« Mais pourquoi
», demandai-je, moi, le nouveau Gardien de Phare, au capitaine
des Gardes-côtes tandis que nous traversions le Chenal dans
le bateau à moteur pour nous rendre au Phare, « avez-vous
autorisé ce Curran à occuper ses fonctions de Gardien
de Phare s'il était tellement vieux et à moitié
aveugle? »
« Nous avons été
sévèrement critiqués, me répondit
le capitaine, et sans doute avec raison, tout particulièrement
parce que, du fait du brouillard perfide qui ne s'est levé
qu'il y a deux jours, un événement catastrophique
s'est produit: un navire qui transportait un petit cirque d'animaux
et d'artistes, venant de San Francisco, s'est écrasé
contre le rocher et la troupe entière a disparu, pour autant
que nous le sachions - mais vous en avez entendu parler - des
animaux noyés viennent encore s'échouer sur le rivage,
ainsi que les cadavres des artistes; bien qu'on n'ait pas pu les
compter, pas encore; et il va falloir attendre quelque temps,
car la tempête vient seulement de se calmer et le désordre
règne encore beaucoup par ici. Peut-être trouvera-t-on
des survivants dans les collines du côté canadien.
»
« Oui, j'ai entendu
parler de tout ça, ce matin même », répondis-je
au capitaine.
« Mais il faut
que vous sachiez que ce Curran avait un don extraordinaire, il
était capable d'observer et de voir dans les ténèbres
les plus noires ou au milieu du plus impénétrable
des brouillards; et son héroïsme, jusqu'au dernier
moment, était miraculeux. Personne ne connaissait les eaux
aussi bien que lui, et nous n'avons trouvé personne, même
parmi nos marins les plus aguerris, ayant le talent, le sens de
la navigation dans les sauvetages que possédait Curran.
»
« Vous m'effrayez,
dis-je avec humilité, j'ai bien peur de vous décevoir,
en succédant à un pareil homme. » Le capitaine
ne répondit pas.
Nous étions devant le Phare, gris et puissant; il était
semblable à un silo, à un entrepôt, sur l'étendue
calme et vaste des eaux. Le capitaine attachait le petit bateau
à l'embarcadère du phare.
Tandis que nous grimpions
l'échelle en spirale qui menait au sommet de la tour, le
capitaine se retourna pour me parler.
« Ne soyez pas
découragé lorsque vous verrez dans quel état
est la tour. Plus ou moins semblable à tout le paysage
aujourd'hui, comme si la tempête avait pénétré
dans la pièce. Comme on a dû vous le dire, sa mort
a été violente, pauvre vieux Curran. » Le
capitaine me regarda alors avec beaucoup de sévérité
et me demanda:
« Vous êtes
sûr que l'idée d'un meurtre ne vous inquiète
pas? C'est ce qui a pu se passer, vous savez. »
« Mais nous n'avons
pas la certitude qu'il s'agissait d'un meurtre, dis-je, et il
est fort probable, comme vous l'avez dit, que le vieil homme a
été pris de folie pendant la tempête, et tout
particulièrement à cause du naufrage, et qu'il est
mort dans les affres d'une crise cardiaque ou d'une hémorragie
cérébrale. Comme il était dévoué
à sa tâche, ne pas parvenir à l'accomplir
a pu le tuer. Est-ce que cela ne vous paraît pas vraisemblable?
»
« Il s'en occupait
tel un dieu, c'est vrai, me répondit-il avec tristesse.
C'était pour lui une vocation et une mission divines. Un
extraordinaire vieillard et quelqu'un dont nous pleurerons la
disparition, il va nous manquer. »
Lorsque nous pénétrâmes
dans la tour, ce fut pour la trouver dans l'état dans lequel
le capitaine avait dit que nous la trouverions. Ceux qui étaient
venus chercher Curran n'avaient fait littéralement qu'emporter
son corps et fermer la porte. Ils l'avaient trouvé étendu
au milieu de feuilles de papier gribouillées et déchirées;
les vents de la tempête les avaient sans doute éparpillées
dans la pièce, car la porte était ouverte et les
embruns des grandes vagues avaient pu moillier ce qui y était
écrit, le réduisant à une masse humide.
« C'est ici qu'ils
l'ont trouvé, dit le capitaine devant une pile de feuilles
déchirées, il serrait toujours les jumelles dans
sa main gauche comme s'il s'agissait d'un revolver. »
« C'était
comme s'il avait été tué par ce qu'il avait
vu, dis-je ou par ce qu'il ne pouvait pas voir comme si l'instrument
de sa mort n'était pas un revolver ou un poignard mais
une paire de jumelles. » Je m'aperçus alors
que les murs étaient couverts de dessins ou de signes,
mais je ne pouvais pas discerner ce qui y était dessiné
ou écrit. Il était passé et repassé
sur les lignes qu'il avait écrites et les avait brouillées
au point que l'on croyait les voir avec des yeux d'ivrogne ou
d'astigmate. Et, accrochées sur le mur près de la
fenêtre donnant sur le long détroit qui disparaissait
d'un côté vers l'Alaska et de l'autre se courbait
vers San Francisco, il y avait trois photographies tellement touchées
et retouchées qu'elles étaient devenues des formes
sauvages et monstrueuses, plus proches de la bête que de
l'humain. J'examinai l'une d'elles de plus près et vis
qu'il avait redessiné et retouché les lèvres,
les yeux, la joue, à d'innombrables reprises, parfois comme
pour leur redonner une autre forme, parfois, semblait-il, comme
pour les détruire, jusqu'à faire penser au visage
d'un homme assassiné reflétant encore les affres
d'une mort violente.
« Je vois que
Curran tissait », fis-je remarquer en désignant un
petit métier à l'autre bout de la pièce.
« Il fabriquait
des flammes et des drapeaux pour les canots et les navires, m'expliqua
le capitaine. C'était aussi une façon de s'occuper.
Le temps est long ici quand on est seul, tout en haut. Il vous
faudra aussi trouver quelque chose pour occuper vos loisirs. Peut-être
pourriez-vous vous mettre au tissage, comme Curran... à
moins que vous ayez d'autres intérêts. »
« Je n'ai jamais
essayé de tisser, dis-je en m'approchant du cadre. Mais
je vais peut-être essayer. » J'examinai le métier
à tisser de Curran et vis que s'y trouvait le motif ou
le dessin interrompu sur lequel il travaillait. Le motif était
très précis, abstrait, l'image incompréhensible,
pour autant que je puisse m'en rendre compte, à l'exception
de la représentation parfaitement tissée d'une jambe
humaine dressée en l'air, et le corps auquel elle appartenait
était submergé comme s'il se trouvait dans l'eau
- mais peut-être ne l'avait-il pas encore tissé?
J'avais cru, en jetant un premier coup d'oeil à la figure
humaine sur le métier à tisser, que le travail créatif
avait été interrompu; mais lorsque je me mis à
le détailler plus attentivement, j'eus la certitude qu'il
était achevé. En faisant courir un doigt sur le
tissage jusqu'au coin inférieur droit de l'ensemble, je
sentis un petit noeud sur le fil utilisé par Curran et,
sans réfléchir, je tirai dessus. Immédiatement,
le noeud, qui était l'ultime extrémité de
sa longue trame, parut se détendre, comme un élastique
étiré, retrouvant, tel un coup de fouet sauvage,
les chemins qu'on lui avait fait suivre pour dessiner ce motif,
jusqu'à ce qu'il ait atteint l'endroit d'où il était
parti; et le cadre de même que le sol tout autour se recouvrirent
de tout ce fil répandu. Je criai au capitaine, à
l'autre extrémité de la pièce: « Oh
mon Dieu, j'ai détruit le long travail précis du
vieux Curran! Qu'est-ce que je peux faire? » Et je me sentis
envahi à cet instant par de sombres pressentiments.
Le capitaine ne fit
que jeter un coup d'oeil à toute cette destruction dont
j'étais responsable - que j'avais ajoutée à
toutes les autres, presque comme si j'avais voulu la parachever
- et dit:
« La chaîne
n'a subi aucun dommage. Vous pourrez vous en resservir si vous
vous décidez à tisser. Peut-être parviendrez-vous
à créer des motifs encore meilleurs que ceux que
le vieux Curran parvenait à inventer. À propos,
vous trouverez sans doute, quelque part dans ce désordre,
le Carnet de bord de Curran - et j'imagine qu'il doit ressembler
à cette pièce. Mais vous pourriez vous en servir
comme modèle pour votre propre Carnet de bord, que vous
commencerez, naturellement, à tenir immédiatement.
Lorsque vous vous serez fait une idée du Carnet de Curran,
je viendrai le prendre pour le mettre en lieu sûr - pour
les archives. »
Le capitaine et moi
nous activâmes un bon moment à remettre de l'ordre
dans la pièce. Au bout d'un moment, sous un fatras de feuilles
de papier couvertes de gribouillis et de dessins, des formes indéchiffrables,
je trouvai le Carnet, un grand registre noir de type courant sur
lequel était inscrit « Rapport ».
L'écriture sur la page à laquelle il était
ouvert était nette et lisible. Sans m'occuper de ce qui
était écrit, je le refermai immédiatement
et le mis dans le tiroir du bureau devant la fenêtre.
Il était étrange de me rendre compte à quel
point je sentais la présence de Curran, j'avais l'impression
d'une présence bienveillante, pas du tout hantée
ni morbide, malgré le mot « meurtre »
qui pesait sur la pièce comme un suaire. C'était
une belle journée, après la tempête, et le
Chenal se remettait de cette violence. Quelque chose était
terminé, après un long, long moment.
« Dans sa famille,
ils étaient passeurs depuis des générations,
ici, sur le Chenal, m'expliqua le capitaine tout en travaillant.
Ils sont propriétaires de l'unique ferry qui a fonctionné
ici toutes ces années. »
« Alors, demandai-je,
il travaillait sur le ferry avant de s'occuper du Phare? »
« Seulement pendant
son adolescence, répondit le capitaine. Jeune homme, à
peu près à l'âge de vingt ans, il est parti
pour faire des études d'infirmier, c'était cela
qui l'intéressait vraiment, pas de devenir médecin,
mais infirmier. Il est parti étudier à l'étranger,
en Angleterre, paraît-il; et il est resté là-bas
de nombreuses années. On dit qu'il y a fait de l'excellent
travail. Quand soudainement il est revenu à Port Angeles,
il avait une quarantaine d'années. C'est alors qu'il a
commencé à s'occuper du Phare, car il connaissait
le pays comme sa poche, et il est ici depuis ce moment-là,
jusqu'à... hier. Comme il était irlandais - il y
a une prédominance d'Irlandais à Port Angeles, vous
verrez; la famille de Curran faisait partie des premières
familles qui se sont installées ici, en même temps
que quelques Finlandais - une grande veillée mortuaire
se déroulera sans doute ce soir en ville. Ils enterreront
Curran comme un héros. Tout le monde sait à quel
point il a agi avec héroïsme chaque fois qu'il a sauvé
les naufragés des navires qui s'étaient écrasés
pendant les tempêtes sur les écueils périlleux
du détroit. On l'apercevait dans son petit canot de sauvetage,
faisant le passeur depuis le navire en difficulté jusqu'au
Phare; et très souvent le Phare, élevé et
dominant les torrents d'eau et la tempête, était
plein de rescapés. Curran était un homme de Dieu.
»
Lorsque la pièce
eut été un peu remise en ordre, le capitaine repartit,
me souhaitant bonne chance et me priant, une fois de plus, de
ne pas trop m'inquiéter à propos des rumeurs qui
couraient sur le meurtre de Curran. Si j'avais besoin de quoi
que ce soit de la terre ferme, il y avait les signaux lumineux;
et lui, le capitaine, reviendrait dans quelques jours pour vérifier
que je m'étais bien installé dans mes nouvelles
fonctions. Je lui dis au revoir et le remerciai de son aide.
Comme le soir tombait et que la lumière déclinait
rapidement sur le détroit, j'allumai dans la tour et m'assis
pour examiner mes sentiments au sujet de tout cela. Par les fenêtres,
je vis les premiers feux de la Veillée funèbre de
Curran éclairer le rivage et, avant même que je m'en
sois rendu compte, tant Curran était dans mes pensées
et dans la tour, j'avais sorti le Carnet de bord du tiroir où
je l'avais mis et j'entrepris de le lire.
Je passai toute cette
nuit-là à lire, levant les yeux du rapport pour
regarder, à la jumelle, si des navires empruntaient le
détroit ou s'approchaient: mais il n'y avait que de petits
bateaux de pêche qui passaient ou traversaient en faisant
scintiller leurs lumières glacées, le ferry qui
traversait et retraversait régulièrement, arborant
le drapeau tissé par Curran et progressant lentement comme
un ver luisant dans la nuit mystérieuse, ainsi que les
feux et les mélopées de la veillée mortuaire
qui s'élevaient du rivage puis retombaient. Au lever du
jour, j'avais lu toute l'histoire que contenait le Carnet de bord;
et peu de temps après j'entamai ma longue vigie dans la
tour du Phare.
Je commençai, lentement, à recopier de ma propre
main le Rapport de Curran, clarifiant là où je le
pouvais l'idée tragique et impérissable au service
de laquelle Curran avait épuisé sa vie. Il me fallait
posséder ce Rapport, en le recopiant de ma propre main.
C'est ma copie que vous lisez, elle vous vient de Curran par mon
intermédiaire - je sentais comme nous le sentons tous qu'il
nous faut mettre la main à ce qui nous a été
légué, dans ce type de collaboration, si nous nous
soucions suffisamment des idées dont nous sommes issus,
comme nous sommes issus de nos parents; et j'espérais éclairer,
pour nos propres descendants, ce qui fut découvert par
fragments et dans la pénombre.
Il existe une idée
qui court tout le long de ce Rapport, semblable à la course
de la marée dans le détroit, dans un sens et dans
l'autre, et qui pourrait être dangereuse si elle aboutissait
dans une tête à laquelle elle ne convenait pas. Tout
d'abord, cette idée s'est installée dans ma propre
tête aussi calmement et aussi doucement qu'un chat pénétrant
dans l'ombre. Mais à mesure que l'idée progressait
je vis qu'elle était aussi féroce et redoutable
qu'une bête sauvage. J'ai compris à l'instant même
le combat évident entre un homme et l'idée qui l'a
infecté, et davantage encore: l'héroïsme personnel
au service de cette idée, les usages que cet homme pouvait
faire de la compassion, de l'endurance et de la fidélité
personnelle envers une image qui a pris possession de lui. Je
ne pense pas, pourrais-je ajouter, que l'idée ait fait
défaut à Curran ou qu'elle l'ait trahi, bien qu'il
en ait été, c'est ce qu'il me semble à moi,
son copiste, la victime. Vous en jugerez vous-mêmes quand
vous l'aurez lu. Je sais que l'idée n'a pas été
assassinée, car elle m'a infecté; et c'est simplement
le fait d'avoir été possédé par l'idée
exprimée, même partiellement, par fragments et à
la façon de notions fantastiques (bien que je sois certain
qu'elles sont fondées sur des expériences réelles
de la propre vie de Curran), qui m'a poussé à rapporter
le Rapport.
C'est, finalement, je
crois, un commentaire sur le temps qu'un homme a vécu et
j'ai l'impression qu'il pourrait avoir quelque utilité,
qu'il pourrait éclairer ou amuser ceux qui le liront, bien
que de nombreux lecteurs puissent être choqués ou
se lasser de ce qui pourra leur apparaître comme des allégories
ou des paraboles. J'ai essayé de transmettre le Rapport
tel qu'il était quand je l'ai trouvé et pourtant
il se peut qu'en le recopiant l'idée ait fini par tant
m'enchanter que je suis devenu incapable de savoir quand ma main
touchait celle de Curran, car j'avais fini par penser, tout d'abord
vaguement, mais ensuite avec de plus en plus de certitude à
mesure que je m'y plongeais, que j'avais moi-même eu cette
idée auparavant et je la revendiquais donc comme une collaboration.
Et vous pourriez partager cette impression si vous étiez
tentés de recopier de votre propre main ce que j'ai écrit
de la mienne. De cette façon toutes nos mains se joignent.
Traduit de l'anglais par B. Hoepffner