchâtre pareille à un léger voile de neige, une chatte est apparue. Sans doute une apparition, car Daisikins n'a pas bronché, ne s'est pas affolée; elle a pissé méditativement et sans se presser le moins du monde, tandis que ses yeux suivaient tranquillement la créature qui longeait le bord de la falaise. Et j'ai pensé: Elle est persuadée que je ne vois pas l'animal! Et je me suis interrogé, ce n'était pas la première fois en ce lieu, sur tout ce qu'elle pouvait voir et qui m'était invisible, tout ce dont elle me protégeait par son absence de réaction, et si cela expliquait pourquoi elle ne se précipitait pas sur le fantôme imaginé. Si je dis " imaginé ", c'est parce qu'il l'était, car la chatte paraissait, comme la mer, voilée de blanc, minette vêtue de noces, son matou mort ou l'ayant abandonnée (que pourrait-il y avoir d'autre?), traînant les tristes lambeaux de sa tragédie au bord de ma falaise. En termes plus terre à terre, si l'animal était réel, il valait mieux que ce fût une femelle, ou alors, comme l'auraient dit mes compagnons de jadis, ce n'était pas de mise. (À vous, gentlemen, maileçon, maileçon, que Notre Dame des Cieux me pardonne!)
       À ce moment, en examinant le calme de ma chienne, j'ai vu qu'elle aussi était vêtue du pâle suaire, puis que j'avais moi aussi été blanchi sépulcralement, que j'avais été contrefait par la duplicité de la lumière qui ne provenait d'aucune lune. Non, la mer elle-même engendrait cette étonnante lueur, jetant contre les hautes falaises, devant mes yeux stupéfaits, la lumineuse marée phosphorique.
       C'est alors, il n'y a pas plus d'une heure, que j'ai puisé dans ma mémoire, comme un aveugle peut être amené à se rappeler des étoiles qu'il a aperçues dans sa petite enfance, le souvenir d'une mer semblable, au-dessus de laquelle j'étais couché à l'abri de bras puissants, dont je crois avoir ressenti tout l'amour, et j'avais été instruit du nouménal, étalé en contrebas: celui d'organismes aussi innombrables que les étoiles, s'élevant à la surface de la mer pour se nourrir, projetant leur lumière, en cette rare occasion, sur ces observateurs fortunés de la nuit. (Même ici, dans cette suprême solitude, je ne peux qu'inscrire le nom du premier traître: père; et uniquement entre les murs de ces parenthèses.)
       Il s'agissait d'une mer du sud, d'un été au parfum de jasmin. Il faut que je demande à Mrs. Wince ou à mon voisin si cette occurrence n'est pas en fait un peu recherchée dans ces eaux glaciales, presque deux mois après l'équinoxe d'automne.
       À présent, dehors avec ma bougie pour vérifier si le plancton phosphorescent, en traversant de larges fenêtres sans rideaux, pourrait éclairer le tumulus du lit de plumes dans lequel nous dormons, Daisikins et moi, dans un sybaritisme souvent submergé. La taille de ce lit, de cette chambre, pour deux créatures aussi petites! Mais d'autres détails sur la maison viendront plus tard, maintenant que j'ai de nouveau la plume à la main.
       Nota bene: Je suis convaincu que Tall House, dans mon histoire, est un nom qui recouvre parfaitement la réalité et ainsi, à la lueur de ma bougie, dans une merveilleuse somnolence, je la baptise de ce nom, et que les faits et la fantaisie pour une fois s'enlacent, amants qualifiés de notre laiteuse nuit littorale.


Novembre 1980
       Il n'est pas sûr de la date, n'étant pas sorti depuis plus d'une semaine. Et le portier qui téléphone, impertinent, pour demander si tout va bien. Il n'est pas réellement soucieux, il pense seulement aux étrennes qui approchent. Il demande au portier si quelqu'un l'a demandé et le portier fait une pause, toujours cette pause menaçante, avant de répondre, " Le gentleman portoricain est venu " pause " de nouveau ". Il le remercie de ne pas avoir laissé monter le Métèque, lui intime de continuer de la sorte, insinuant qu'il y a du blé à la clé. Il pense, rythme, sens du rythme, équilibre, équilibre, pense que ces mots auraient dû avoir été tatoués sur sa peau à la naissance, lorsque le tapotement recommence. Pense que quelqu'un aurait dû le châtrer à la naissance, pense que quelqu'un aurait dû renoncer à la lubricité bestiale pour une nuit une seule, et ce qui aurait été conçu à une autre occasion, même cinq minutes plus tard, n'aurait pas été lui. Et le tapotement contre la porte de la terrasse. Un oiseau. Une mouette à ce qu'il lui semble. Tapotant avec son bec émoussé, il n'en voit que la tête, elle ne doit donc pas être bien grande. Une heure plus tôt quand elle avait commencé ce tapotement furtif il avait pensé froidement qu'elle devait être la Mort et avait voulu lui ouvrir, elle ne ferait que devancer quelqu'un d'autre, mais il s'était demandé: Comment une mouette s'y prendrait-elle pour tuer un homme? et avait répondu, En le poignardant avec son bec. Et elle s'envole ou bien elle n'est plus là, il croit la voir, son immense envergure, extraordinairement blanche dans la lumière qui surgit vingt-cinq étages plus bas, elle survole une rue trop calme pour cette ville à dix heures du soir. Où donc, se demande-t-il, sont les Métèques et leurs bongos, où sont les Ritals et leurs voix, où sont les Noirs - les dames et les gentlemen de la nuit - avec des transistors implantés dans la poitrine? Il est convaincu que ces gens couleur de nuit subissent trois opérations d'implants au cours de leur vie: à la naissance, un mini-Sony; à la puberté, une radio Panasonic portable AM/FM avec Contrôle Réveil Automatique (au cas où ils s'assoupiraient); et, pour leur dix-huitième anniversaire, un IMMENSE New World Monitor II avec double circuit de filtres hétérodynes, indication lumineuse digitale de fréquences avec cinq chiffres après la virgule, calibreur d'ondes courtes et contrôle des fréquences radio pour minimiser le décalage des stations, commutateur 120/220 volts. Possibilité, aussi, de capter les bandes de fréquences amateurs et C.B. Mixage en play-back, microphone condensateur incorporé et toute la puissance de la trompette de Gabriel. Poème: Gabriel arrive/il joue/personne n'entend/à cause du bruit des radios. Il pense aussi, Cette mouette a désespérément besoin de quelque chose et il aimerait qu'elle parte oh qu'elle s'en aille. Se peut-il qu'elle l'appelle pour qu'il la suive jusqu'à la mer, ou seulement jusqu'à la rue, vingt-cinq étages en contrebas?


Premier jour de novembre 1770
       Vilet et la daine se regardèrent. Il était persuadé de voir dans son regard une réelle intelligence de qui il était et ceci fit naître en lui un effroi momentané, car l'idée d'être perçu intimement par une bête était contre nature. Et pourtant les bêtes n'avaient-elles pas perçu la Divinité du Christ? Un miracle produit par l'obscurité qui tombait, à laquelle se mêlaient maintenant de longs tentacules d'exhalaisons brumeuses en provenance du sol qui se refroidissait rapidement, fut que Vilet crut pouvoir deviner les contours d'une crèche autour de la daine. Si à ce moment elle s'était agenouillée et avait levé la tête vers la lune et l'étoile qui l'accompagnait, il n'aurait pas ressenti le moindre atome de l'effroi qu'il venait d'éprouver à l'idée de perception bestiale. Ce fut avec humilité qu'il pensa que les bras de l'Église formaient un creuset à l'intérieur duquel la Pierre Philosophale de la Croyance transformait toutes choses.
       Et alors, aussi rapidement que tout cela avait surgi - la daine, et la perception du mécanisme de la Grâce, qui fonctionnait aussi bien au profit de la bête qu'à celui de tout transgresseur mortel - tout disparut; la bonté de tout disparut, et là où il avait entr'aperçu les bras de la crèche-Église, il vit le garde-manger, la pièce de Tall House où était conservé le gibier, et la daine y était couchée sur la table grossière, du sang refroidi et séché entourant les constellations de sa jeunesse, la fourrure dorée à moitié arrachée de son corps. Aux poutres du plafond étaient suspendues les carcasses de toutes sortes d'animaux de même provenance, depuis des lièvres aux yeux énormes, proprement mis à mort, jusqu'aux sangliers dont la tête était presque entièrement détachée et dont les longues broches étaient rouge sombre de sang figé. Près de la daine, un choeur de faisans, de cailles, de bécassines, de colombes suspendus à des crochets fixés aux murs. Voilà, voilà, semblait-elle lui dire tristement, ce que sera mon destin. Voilà pourquoi certains d'entre nous sont nés, pour finir dans un bain de sang!
       Avant que la vision eût disparu complètement, Vilet se laissa glisser de sa jument avec un sentiment d'immense faiblesse, comme s'il avait été témoin de toute la mortalité après qu'elle eût été sacrifiée. Il s'appuya contre le flanc de sa jument, avec l'intention de s'avancer, quand il le pourrait, tranquillement et avec une calme assurance, vers la daine et de poser sa main sur elle. L'action comprendrait une triple intention, car par ce geste il la revendiquerait, l'apaiserait et vérifierait par lui-même qu'elle n'était pas un fantôme. Il avait été informé intimement qu'en posant sa main sur elle il la ferait sienne. Il ne voulait pas trop s'attarder hors de sa vue, pendant qu'il reprenait des forces contre le flanc de sa jument, de peur que la daine crût qu'il complotait contre elle. Il fit le tour de la jument d'un pas ferme, sa main toute prête, caressante, et s'aperçut que la daine avait disparu.
S'étant accordé un instant de répit il essaya son rire, conscient que, d'une certaine façon, on s'était moqué de lui et il se dit, " informé intimement, vraiment " et rit de nouveau, puis bondit sur sa jument en la forçant à galoper sous lui. Ils filèrent le long de l'avenue, son rire résonnait, un marteau pour l'enclume glaciale de la nuit, et au loin sa terrière enfermée, ayant entendu sa voix, se remit à aboyer avec furie.
       Il avait donné le nom de Marguerite à sa terrière, du fait de sa ressemblance avec la fleur des champs, de l'auréole de fourrure argentée autour de sa petite tête vive et de sa manière enjouée de bondir de terre. Il ouvrit immédiatement les portes de sa cage, amusé à l'image d'une cage aussi grande pour une créature aussi petite, et lui et Marguerite, sous la lune falciforme, effectuèrent une touchante réunion. Ensemble ils s'occupèrent de la digne jument, Marguerite reniflant les sabots diligents pour y trouver la saveur de ce grand monde dont l'accès, à cause de sa mauvaise conduite, lui avait été refusé.
       Tout en pansant sa jument, Vilet se prit à réfléchir à la punition, se demandant en quoi une rétribution réclamée à des créatures dans la compréhension desquelles un tel concept n'entrait pas pouvait être efficace. La satisfaction, parfois morbide, d'avoir " puni " ses animaux ne concernait que lui: Marguerite continuerait à courir, à s'enfuir, elle comprenait courir et ignorait s'enfuir. Sa jument broncherait encore et le jetterait à terre s'il manquait de fermeté. Et la fouetterait-il, lui refuserait-il sa bouillie, ou sa vindicte le pousserait-elle à l'épuiser en la faisant galoper? Ces techniques - le grand galop, le fouet, la faim - étaient humaines, et il fallait les utiliser contre d'autres humains; les hommes refusaient et punissaient les passions, le désir et la gratification; la seule passion permise étant l'amour de Dieu. Et qu'était-ce donc que le désir de course de Marguerite, et l'exploration, et les odeurs, et la poursuite, sinon une ardeur sainte et innocente? Elle lui avait demandé, l'avait supplié, faisant jouer tout son immense charme, de la laisser venir avec lui; elle avait demandé qu'ils fussent ensemble, ce qui s'opposait à son expérience du monde des hommes, de l'humanité. Dans ce monde, l'ultime rire, pour qui cherchait un rire vengeur, était dans le développement de l'être " humain " à partir de la compassion " humaine ", un exemple de renversement complet; d'apostasie linguistique.
       Vilet détestait chez lui cette capacité à créer des inférences dans ses tentatives d'explication de la correspondance et la réciprocité entre les humains et les bêtes et, terminant de soigner sa jument, lui ayant donné à boire et à manger avec une tendresse empressée et peu habituelle - car sa soeur, la daine, restait délicatement gravée dans son esprit - il siffla pour appeler Marguerite, dont la pétulance, comme il s'en rendit compte alors, s'était très peu manifestée dans la stalle depuis quelque temps. Il pensait qu'en entendant son sifflement strident elle bondirait du coin où elle sommeillait pour récupérer après ses excès, après ses tentatives de grimper aux murs de la cour pendant son absence. Au contraire, elle lui adressa en réponse, de dehors, un petit gémissement tremblant et interrogatif. Il la trouva qui l'attendait dans la cour de l'étable, sa queue bouclée, non coupée, en berne.
Mais elle ne pouvait pas lui dire ce qui, dans la nuit, avait touché cette corde en elle et il sourit tristement en découvrant, lorsqu'il répéta mentalement le bruit qu'elle avait produit, qu'il ressemblait énormément à certains sons dont la voix humaine est capable quand elle est prise dans un accès de passion sensuelle, la chair empalée, saignant comme sur une épine. Que l'enfer de la conséquence, Dieu l'entende, lui soit épargné.
       Sacrifiant la promenade sur la falaise qu'il lui avait promise, il étreignit Marguerite, la souleva et l'emporta, passant sous les immenses portes de Tall House. S'arrêtant seulement pour allumer une chandelle, et dans chaque pièce, dans chaque couloir où ses pas résonnaient, pour enflammer les bougies des appliques et des candélabres, afin de bannir les doubles ténèbres de la nuit et des pensées de la nuit, il avança rapidement dans le labyrinthe des corridors pavés et arriva enfin au garde-manger. Il dut faire un effort pour débloquer la lourde porte de chêne et le courant d'air que provoqua l'ouverture brutale éteignit sa chandelle. Il pénétra dans une obscurité qui céda la place lentement à une illumination spectrale venue de l'extérieur. Aussi loin que portait la vue de Vilet, le paysage qui s'étendait au-delà de la pièce était couvert de neige. Le garde-manger était bas de plafond et carré, et une grande fenêtre basse aux lourdes vitres se trouvait juste au-dessus de l'épaisse table sur laquelle, lors de sa dernière et rapide inspection, étaient étendus deux lièvres, et un couple de bécasses était suspendu plus haut. Mais ce qui se trouvait sur la table était maintenant de plus grandes dimensions. Il sentit son coeur bondir violemment dans sa poitrine au moment où l'objet remua et se dressa sur ses pattes antérieures, sa silhouette se découpant sur le paysage enneigé. Il crut qu'il allait tomber dans une pâmoison telle que même un thanatomètre ne parviendrait pas à attester qu'il était vivant, tandis que son âme s'échappait en fumée de son corps affalé sur la table ensanglantée, et se mêlait à celle de la créature. Au moment même où ses yeux tentaient de l'abandonner ou de lui fournir un répit, il vit que la créature, à présent debout sur ses pattes, était derrière la fenêtre, écartelée par le châssis et les vitres. Elle avait fait sa couche sur un talus de terre qui arrivait jusqu'à l'appui de la fenêtre, destiné à isoler la chambre mortuaire. La daine, délicatement éclairée de blanc par l'illusion de neige produite, pensait-il à présent, par la lumière de la lune combinée à celle des étoiles et du givre, avait choisi de s'étendre aux portes mêmes de son destin; avait volontairement élu résidence à un endroit d'où elle pouvait voir les cadavres de son royaume.
Vilet perdit le contrôle de lui-même et cria dans sa direction, dans l'atmosphère alourdie par l'odeur de sang, " Quelle est la signification de cela? " La daine le regarda avec des yeux qui brillaient comme ceux d'une créature béatifiée. Elle semblait radieuse d'une perception sanctifiée entièrement perceptible dans les rayons de ses yeux.
       Il rebroussa chemin jusqu'à la cour, Marguerite sur ses talons. En lui, la double vision, d'abomination et de résurrection, résidait pari passu; et dans la cour il s'aperçut que ce qu'il avait pris pour des tiges de bardane poussant entre les pavés était en réalité des fleurs de la passion, témoins fanés du fait que Tall House était ou avait été un château chrétien. La foi reposait comme un charbon dans sa poitrine lorsqu'il ouvrit les battants du portail et les laissa entrouverts pour la visitation.


Troisième jour de novembre 1840
       Je suis extrêmement mécontent d'avoir permis à Vilet de se laisser aller à la misanthropie. Ceci n'est pas, je le répète, n'est pas, une autobiographie. Mon idée semblerait donc avoir été, je suppose, n'en ayant pas d'autre, et encore étonné du désir d'aller à l'encontre de la raison même qui m'avait fait prendre cette maison en location, c'est-à-dire, écrire le mémoire sur Cabot - mon idée, comme je l'ai dit, semblerait donc avoir été de me laisser aller à une poursuite imaginée de fantasmagories pour échapper à ces pensées que Vilet s'était permis, malgré moi, d'exprimer. Le fait est d'ailleurs que j'ai commencé la " chronique " d'aujourd'hui dans la mauvaise humeur, ayant découvert, en relisant ce que la veille j'avais pensé digne d'être chroniqué, que j'avais utilisé, pour ma femme de charge, le nom de " Mrs. Wince ", issu de la fiction. Ceci semblerait indiquer un manque de contrôle de ma part que je dois absolument me hâter de contrer avec toutes les forces dont je dispose. Mes médecins m'ont déclaré guéri et je m'interdis la moindre rechute.
       Comme pour me calmer, Daisikins est depuis peu près de ma jambe, m'invitant par des sourires et une délicieuse courbette, pattes avant tendues, extrémités croisées, elle évoque la salutation d'un personnage oriental, à l'accompagner pour une autre promenade spectrale (nous ne sommes rentrés qu'il y a peu, j'ai interrompu notre promenade pour donner libre cours dans ces pages à mon mécontentement croissant). Non, ma très chère compagne, il me faut te dire non. Je m'étais promis que cette nuit, et sans plus tarder, je rédigerais, ou commencerais à rédiger, pour les annales de ma vie et de mon époque, ma " chronique ", car c'est ce dont il s'agit, la situation de cette maison dans son opposition (ou sa coïncidence) avec la Tall House de la fiction, ainsi que les circonstances, du moins ce que je peux en dire, de ma présence ici.
       La maison est vaste; vraiment, il faut le dire, très vaste et aussi carrée qu'un temple grec, auquel, vue de la mer, elle ressemble beaucoup, et c'est depuis la mer que je lui ai jeté mon premier (et fatal) long coup d'oeil, avant de faire relâche, comme je l'ai fait, dans le port le plus proche, qui s'est trouvé être le village qui était autrefois le fief de la maison. À l'arrière, son allure est toute différente, des pignons, des corps de bâtiments et des cours, tout cela enserré dans une cuirasse dont la solidité est faite de roc, de chêne, de cloutage de fer et du plus massif des verres à vitres. Vingt ramoneurs pourraient se tenir à l'aise dans chacune des cheminées et être hissés tous ensemble par les conduits jusqu'au toit, sur lequel se dresse, non pas mon invention, la flèche du clocher, mais une autre structure plate et carrée, avec des colonnes sur toute sa périphérie et, sur son toit, une Curiosité: une chose de grande taille, concave, rouillée, semblable à une assiette et qui, pour moi, n'avait ni rime ni raison.
       Dans ce bâtiment carré, aimablement pourvu de fenêtres, qu'on atteint de l'intérieur par un modeste escalier dérobé, les mêmes vingt ramoneurs plus vingt autres, horrible idée, pourraient trouver un logement confortable, une chambre (vite fétide) pour chacun. En vain ai-je demandé à Mrs. Wince de. Damnation. Et enfer. En vain ai-je demandé à Mrs. Hubbard de me raconter l'histoire de cet appareil en forme d'assiette. Elle se dissimule derrière une incompréhension qui provient du langage, ou d'autre chose. Quand j'ai posé la même question à mon voisin (qui dans la fiction a renseigné Vilet au sujet du nom de cette maison), l'homme m'a jeté un de ces coups d'oeil qui sont un trait particulier des reséants de ce pays, coups d'oeil composés d'insolence et de vacuité imbécile. Eh bien, peu me chaut ce que cet idiot de constructeur pensait avoir placé sur le toit; je l'appellerai " L'Assiette " et j'en aurai fini avec ce satané objet.
       Je viens de dire, et à présent j'écris, " je suis désolé ". Cette excuse est présentée à la maison, mon abri, château, grande et magnifique carapace. Je m'excuse de ce ton coléreux et déplacé, dirigé à l'encontre de la laideur du monde, qui a beau se glisser jusqu'à nos solides barrières, jamais elle ne pourra les briser. Alors que j'écrivais avec tant de haine, j'ai eu l'impression d'entendre une note semblable à un gémissement, et c'était la voix de la maison, le bruit d'une chose dans le besoin, d'une chose blessée. C'est ainsi, si les maisons pouvaient avoir des sentiments, qu'elle aurait exprimé sa blessure. Car, je suis arrivé ici, comme en réponse à un appel, vraiment à point nommé, car des décisions avaient été prises et on s'apprêtait à détruire de fond en comble cet ancien rempart, ce temple, avec ses splendides et vastes couloirs aux proportions parfaites, ses terra-cottas et ses sols de marbre, ses linteaux sculptés, ses plafonds immenses, ses profondes embrasures, les courbes et les volées de ses escaliers, j'en ai découvert une douzaine et je soupçonne, du fait de certaines symétries décelables de l'extérieur, qu'il doit y en avoir encore une autre douzaine. Il existe une fenêtre en encorbellement particulièrement magnifique qui surplombe une cour intérieure et qui, d'après sa position, indique qu'elle ouvre sur un autre escalier encore; mais je ne l'ai pas découvert dans la maison. Ceci m'a obscurément troublé, comme si quelque beauté interne, chez moi, m'avait été rendue inaccessible. Mais ce soir, lorsque je me promenais dans le Parc, il y avait une lumière derrière cette fenêtre. Il va de soi, évidemment, que l'on sait fort bien qu'il n'y avait là aucune lumière, que l'illumination venait du dehors, quelque tardif rayon terrestre distordu vers le haut, car la fenêtre donnait sur le Parc, la forêt. Toutefois, l'illusion était propre à vous couper le souffle et honteusement réconfortante, car je me suis laissé aller à imaginer que quelqu'un était là à m'attendre. Et maintenant, de ceci, plus un mot.
       Aujourd'hui Mrs. Hubbard est venue m'apporter ce qu'elle avait acheté dans les magasins du village pour que je puisse tenir trois jours de plus, elle conduisait elle-même sa petite charrette et moi, lorsque je me suis rendu compte qu'elle avait l'air un peu abattu, je l'ai questionnée. Il semblerait qu'elle est sujette à de violentes attaques de " lumbogo " lorsque le vent est à l'est, et il peut alors continuer à souffler, m'a-t-elle assuré tristement, avec une sorte de poésie grossière, " jusqu'aux rages du solstice d'hiver qui détrenchent les nids d'alcyons. " Pouvait-elle, me demanda-t-elle, mains serrées en prière, si la douleur devenait " torrible ", envoyer quelqu'un d'autre pour la remplacer jusqu'à ce qu'elle se remette? Avec une certaine indifférence, en l'absence de tout sentiment chaleureux pour elle, je lui dis qu'elle pouvait. Dans son soulagement, elle me promit pour mon déjeuner du lendemain un " oiseau brodé ", ce qui signifiait, je suppose, " bradé ", ou rôti. (Cet usage n'est pas plus étrange chez elle que le mot qu'elle emploie pour le sommeil; lorsqu'elle me quitte après la tombée de la nuit elle me dit " sloff good ", ce qui semblerait indiquer des racines germaniques chez ces paysans. Pourtant, comment elle en est venue à donner le sens de " mignon " à " minne ", je n'en ai pas la moindre idée. Mais souvent l'effort qu'il faut faire pour comprendre ce qu'elle dit ressemble au déchiffrage de caractères inconnus gravés sur une pierre usée.)
       Revenant sur un éventuel remplacement au cas où elle serait malade elle m'apprend qu'elle " ponsait " qu'une fille de sa propre soeur, une " gormine ", pourrait merveilleusement s'occuper de moi et qu'elle serait peut-être plus à mon goût qu'une vieille femme comme elle! Sur ce, elle fit entendre le premier rire que j'avais encore jamais entendu sortir de sa gorge goitreuse. J'ai acquiescé, donné ma permission pour qu'une " gormine ", une expression locale, me semble-t-il, pour quelqu'un qui travaille dur, vienne prendre sa place.
       Au moment où elle quittait la pièce j'ai été pris d'une grande curiosité concernant les moyens d'existence de la majorité des villageois. Bien que je ne sois pas allé bien loin, seulement jusqu'à la ferme voisine, et que je ne pensais pas faire d'autre expédition dans l'avenir, j'en avais vu suffisamment pour savoir que les terres cultivables étaient rares et que le village n'était certainement pas un haut lieu de commerce. De sorte que je lui ai posé la question: " Comment les villageois s'occupent-ils en général, ou quelles sont leurs occupations, particulièrement pendant les mois d'hiver? " - la dernière locution lui donnant l'aspect d'une enquête anthropologique. Je ne m'attendais pas, après son rire, à la voir pusillanime. Mais sa réponse m'a étonné: " Grugent ", et quand moi, je me suis mis à rire, elle m'a lancé à son tour un regard qui indiquait qu'elle ne comprenait pas. C'est peut-être pour cela que je lui ai demandé, avec une hauteur malicieuse, si elle avait entendu parler d'une " chatte déguarrée ", et la description que je lui ai faite de la créature était nimbée de mer. Sa réponse n'a fait que m'exaspérer encore plus: elle avait l'air stupéfiée, comme si je l'avais frappée! Mais après quelque temps elle me dit, " Cette chotte est ombsus. " Je lui ai demandé si c'était là le nom de la chatte; elle a répété, " Ombsus, ombsus " et puis elle est partie.
       Et au lit, m'étant appesanti trop longuement pour ma patience sur l'histoire de Mrs. Machinchose. Le récit de mon affliction doit attendre mais je répète que je suis guéri, rétabli, entier. L'hallucination n'est plus, désormais, qu'une technique littéraire à utiliser lorsque je joue, chat et souris, avec Vilet et sa daine. Et au lit. Pas de phosphore ce soir. L'obscurité est profonde de l'autre côté du châssis, que j'ai fissuré pour l'ouvrir à la nuit, la fissure devant s'élargir, quand j'aurais soufflé la chandelle, pour laisser entrer un air encore supportable. À présent il fait circuler dans ma chambre un courant de, est-ce possible? de jasmin. Du jasmin! Une odeur du sud! Un courant porté par les couches chaudes et hautes de l'air, depuis l'Italie jusqu'à ma chambre. Je pouvais m'y baigner. J'aurais pleuré de plaisir.


Novembre 1980
       Pas de mouette. Cygne. Il dit, cygne. Sur la terrasse. Il appelle la SPC (Société pour la Protection des Cygnes) qui lui conseille d'appeler A.A. Il décide plutôt de boire un verre. Un cygne.


Troisième jour de novembre 1770
       Vilet dormit à peine la nuit du trois novembre mille sept cent soixante-dix. Il avait choisi pour chambre à coucher une pièce à l'arrière du manoir, avec vue sur le Parc. Mrs. Wince l'avait mandé, le jour de son arrivée, de la direction des vents dominants et l'avait de plus averti que les pièces du côté de la mer étaient presque impossibles à chauffer, malgré l'immensité des foyers et l'excellence des conduits de cheminée. Elle n'avait pas cessé de jacasser, pareille à une grinchue, comme s'il allait être difficile de le persuader de se loger à l'abri du vent, de le persuader que pourtant, pour le bien de l'humanité, il fallait le faire! Il avait vu la crête-marine qui poussait sur les rochers et s'était demandé si Mrs. Wince était une de celles dont l' " affreux métier " était de ramasser cette plante.
Pour la forme, car la vue du côté de la mer était majestueuse, il feignit de douter de la sagesse de Mrs. Wince puis se laissa persuader, et elle montra, pensa-t-il, un incompréhensible soulagement; bien qu'il eût d'autres raisons, plus que suffisantes, de préférer le Parc tranquille avec son croissant de resplendissants bouleaux qui retenait la sombre forêt.
       Étendu sans pouvoir dormir dans la nuit froide et silencieuse, il chercha dans son esprit à attirer la daine sous l'égide de la Cour, qui serait, il le lui promit, dès le premier choc de ses sabots sur les pavés, son propre domaine; domaine qu'à l'aide de branches de balsamine, de balles de foin et des baies de la forêt, il transformerait pour elle en séjour luxueux, consacrant une dîme de son temps à son appartenance. Le clair de lune tombait sur son lit selon une configuration qui manquait de stabilité, comme si des figures se mouvaient dans ses rayons, aussi inconstantes que la lumière d'un feu ou qu'une mer agitée; comme si, de fait, des branches, remuées par le vent, en interceptaient les rayons, bien que, du côté de sa fenêtre, l'arbre le plus proche fût à l'orée de la forêt, à quelques deux cents yards de là. Réduit à l'impuissance par une sorte d'étau, il se prit à spéculer que l'agitation qui tombait sur son couvre-lit était une projection satanique des soucis que lui occasionnait la daine; qu'on le forçait à être témoin du processus de distillation de sa passion.


Quatrième jour de novembre 1840
       Assez bien dormi, bien que les vagues de jasmin m'aient poussé à la limite de la mélancolie; je me suis réveillé en bredouillant " Davantage de vent pour le meunier! ", ayant rêvé, je suppose, coupablement, de la dispersion d'une partie du lourd parfum. Il faut que je questionne Mrs. Wince quant à l'origine possible de ce phénomène. Ma peau exsudait le jasmin jusqu'à ce que fasse une toilette vigoureuse, me sentant en même temps un peu déloyal. C'était comme si, pendant la nuit, dans une quelconque étape de l'enfleurage, j'étais moi-même devenu la source de l'odeur et que, en cherchant à m'en débarrasser, je cherchais à me débarrasser de moi-même.
Ici, il faut noter une chose curieuse. J'étais couché dans les vagues de jasmin et j'ai fini par m'endormir, ou presque, sans toutefois vraiment parvenir à franchir le dernier seuil, car bien que j'aie été couvert, enveloppé, dorloté, emmailloté, on pourrait dire étouffé dans des édredons de plumes, mon extrémité inférieure gauche a eu faute de geler et, du fait de son immense poids, la chose suivante a fini par se produire: les grognements de Daisikins ne parvenant pas à me calmer, je me suis levé, ai fait de la lumière, pris une lampe avant de m'avancer, pour ainsi dire, dans la direction de Quelque chose. In fine, j'ai déambulé et je suis finalement arrivé dans une pièce que je n'avais encore jamais visitée, et là j'ai vu que la fenêtre était grande ouverte, de sorte qu'une gelée blanche avait commencé à se former sur l'appui et aurait, si je n'étais pas intervenu, atteint le rideau du lit, qui, poussé par le vent, s'était accroché à l'appui de fenêtre. J'ai refermé la fenêtre et ce n'est que plus tard, après être revenu ici pour me pelotonner contre mon amie accueillante, que je me suis rendu compte que, si le lit avait eu un occupant, celui-ci aurait eu froid à l'extrémité inférieure gauche, car c'était de ce côté-là que le rideau s'était accroché, permettant à l'air glacial de pénétrer à cet endroit! Il me vient maintenant à l'esprit, au moment où j'écris ces mots, que la chambre elle-même, dans la symétrie de la maison, correspond à l'extrémité inférieure gauche du manoir humain. Mais c'est une fois de plus l'heure de la fantaisie, pas des faits.
       Et, ayant écrit ces mots, je dois m'arrêter pour demander: roses? Car le courant d'air qui la nuit dernière avait poussé le jasmin dans ma chambre, pousse ce soir des roses. Et pourtant ma fenêtre est bien fermée.
       Mais à l'attention de Quoi-que-ce-soit, ou de Qui-que-ce-soit: Je ne vais pas vous questionner, mais vous remercier de votre bienfaisance: pour la restitution du don.
       Cette maison, ce manoir, contient quelques cinquante pièces distribuées sur trois étages (je le sais seulement par ouï-dire, car je ne les ai pas examinées, ni n'ai fait le compte de celles que j'ai visitées), et ce chiffre n'inclut pas celles qui, sur le toit, forment le piédestal de L'Assiette. Admettons qu'elles atteignent le chiffre de trente; nous sommes donc enfouis, Daisikins et moi, grosso modo, comme les raisins d'un pudding, pas très loin du centre de près de soixante-quinze pièces. On m'a parlé de merveilleux appartements dans l'Aile Est, où ont logé des personnages royaux, et que, étourdiment, en réponse à quelque directive intérieure du type de celles qui ont pu autrefois m'effrayer (ainsi que d'autres), mon esprit compare à la jeunesse, comme si les ges de l'Homme pouvaient être contenus dans d'autres ailes, la maison formant le compte rendu d'une vie entière. Il y a aussi un planétarium (je crois bien que Mrs. Wince a dit qu'il y en avait un; malgré ses sombres voyelles j'ai bien pensé avoir extrait ce mot; bien que, pour autant que je le sache, elle aurait pu dire " sanitarium ", ou " sonitorium "). Il y aurait quelque part, paraît-il, un grand bain, une extravagance romaine de colonnades, de tourbillons et de chutes d'eau commandés par des leviers dissimulés. Il y a ce chiffre extravagant de soixante-dix fontaines cachées à l'intérieur de la peau de ce manse! Quant à moi, j'y ai découvert une bibliothèque d'une classe réelle, et le mausolée - mais non, j'ai promis que je n'allais pas plaisanter au sujet de ce merveilleux asile, si récemment mis en danger. Penser à la disparition d'une telle splendeur! qui équivaudrait à la destruction des Sept Merveilles du monde. Ma pauvre plaisanterie n'était qu'une référence à l'immensité de la chambre à coucher que je partage avec Psyché, mon âme, ma Daisikins. Nous sommes tous deux comme des segments d'un cercle. Arco non è altro che una fortezza. cavsata da due debolezze, ¨jpero chè l'arco negli edifiti è cöposto di 2 quarti. di circulo, i quali quarti circuli, ciascuno debolissimo per se, desiderä cadere, e opponë dosi alla ruina l'uno dell'altro de' due debolezze, si cövertono in vni ca fortezza.
       Une ignorance humble et vincible m'a conduit à omettre que nous ne sommes que segments, lesquels, avec l'immense arc de la maison, forment un édifice sûr et protégé des tempêtes.
       Et à présent c'est comme si l'arc embrassait les siècles, distinctement, le bruit de son vol comme les pages feuilletées d'immenses volumes sur l'architecture; et tombant des feuilles avec un rythme régulier, le bruit des galets qui chutent pour marquer le mille romain; galets pour mesurer la retraite de la traîtrise, galets punitifs syracusins!, remèdes pour la chatte si, avec ses bottes nimbées de mer, elle continue (j'entends sa voix maintenant, elle miaule sur les falaises) de toiser nos protections, à Daisikins et à moi, à l'intérieur de notre loculamentum. Je suis réchauffé et glacé, exalté et apeuré. Roses, musique céleste, le mécanisme du temps! Qu'adviendrait-il de moi si l'auteur de mes destinées me désertait maintenant?


Novembre 1980
       Effort pour oublier l'attente qui crispe tous ses nerfs. Aussi enfermé ici que ce cygne femelle posé sur la terrasse. Si cette créature avait une possibilité de descendre, ne partirait-elle pas? La nourrit-il? Il la regarde par la porte et remarque qu'elle meut son long cou d'avant en arrière, et pense prétentieusement: Comme la navette de Pénélope. Mais le cygne attend aussi. Il se demande tout à coup ce qu'il ferait si lui, l'auteur de son destin de cygne, disparaissait tout simplement, si Dieu simplement s'en allait. Il se dit qu'autrefois ils se préoccupaient de toute cette merde mais plus maintenant. Dieu, cette idée tiède dans un monde de froideur finale.
Ce cygne. Quand l'approche de la Mort dénoua le silence de sa gorge. La mort. Il devrait le nourrir. Que mangent les cygnes? Lui donne-t-il un nom? Pourquoi pas Margharita? Le nom de sa mère.
       Pour passer le temps il commence à écrire, se réfugiant dans un autre siècle.
       Note: Vérifier " pétulance ". N'appartient peut-être pas au 19e siècle.


Troisième jour de novembre 1770
       Les images de la passion, lorsqu'elles parvenaient ainsi à Vilet, le poussaient, terrorisé, à saisir dans ses bras le symbole de sa pureté, sa petite Marguerite, et à s'envoler sans autre lumière que celle de la lune, inconstante au dedans comme au dehors, car toutes les fenêtres ne la montraient pas en poursuite et bien que la nuit fût sans nuages elle n'apparaissait pas. Puis tout aussi soudainement, aussi furtivement, elle recommençait à projeter de ses bizarreries sur les planchers, qui, par leurs motifs ressemblaient à des strophes runiques et, comme Vilet ne pouvait ni s'arrêter pour lire, ni lire s'il s'arrêtait, c'était comme si des chuchoteurs dans les tapisseries interprétaient pour lui. Il arriva à un passage sans fenêtres, une brutale obscurité claustrale mais, quoiqu'effrayé, il ne ralentit pas son pas; et sous la plante de ses pieds nus il sentit de la mousse et, parmi les vrilles moussues, la piqûre des aiguilles de pin. Ici, l'air, contrairement à son attente, était rempli de l'odeur des fougères mais parfois, aussi, saumâtre, et à certains endroits son visage était effleuré par de légers objets éthérés qu'il imaginait comme des graines aériennes, semblables aux spores tourbillonnantes du polypode du chêne, mouillées et sèches, les spores humides éclataient parfois contre sa peau à la manière de bulles de savon, avec de minuscules bruits d'explosion, laissant sur son visage de petits cercles d'un résidu membraneux. Lorsqu'il émergea de nouveau dans la lumière mouvante, il se retrouva dans un hall de miroirs; mais comme il craignait les traces du résidu des spores sur son visage, il évita les miroirs et se précipita vers l'avant, resserrant seulement la prise de ses bras sur son innocence, qui sommeillait là comme si la fuite éperdue n'était que le mouvement de bercement de son torse qui se balançait lorsqu'il s'asseyait pour lui faire la lecture à haute voix. Le pied d'un escalier, chaussé d'une pantoufle figurée en tapisserie, émergea des ténèbres devant lui; il le foula, sans présenter d'excuses, et s'élança, tête baissée, vers le haut, et une masse de tissu suspendu ralentit son élan de telle sorte qu'il devait, de ses ongles et de sa paume, en écarter les guenilles pour pouvoir continuer à avancer, certains lambeaux paraissaient tièdes, d'autres froids, certains desséchés, d'autres encore effroyablement charnus, et ces attouchements étaient accompagnés de diverses odeurs caractérisées par leur rancissure, leur ancienneté, leur malpropreté; et la dernière qu'il dut traverser, avec des haut-le-coeur, l'estomac secoué, était l'empuantissement du rut.
       Dans sa course, il pénétra dans une pièce si vaste qu'elle dominait toute la mer à travers une surface de verre si peu encombrée de meneaux qu'elle était, en elle-même, une vraie merveille. La pièce était inondée par la lumière froide, céleste, de la lune, qui illuminait les recoins les plus sombres, sauf un; une obscurité dans un coin éloigné semblait contenir une masse, au milieu de laquelle luisait - mais c'était fini. Vilet se colla contre l'immense vitre froide; son illusion était qu'il s'était couché sur le giron même de la mer. Avant de s'abandonner à l'indulgence de la nuit - pensées qu'il ne pouvait plus apaiser par la fuite - il posa sa plus précieuse possession, sa petite Marguerite, au milieu d'un divan et la couvrit de couvertures, et la pria de dormir. Au moment où il fit de nouveau face à la pièce, une fois de plus apparut la sensation instinctive que le coin éloigné et non éclairé contenait quelque chose capable de volition.
       Il se retourna encore une fois et se coucha sur l'oeil du vent, de tout son long, sans défense.
       Pour lui la clarté de la mer sous la lune était empreinte d'épouvante; et dans le bruit de retrait que produisait la marée sur les galets résidait un présage qui pouvait se transformer en désespoir. Une fois, pour sa ruine, tel était le train de ses pensées, la métamorphose eut lieu; ce fut sur le rivage d'une autre mer, à une autre époque, si lointaine que celle-ci et la mer auraient pu appartenir à un autre univers... dénié, ou que quelque chose lui avait dénié. Cette nuit-là, l'essence de la lune sur les étendues désertiques et sur la marée qui se retirait l'avait amené à deux doigts d'une certaine compréhension qu'on lui avait annoncée comme épouvantable et irréversible. Il avait cru qu'il se tenait devant un impossible précipice et qu'on lui demandait de regarder en contrebas.
       Il comprit à ce moment que la pièce qu'il avait atteinte était le terminus de la maison car il entendait au-dessus de lui le murmure agité de la grande cloche et un battement, comme d'ailes.
       Dans ces temps anciens il avait été un jeune curé. Le précipice, alors, était oeuvre d'imagination. Ce soir il se tenait là où il avait été prédit qu'il se tiendrait. Regardant en contrebas avec des yeux dessillés il vit dans les rochers les formes tordues de ceux qui ramassaient la crête-marine et sous la surface pélagique, transparente, il vit les museaux dressés de mammifères aussi gris et usés que des récifs dentus.
       Lors de cette nuit ancienne, on lui avait dit que s'il portait son regard vers le bas il comprendrait. Il n'avait pas regardé. Son échec contenait la trahison de l'idée de Dieu et du concept même de Croyance, car ce qu'il avait eu peur de voir n'était pas la vibration de la vie éternelle mais seulement la mer vide qu'il observait à présent; et ce qu'il avait eu peur d'entendre n'était pas le concert des étoiles mais la marée abandonnant les galets. Et dans son désespoir il s'était tourné vers quelqu'un. Et plus tard, après le tournant, ce qui avait pu être une apostasie, il avait crié de toutes ses forces. Qu'avait-il crié? Vers qui? Quelque chose bougea dans le coin. Marguerite? Non, sous les couvertures, elle était immobile. En s'approchant du coin sombre, Vilet eut l'impression que des créatures se pressaient contre les murs pour lui ouvrir un passage.


Quatrième jour de novembre 1840
       Sur mon bureau j'ai trouvé une masse de papiers griffonnés, de l'encre renversée qui dégouttait sur le tapis. Voilà ce que j'ai trouvé quand je me suis approché de mon perchoir nocturne il y a un instant. J'ai cru que la créature venait de partir, obéissant à mes instructions autoritaires et emphatiques, mais il est probable qu'" elle " est arrivée là par erreur ou par méchanceté, espérant trouver quelque chose à dérober en guise de souvenir.
       Mrs. Wince m'a envoyé une note aussi brève que possible me disant qu'elle s'était alitée et que quelqu'un de sa famille allait venir, comme on m'en avait averti par avance; et la personne qui m'a apporté la note, un enfant de sexe indécis, après avoir reçu quelques pièces de monnaie, est reparti. Comme si elle avait suivi l'enfant jusqu'ici, la chatte au récent penchant spectral traînait furtivement dans les parages, quoique ce ne soit pas vraiment l'expression correcte, étant donné l'assurance et l'insolence de la bête, aussi semblable à ses comparses de l'espèce humaine que possible. Daisikins ne m'a laissé aucun doute sur sa réalité et a tenté de la chasser de la cour. La chatte n'était pas du tout d'accord et s'est mis en tête d'inaugurer, mais oui, une danse amoureuse, présentant son avant et son arrière à l'inspection, arquant son dos de manière aguichante; et, au grand ahurissement de ma Daisikins, la chatte a voulu se frotter, du flanc et de la queue, à la poitrine de ma petite créature. Je ne sais pas pourquoi quelque chose en moi, à ce moment-là, a décidé de battre le briquet, et la lumière s'est faite avec une forte détonation, pour ainsi dire, car c'est ce qui a dû se passer. J'ai entendu la voix de Mrs. Wince dire " Ambsus " et, en réponse à ma question sur ce que faisaient les villageois en hiver, sa voix a répété obligeamment " Grugent ". Sauf qu'il m'a été accordé d'entendre, dans la répétition, ce que cette femme avait réellement dit. " Grugent ", du fait du son étrange, était en réalité " grogent ", c'est-à-dire " gros jeu "; et " Ambsus ", que j'avais pris pour le nom de la chatte, était " Ambesas " - les deux as dans le langage des joueurs, comme j'ai l'horrible privilège de le savoir - ambesas, le plus pur symbole de la mauvaise, de la désastreuse, de l'immonde, de la tragique malchance! Comme si la chatte avait lu dans mon esprit, et m'y avait vu l'identifier avec soudaineté et terreur, elle a sauté sur un pilastre du portail où il est apparu qu'elle était un matou; ricanant de là-haut tout en observant ma pureté, qui croisa le regard du matou avec dans les yeux, je le jure, les premiers éclairs de la compréhension, le chat exposa sa lubricité. J'ai été saisi d'une violence que rien, aucun avertissement, n'aurait pu apaiser; je me suis emparé d'un morceau de bois qui traînait et, de l'autre main, d'un pavé; j'ai lancé le pavé et, dans le même mouvement, j'ai frappé l'animal avec la lourde planche. Tout cela se déroulant exactement comme cela s'était déroulé à une autre époque. En bref, j'ai tué de nouveau. Est apparue, instantanément, pour autant que j'aie pu m'en assurer, car ma rage a continué à se déployer après le meurtre - est apparue comme elle était déjà apparue une fois auparavant, une créature humaine aux joues roses et à la bouche ouverte en un grand O, une grimace qui était certainement une tentative volontaire de déformer les traits de son visage pour empêcher que je discerne son sexe. J'ai hurlé devant ce fantoccino, car le passé me poursuivait; et si seulement j'avais hurlé alors; j'ai demandé ce que cette chose voulait de moi. Elle m'a dit d'une voix tremblante qu'elle " remplaçait " Mrs. Wince. Les soupçons ne m'ont pas assailli; ils vivaient en moi et autour de moi; ils avaient pris possession de moi. Je me suis précipité vers la créature et lui ai ordonné, Montre-moi tes seins.
       La créature s'est enfuie en pleurant et en gémissant. Et, à mon avis, est parvenue à venir jusqu'ici par un chemin qui lui était familier et que je ne connaissais pas, quelque accès caché dans les herbes, une porte secrète; et ici, dans mes appartements privés, dans sa hâte de trouver mes possessions, afin de compenser son maître pour les gages que je lui avait refusés, elle a sali ces papiers et renversé cette encre.
       La rage m'a épuisé. Je vais encore remettre à la nuit prochaine la description de ma maison, ma bien-aimée et presque perdue. Ici, une fois de plus, la douceur du parfum sourd de quelque conduit secret et radieux, car de telles odeurs doivent aussi être remplies de lumière. Bonne nuit, Manoir adoré de mon âme!


Novembre 1980
       Il pense, au milieu de la nuit, entendre le cygne lancer un appel de détresse. Il se lève et sans allumer il avance pieds nus dans le hall. Il passe devant le vestibule et entend un léger murmure, comme quelqu'un frottant ses cuisses gainées de cuir l'une contre l'autre. Sous la porte il voit les pieds. Ses sens le poussent à se concentrer sur la serrure de la porte, et il sait que le bruit est l'insinuation d'une carte de crédit par la fente de la porte. Il dit à voix haute, " Presque plus de crédit ", et regarde les bottes s'en aller, mais ce n'est pas une retraite précipitée. Il va vers la terrasse et regarde la créature. Elle se trouve dans une position très inconfortable, elle étend, allonge le cou, se presse contre le haut et large récipient dans lequel pousse son bouquet de bambou et derrière lequel gargouille le moteur qui fait circuler l'eau de la fontaine. Essaye-t-elle d'atteindre l'eau, d'entrer dans la grotte. Il ressent, de façon inexplicable, une poussée de rage, si soudaine et intense que de l'écume apparaît sur ses lèvres. Il sent que le cygne est en grand danger. Il dit, philosophe, " Comme toute chose hors de son élément ". Alors, projeté au-dessus de la ville dans un couloir temporel indécelable dans les symétries d'une ville volontairement et éternellement nouvelle, il voit un petit homme sombre agenouillé aux pieds d'une daine, et radialement, comme un tunnel qui connecterait les images, il y a un autre tube temporel et à l'intérieur, un grand... oiseau. Les images sont tellement empreintes d'érotisme qu'il ressent le désir d'être avec quelqu'un, n'importe qui, même le Portoricain qui, il le sent, s'appuie contre le mur dans le hall d'entrée.


Troisième jour de novembre 1770
       Lorsque la daine quitta le coin qu'elle occupait Vilet tomba à genoux devant elle et son mouvement fut accompagné du bruit de vents tumultueux, peut-être suscités par de grandes ailes. Et bien qu'il fût mortellement engagé dans une action de grâce, une partie épargnée de son cerveau voyait les vents détruire la suffisance de la mer immobile, la menace de poissons-mammifères, secouer les eaux abyssales et pousser les vagues de plus en plus haut jusqu'à ce qu'elles atteignissent et éteignissent la lumière froide et infidèle de la lune. Il embrassa les sabots de la daine, qui étaient d'une suprême noblesse de forme et d'odeur car ils sentaient l'essence de roses, et les fanons dégageaient un parfum de fougère comme si ensemble, sabots et fanons formaient un bouquet. Le doux regard de la daine se posa sur sa tête, courbée dans la prière, un pardon si profond qu'il lui brûlait la nuque.
       Au bout d'un moment Vilet se releva et avec la plus grande déférence prit dans sa main le ruban de soie qui entourait le cou mince de la daine, et guidé par une lune maintenant-transformée, il la reconduisit vers son appartement, chantant ses louanges tout au long du chemin. Et pour saluer leur passage, la grande cloche déliée sonnait. Le bruit de l'air poussé par les ailes se mêlait au souffle du vent abluent qui s'était levé.
       Vilet se coucha sur son lit avec la daine, humilié comme une nonne de Blassoni, et comme on presse ses lèvres sur le Sacré Coeur, il pressa les siennes contre cette partie de la poitrine de la daine derrière laquelle battait le coeur.
       À la limite du sommeil - car la daine avait atteint le sien, ce qu'attestaient ses flancs qui se soulevaient doucement - il traversa un moment qui était comme le retour d'une peur antérieure: il crut qu'il lui manquait quelque chose, ou qu'il avait égaré quelque chose, et il se leva brusquement; mais une autre peur, qui protégeait la daine, le poussa à effacer tout doute de son esprit et à se recoucher plein de confiance, entre les pattes antérieures de la daine, et à reprendre son adoration du Sacré Coeur.


Cinquième jour de novembre 1840
       Je suis trop fatigué pour rédiger bien plus que cette note rapide, une fatigue née de l'excellence de mon esprit et de ma santé, et qui m'a conduit à " aller et venir " abusivement toute la sainte journée. Au début, mon lit ne me paraîtra certainement pas très confortable, parce que Daisikins n'est pas avec moi. Je vois, après avoir écrit ceci, que je dois au moins fournir quelques explications, même si elles sont tronquées.
       Alors que j'attendais les agents du châtiment (les parents du pauvre voleur d'hier, à qui j'avais demandé d'exposer ses mamelles), j'ai eu droit aujourd'hui, au contraire, à un véritable gemme: l'arrivée de la Parfaite Servante, et l'accomplissement de son travail par la suite. C'est une magnifique enfant, et à peine étions-nous parvenus à un accord à l'aide, de son côté, du langage des signes (elle est muette; un " défaut " appréciable chez une servante), qu'elle s'est mise au travail avec une telle volonté et une telle grâce que j'ai été saisi, au meilleur sens du mot, de gratitude. Et tout au long de la journée, bien trop courte, même si elle a été prolongée, par la bienheureuse enfant elle-même, jusqu'après la tombée de la nuit - au cours de la journée nous avons eu l'occasion de nombreuses rencontres, car elle était ici, là, partout, elle apparaissait à l'improviste dans un escalier, se faufilait hors des débarras, surgissait, comme d'une boîte à surprise, des coffres; à tel point que je lui ai demandé, lors d'une de ces charmantes rencontres, si j'avais raison d'imaginer qu'elle me suivait vraiment, et l'enfant a rougi et m'a adressé un tel regard! Je crois bien que je vais devenir, si je ne le suis pas déjà, l'objet d'un léger culte tendre et infiniment virginal.
       La nuit est tombée trop vite et elle m'a demandé, très explicitement avec ses mains brunes, si, du fait des ténèbres &c, je ne pouvais pas lui prêter ma Daisikins pour l'accompagner sur le sombre chemin du retour! J'ai été surpris et un instant effrayé de voir exprimé ce qui avait été impensable jusqu'alors. Mais quelque chose m'a permis de me mettre à la place de cette enfant sans voix à qui, en cas de problème, ma petite terrière pourrait servir d'alarme claironnante, et j'ai acquiescé. Oui, j'aurais pu faire monter l'enfant devant moi sur la jument; mais quelque chose en moi se rebelle à cette idée, je me sens agité, je ne sais pourquoi. Alors que j'écris, j'ai la chair de poule en m'imaginant en selle, l'enfant assise entre mes jambes, mon bras la serrant contre ma poitrine. Qu'elle soit de sexe féminin n'absout rien. Ceci ne pourra jamais advenir. Seule Daisikins, ma pureté... Un son, tel un cri, un gémissement, une chose en détresse. J'ai été conduit par mon insouciance à heurter les sentiments de mon asile.
       Après m'être jeté au sol en pénitence, je me sens un peu pardonné et, alors même que je continue à écrire, j'en suis récompensé, car la fatigue a fait place à la tranquillité; l'agitation a fait place à un sentiment de paix qui, pareil à une fleur blanche, gagne mon esprit; tout autour de moi tournoient doucement des senteurs imprécises; et quant aux sons, il s'agit moins d'une mélodie perceptible que d'une vibration, plutôt la conscience d'une course rapide, un peu comme si je pouvais voir mon sang courir dans mes veines. Il me semble que de jour en jour, d'heure en heure, j'apprends, dans mon école cloîtrée, " S'il est un paradis sur terre, un repos pour les âmes... "
       Je suis le plus béni de tous les hommes, maison bénie entre toutes.
Vilet se réveille dans la nuit et se retrouve enlacé par la laidure d'un Être poilu. Alors même qu'il appelle à grands cris l'auteur de sa destinée, il se souvient de ce dont il s'est privé, de ce qui lui a été ravi par sa propre volonté et par un éblouissement satanique: sa petite chienne Marguerite, dont il a abandonné la forme immobile sous les couvertures d'un divan tellement éloigné dans l'espace et le temps qu'il en arrive à croire qu'elle, et la pièce où elle est étendue, sont des brostilles venues d'un autre Univers. Il est persuadé qu'il a non seulement été abandonné par un Auteur comme il a abandonné son trésor, un Auteur pour lequel il a brièvement été lui-même un trésor, mais aussi qu'il a été maudit et condamné avant sa conception, laquelle était l'idée, rendue manifeste, d'une créature damnée. Toute son intelligence soudainement devenue aussi acérée qu'une aiguille devant un oeil lui fait comprendre que les pattes antérieures entre lesquelles il est couché appartiennent à Sa Majesté Satanique. Il avance une main dans la fétidité des cuisses poilues de l'Être vigilant et y trouve le lingam érigé et il sent sur son cou-de-pied nu la griffure du sabot fendu. Il saute de son lit et, d'une main qui connaît toutes sortes de ténèbres, il saisit sa dague.
       Je viens de m'éveiller, couvert d'une sueur aussi profonde que ce qui, dans ma maladie, était qualifié de transsudation, et dont d'autres symptômes étaient l'asnomie et la malaene; cette maladie provoquait des hallucinations impliquant les trois sens majeurs. Je fais une pause dans ma fuite pour noter, malgré l'abondance de la sueur, que la fièvre a certainement éclaté et avec elle toute illusion. Je continue à écrire alors même que des ailes battent au-dessus de moi. Je peux voir clairement, comme si j'avais trouvé le planétarium de ce manoir damné, qu'un immense oiseau blanc, cygne de l'enfer, survole la maison en dessinant des cercles et va se poser dans l'assiette rouillée et y produire quelque monstruosité. Cette assiette a été construite pour cette créature il y a des siècles; son voyage, depuis l'enfer, a enjambé les siècles, un vol sans fin, parallèle au mien mais dans la direction opposée, car je dois tuer de nouveau avant que les portes grincent et s'entrouvrent pour moi. Ayant été asservi à la maison, à ses parfums, à ses mélodies, aux battements palpables de son coeur, je ne suis pas parvenu à voir, malgré des yeux qui sollicitaient mon intelligence, des yeux que j'ai volontairement aveuglés, et je ne suis pas parvenu à sentir malgré un nez qui s'efforçait de m'informer: l'enfant d'hier, de mon amourachement, de ma cécité, n'était pas de sexe féminin. La créature feignait le mutisme car sa voix l'aurait trahie. Et ses mains brunes qu'elle a gantées, ayant remarqué que j'étais fasciné par leur beauté, après la pantomime de quelque blessure légère. Et sa démarche. Et son odeur. Et ses symétries. Celles de ma perdition. Le " garmin " ou " gamin " de Mrs. Wince, en fin de compte.
       Il ouvre la porte de la terrasse et entend le cygne chanter, le chant mutilé des oies et des fols. Il pense que sa voix est aussi rouillée que la charité et poignarde la créature au coeur avec un immense sentiment d'allégresse. Il rentre, laissant la porte ouverte, car le chant ténu de la mort continue, le bruit du sang qui chante. Et il vient ici, jusqu'à cet instrument bleu, et tape les mots sur cette page et c'est comme s'il chronométrait quelqu'un après avoir pressé sur le bouton, son chronométrage est parfait pour une fois comme l'est au moins une fois dans sa vie celui de tout homme. Il entend maintenant qu'il entend le chuintement de la carte de crédit qui descend vers la serrure qui se laisse faire. Il entend maintenant quelqu'un, rien de furtif, plutôt comme un vieil amant qui revient. Et il veut formuler des mots de bienvenue, quelque chose comme Père-la-Mort je t'attends depuis si longtemps.

              Étire un soupir dans l'air.
              Étire un soupir dans l'air.

              Et tire satisfaction.
              Et tire satisfaction.

              Étire la fatigue.
              Étire la fatigue.

              Et attend.
              Et attend.

Les noms de ceux à qui cette oeuvre est dédiée sont dissimulés,
comme la petite Marguerite de Vilet, à l'intérieur de ce
" divan ". En outre, elle est adressée à High House
et à ses fantômes, morts tout autant que vivants,
et dont Daisy et moi, morts ou vivants,
faisons à présent partie.

 

Traduit de l'anglais par B. Hoepffner