À MOITIE CAÏN
William Goyen

(Premier chapitre)


       « Mais pourquoi », demandai-je, moi, le nouveau Gardien de Phare, au capitaine des Gardes-côtes tandis que nous traversions le Chenal dans le bateau à moteur pour nous rendre au Phare, « avez-vous autorisé ce Curran à occuper ses fonctions de Gardien de Phare s'il était tellement vieux et à moitié aveugle? »
       « Nous avons été sévèrement critiqués, me répondit le capitaine, et sans doute avec raison, tout particulièrement parce que, du fait du brouillard perfide qui ne s'est levé qu'il y a deux jours, un événement catastrophique s'est produit: un navire qui transportait un petit cirque d'animaux et d'artistes, venant de San Francisco, s'est écrasé contre le rocher et la troupe entière a disparu, pour autant que nous le sachions - mais vous en avez entendu parler - des animaux noyés viennent encore s'échouer sur le rivage, ainsi que les cadavres des artistes; bien qu'on n'ait pas pu les compter, pas encore; et il va falloir attendre quelque temps, car la tempête vient seulement de se calmer et le désordre règne encore beaucoup par ici. Peut-être trouvera-t-on des survivants dans les collines du côté canadien. »
       « Oui, j'ai entendu parler de tout ça, ce matin même », répondis-je au capitaine.
       « Mais il faut que vous sachiez que ce Curran avait un don extraordinaire, il était capable d'observer et de voir dans les ténèbres les plus noires ou au milieu du plus impénétrable des brouillards; et son héroïsme, jusqu'au dernier moment, était miraculeux. Personne ne connaissait les eaux aussi bien que lui, et nous n'avons trouvé personne, même parmi nos marins les plus aguerris, ayant le talent, le sens de la navigation dans les sauvetages que possédait Curran. »
       « Vous m'effrayez, dis-je avec humilité, j'ai bien peur de vous décevoir, en succédant à un pareil homme. » Le capitaine ne répondit pas.
Nous étions devant le Phare, gris et puissant; il était semblable à un silo, à un entrepôt, sur l'étendue calme et vaste des eaux. Le capitaine attachait le petit bateau à l'embarcadère du phare.
       Tandis que nous grimpions l'échelle en spirale qui menait au sommet de la tour, le capitaine se retourna pour me parler.
       « Ne soyez pas découragé lorsque vous verrez dans quel état est la tour. Plus ou moins semblable à tout le paysage aujourd'hui, comme si la tempête avait pénétré dans la pièce. Comme on a dû vous le dire, sa mort a été violente, pauvre vieux Curran. » Le capitaine me regarda alors avec beaucoup de sévérité et me demanda:
       « Vous êtes sûr que l'idée d'un meurtre ne vous inquiète pas? C'est ce qui a pu se passer, vous savez. »
       « Mais nous n'avons pas la certitude qu'il s'agissait d'un meurtre, dis-je, et il est fort probable, comme vous l'avez dit, que le vieil homme a été pris de folie pendant la tempête, et tout particulièrement à cause du naufrage, et qu'il est mort dans les affres d'une crise cardiaque ou d'une hémorragie cérébrale. Comme il était dévoué à sa tâche, ne pas parvenir à l'accomplir a pu le tuer. Est-ce que cela ne vous paraît pas vraisemblable? »
       « Il s'en occupait tel un dieu, c'est vrai, me répondit-il avec tristesse. C'était pour lui une vocation et une mission divines. Un extraordinaire vieillard et quelqu'un dont nous pleurerons la disparition, il va nous manquer. »
       Lorsque nous pénétrâmes dans la tour, ce fut pour la trouver dans l'état dans lequel le capitaine avait dit que nous la trouverions. Ceux qui étaient venus chercher Curran n'avaient fait littéralement qu'emporter son corps et fermer la porte. Ils l'avaient trouvé étendu au milieu de feuilles de papier gribouillées et déchirées; les vents de la tempête les avaient sans doute éparpillées dans la pièce, car la porte était ouverte et les embruns des grandes vagues avaient pu moillier ce qui y était écrit, le réduisant à une masse humide.
       « C'est ici qu'ils l'ont trouvé, dit le capitaine devant une pile de feuilles déchirées, il serrait toujours les jumelles dans sa main gauche comme s'il s'agissait d'un revolver. »
       « C'était comme s'il avait été tué par ce qu'il avait vu, dis-je ou par ce qu'il ne pouvait pas voir comme si l'instrument de sa mort n'était pas un revolver ou un poignard mais une paire de jumelles. » Je m'aperçus alors que les murs étaient couverts de dessins ou de signes, mais je ne pouvais pas discerner ce qui y était dessiné ou écrit. Il était passé et repassé sur les lignes qu'il avait écrites et les avait brouillées au point que l'on croyait les voir avec des yeux d'ivrogne ou d'astigmate. Et, accrochées sur le mur près de la fenêtre donnant sur le long détroit qui disparaissait d'un côté vers l'Alaska et de l'autre se courbait vers San Francisco, il y avait trois photographies tellement touchées et retouchées qu'elles étaient devenues des formes sauvages et monstrueuses, plus proches de la bête que de l'humain. J'examinai l'une d'elles de plus près et vis qu'il avait redessiné et retouché les lèvres, les yeux, la joue, à d'innombrables reprises, parfois comme pour leur redonner une autre forme, parfois, semblait-il, comme pour les détruire, jusqu'à faire penser au visage d'un homme assassiné reflétant encore les affres d'une mort violente.
       « Je vois que Curran tissait », fis-je remarquer en désignant un petit métier à l'autre bout de la pièce.
       « Il fabriquait des flammes et des drapeaux pour les canots et les navires, m'expliqua le capitaine. C'était aussi une façon de s'occuper. Le temps est long ici quand on est seul, tout en haut. Il vous faudra aussi trouver quelque chose pour occuper vos loisirs. Peut-être pourriez-vous vous mettre au tissage, comme Curran... à moins que vous ayez d'autres intérêts. »
       « Je n'ai jamais essayé de tisser, dis-je en m'approchant du cadre. Mais je vais peut-être essayer. » J'examinai le métier à tisser de Curran et vis que s'y trouvait le motif ou le dessin interrompu sur lequel il travaillait. Le motif était très précis, abstrait, l'image incompréhensible, pour autant que je puisse m'en rendre compte, à l'exception de la représentation parfaitement tissée d'une jambe humaine dressée en l'air, et le corps auquel elle appartenait était submergé comme s'il se trouvait dans l'eau - mais peut-être ne l'avait-il pas encore tissé? J'avais cru, en jetant un premier coup d'oeil à la figure humaine sur le métier à tisser, que le travail créatif avait été interrompu; mais lorsque je me mis à le détailler plus attentivement, j'eus la certitude qu'il était achevé. En faisant courir un doigt sur le tissage jusqu'au coin inférieur droit de l'ensemble, je sentis un petit noeud sur le fil utilisé par Curran et, sans réfléchir, je tirai dessus. Immédiatement, le noeud, qui était l'ultime extrémité de sa longue trame, parut se détendre, comme un élastique étiré, retrouvant, tel un coup de fouet sauvage, les chemins qu'on lui avait fait suivre pour dessiner ce motif, jusqu'à ce qu'il ait atteint l'endroit d'où il était parti; et le cadre de même que le sol tout autour se recouvrirent de tout ce fil répandu. Je criai au capitaine, à l'autre extrémité de la pièce: « Oh mon Dieu, j'ai détruit le long travail précis du vieux Curran! Qu'est-ce que je peux faire? » Et je me sentis envahi à cet instant par de sombres pressentiments.
       Le capitaine ne fit que jeter un coup d'oeil à toute cette destruction dont j'étais responsable - que j'avais ajoutée à toutes les autres, presque comme si j'avais voulu la parachever - et dit:
       « La chaîne n'a subi aucun dommage. Vous pourrez vous en resservir si vous vous décidez à tisser. Peut-être parviendrez-vous à créer des motifs encore meilleurs que ceux que le vieux Curran parvenait à inventer. À propos, vous trouverez sans doute, quelque part dans ce désordre, le Carnet de bord de Curran - et j'imagine qu'il doit ressembler à cette pièce. Mais vous pourriez vous en servir comme modèle pour votre propre Carnet de bord, que vous commencerez, naturellement, à tenir immédiatement. Lorsque vous vous serez fait une idée du Carnet de Curran, je viendrai le prendre pour le mettre en lieu sûr - pour les archives. »
       Le capitaine et moi nous activâmes un bon moment à remettre de l'ordre dans la pièce. Au bout d'un moment, sous un fatras de feuilles de papier couvertes de gribouillis et de dessins, des formes indéchiffrables, je trouvai le Carnet, un grand registre noir de type courant sur lequel était inscrit « Rapport ». L'écriture sur la page à laquelle il était ouvert était nette et lisible. Sans m'occuper de ce qui était écrit, je le refermai immédiatement et le mis dans le tiroir du bureau devant la fenêtre.
Il était étrange de me rendre compte à quel point je sentais la présence de Curran, j'avais l'impression d'une présence bienveillante, pas du tout hantée ni morbide, malgré le mot « meurtre » qui pesait sur la pièce comme un suaire. C'était une belle journée, après la tempête, et le Chenal se remettait de cette violence. Quelque chose était terminé, après un long, long moment.
       « Dans sa famille, ils étaient passeurs depuis des générations, ici, sur le Chenal, m'expliqua le capitaine tout en travaillant. Ils sont propriétaires de l'unique ferry qui a fonctionné ici toutes ces années. »
       « Alors, demandai-je, il travaillait sur le ferry avant de s'occuper du Phare? »
       « Seulement pendant son adolescence, répondit le capitaine. Jeune homme, à peu près à l'âge de vingt ans, il est parti pour faire des études d'infirmier, c'était cela qui l'intéressait vraiment, pas de devenir médecin, mais infirmier. Il est parti étudier à l'étranger, en Angleterre, paraît-il; et il est resté là-bas de nombreuses années. On dit qu'il y a fait de l'excellent travail. Quand soudainement il est revenu à Port Angeles, il avait une quarantaine d'années. C'est alors qu'il a commencé à s'occuper du Phare, car il connaissait le pays comme sa poche, et il est ici depuis ce moment-là, jusqu'à... hier. Comme il était irlandais - il y a une prédominance d'Irlandais à Port Angeles, vous verrez; la famille de Curran faisait partie des premières familles qui se sont installées ici, en même temps que quelques Finlandais - une grande veillée mortuaire se déroulera sans doute ce soir en ville. Ils enterreront Curran comme un héros. Tout le monde sait à quel point il a agi avec héroïsme chaque fois qu'il a sauvé les naufragés des navires qui s'étaient écrasés pendant les tempêtes sur les écueils périlleux du détroit. On l'apercevait dans son petit canot de sauvetage, faisant le passeur depuis le navire en difficulté jusqu'au Phare; et très souvent le Phare, élevé et dominant les torrents d'eau et la tempête, était plein de rescapés. Curran était un homme de Dieu. »
       Lorsque la pièce eut été un peu remise en ordre, le capitaine repartit, me souhaitant bonne chance et me priant, une fois de plus, de ne pas trop m'inquiéter à propos des rumeurs qui couraient sur le meurtre de Curran. Si j'avais besoin de quoi que ce soit de la terre ferme, il y avait les signaux lumineux; et lui, le capitaine, reviendrait dans quelques jours pour vérifier que je m'étais bien installé dans mes nouvelles fonctions. Je lui dis au revoir et le remerciai de son aide.
Comme le soir tombait et que la lumière déclinait rapidement sur le détroit, j'allumai dans la tour et m'assis pour examiner mes sentiments au sujet de tout cela. Par les fenêtres, je vis les premiers feux de la Veillée funèbre de Curran éclairer le rivage et, avant même que je m'en sois rendu compte, tant Curran était dans mes pensées et dans la tour, j'avais sorti le Carnet de bord du tiroir où je l'avais mis et j'entrepris de le lire.
       Je passai toute cette nuit-là à lire, levant les yeux du rapport pour regarder, à la jumelle, si des navires empruntaient le détroit ou s'approchaient: mais il n'y avait que de petits bateaux de pêche qui passaient ou traversaient en faisant scintiller leurs lumières glacées, le ferry qui traversait et retraversait régulièrement, arborant le drapeau tissé par Curran et progressant lentement comme un ver luisant dans la nuit mystérieuse, ainsi que les feux et les mélopées de la veillée mortuaire qui s'élevaient du rivage puis retombaient. Au lever du jour, j'avais lu toute l'histoire que contenait le Carnet de bord; et peu de temps après j'entamai ma longue vigie dans la tour du Phare.
Je commençai, lentement, à recopier de ma propre main le Rapport de Curran, clarifiant là où je le pouvais l'idée tragique et impérissable au service de laquelle Curran avait épuisé sa vie. Il me fallait posséder ce Rapport, en le recopiant de ma propre main. C'est ma copie que vous lisez, elle vous vient de Curran par mon intermédiaire - je sentais comme nous le sentons tous qu'il nous faut mettre la main à ce qui nous a été légué, dans ce type de collaboration, si nous nous soucions suffisamment des idées dont nous sommes issus, comme nous sommes issus de nos parents; et j'espérais éclairer, pour nos propres descendants, ce qui fut découvert par fragments et dans la pénombre.
       Il existe une idée qui court tout le long de ce Rapport, semblable à la course de la marée dans le détroit, dans un sens et dans l'autre, et qui pourrait être dangereuse si elle aboutissait dans une tête à laquelle elle ne convenait pas. Tout d'abord, cette idée s'est installée dans ma propre tête aussi calmement et aussi doucement qu'un chat pénétrant dans l'ombre. Mais à mesure que l'idée progressait je vis qu'elle était aussi féroce et redoutable qu'une bête sauvage. J'ai compris à l'instant même le combat évident entre un homme et l'idée qui l'a infecté, et davantage encore: l'héroïsme personnel au service de cette idée, les usages que cet homme pouvait faire de la compassion, de l'endurance et de la fidélité personnelle envers une image qui a pris possession de lui. Je ne pense pas, pourrais-je ajouter, que l'idée ait fait défaut à Curran ou qu'elle l'ait trahi, bien qu'il en ait été, c'est ce qu'il me semble à moi, son copiste, la victime. Vous en jugerez vous-mêmes quand vous l'aurez lu. Je sais que l'idée n'a pas été assassinée, car elle m'a infecté; et c'est simplement le fait d'avoir été possédé par l'idée exprimée, même partiellement, par fragments et à la façon de notions fantastiques (bien que je sois certain qu'elles sont fondées sur des expériences réelles de la propre vie de Curran), qui m'a poussé à rapporter le Rapport.
       C'est, finalement, je crois, un commentaire sur le temps qu'un homme a vécu et j'ai l'impression qu'il pourrait avoir quelque utilité, qu'il pourrait éclairer ou amuser ceux qui le liront, bien que de nombreux lecteurs puissent être choqués ou se lasser de ce qui pourra leur apparaître comme des allégories ou des paraboles. J'ai essayé de transmettre le Rapport tel qu'il était quand je l'ai trouvé et pourtant il se peut qu'en le recopiant l'idée ait fini par tant m'enchanter que je suis devenu incapable de savoir quand ma main touchait celle de Curran, car j'avais fini par penser, tout d'abord vaguement, mais ensuite avec de plus en plus de certitude à mesure que je m'y plongeais, que j'avais moi-même eu cette idée auparavant et je la revendiquais donc comme une collaboration. Et vous pourriez partager cette impression si vous étiez tentés de recopier de votre propre main ce que j'ai écrit de la mienne. De cette façon toutes nos mains se joignent.

Traduit de l'anglais par B. Hoepffner