Une Vision
Charles Babbage [*]

       Il n'est pas utile pour le moment que j'indique comment, quand et où j'eus cette vision. Elle ne fut provoquée ni par le gaz hilarant ni par le chloroforme, mais par une action spirituelle bien plus réelle et immédiate. Je n'avais pas la moindre perception de corps ou de matière, et je sentais pourtant que j'étais en présence d'un être doué de raison, d'un ordre différent de l'ordre humain. Si nous ne communiquâmes pas par le moyen du langage, celui-ci me fut toutefois nécessaire, afin d'être intelligible quand je notai les faits immédiatement après cet étrange événement - bien que le langage lui-même soit insuffisant à donner une idée adéquate de son immense durée apparente.
       La première difficulté que je ressentis au cours de ma communion avec cet Esprit surnaturel fut la notion d'espace. Nos conceptions en étaient fort différentes. Sur de nombreux points comme, par exemple, les mesures, nous nous comprenions parfaitement, car chacun faisait référence à la taille d'un individu de sa propre race - évidemment d'à peu près six pieds. Je finis par découvrir que ma notion de l'espace, laquelle est fondée sur le vide, était exactement le contraire de celle de l'Esprit, laquelle était basée sur le solide. Je vais à présent, autant que faire se peut, livrer à mon lecteur les informations que je reçus.
       J'exprimai d'abord à l'Esprit mon désir d'apprendre, si possible, son avis sur l'origine de toutes choses. Il déclara que la mémoire de sa race, qu'il affirma être la plus élevée de toute la création, remontait, en toute certitude, à des myriades d'années avant l'apparition de toutes les autres créatures: que, avant cela, son histoire était un peu obscure, mais qu'elle avait récemment été étayée de manière bien plus sûre par certains de leurs Esprits les plus illustres.
       (a.) Au commencement tout l'espace était fluide - il semblait qu'un liquide universel et blanchâtre s'étendait dans toutes les directions à travers ce que nous appellerions l'espace; je pensai donc tout d'abord que ceci pouvait avoir un rapport avec la «voie lactée». La température en était très élevée; et à intervalles d'environ mille années, un torrent de ce liquide, d'une température encore plus élevée, traversait l'espace dans une sorte de jaillissement violent. Il était peuplé de myriades d'esprits heureux qui flottaient ici et là.
       Après de longues périodes de bonheur, l'éventuelle existence d'une matière ayant une forme différente de celle d'un liquide suscita une dispute entre deux Esprits. La Puissance qui contrôlait leur destin, mise en colère par leur présomption, avec raison, jeta dans le liquide un petit morceau de ce qui, pour autant que je fusse capable de le comprendre, ressemblait à de la matière organique.
       (b.) L'effet en fut extraordinaire: tout le fluide en contact avec cet importun morceau de matière perdit progressivement sa fluidité, et un nouvel état de la matière ou de l'espace apparut, inconnu des temps antérieurs. La modification s'opérait lentement mais sûrement, sur tous les côtés de la matière ainsi introduite. Sous cette nouvelle forme, ce fut en tout cas ce que je crus comprendre, l'espace se transformait en une matière élastique et gélatineuse. Les deux Esprits querelleurs furent les premiers à en être environnés. Aucun de ceux qui furent mis en présence directe de ce nouveau type d'espace, ne put s'en écarter, et l'absorption continua à emprisonner rapidement des millions d'êtres.
       Une vaste controverse s'ouvrit concernant l'état de ceux qui étaient scellés dans la gelée. Certains pensaient qu'ils étaient horriblement comprimés, et affirmaient qu'ils avaient mérité d'être aussi totalement malheureux et misérables. Tandis que d'autres soutenaient que, libérés de toute capacité de mouvement, ils devaient être dans un état de béatitude, leurs facultés étant entièrement accaparées par la contemplation. Alors même que ces discussions se déroulaient, le processus de gélification progressait de plus en plus rapidement, et au bout de dix mille ans, la totalité de l'infinie fluidité de tout l'espace existant s'était transformée en ce nouveau type d'espace. D'après la description donnée par l'Esprit, je pouvais déduire que la totalité de ce que nous appelons l'espace infini avait alors pris un aspect qui le faisait ressembler davantage à du blanc-manger qu'à toute autre substance subaérienne.
       (c.) Après un état de repos qui dura plusieurs centaines de milliers d'années, une nouvelle catastrophe survint. L'espace devint trop vaste pour lui-même. Il fut donc soumis, pendant plusieurs centaines de milliers d'années, à d'énormes compressions. Au cours de cette longue période, tous les Esprits scellés périrent, et l'espace lui-même, pendant six cent mille ans, devint un vaste désert solide, vide de tout être vivant.
       Mais les interminables phases du passé n'étaient rien en comparaison des longues séries de cycles qui se succédèrent alors - chacune d'elles s'étendant sur plusieurs millions d'années.
C'est à peu près à cette époque que ces êtres commencèrent à enregistrer l'histoire, et l'Esprit avec lequel j'étais en conférence la tenait pour aussi véridique que la nature des circonstances pouvait le permettre.
       Un survivant solitaire semble avoir échappé à l'écrasement des systèmes et à la condensation de l'espace. Il décida de se sectionner en deux parties, et conseilla à chaque partie de faire de même, leur enjoignant de transmettre cet ordre à leur descendance directe pour toute l'éternité. Seuls, perdus dans l'infinie solidité, les êtres récemment sectionnés, se plaçant dos à dos, exercèrent une force. Ainsi soumise, la matière elle-même céda, et ces êtres purent occuper un espace creux et allongé. Puis, se bissectant une nouvelle fois, ils s'appliquèrent à allonger ce tracé. Après des milliers d'années ils commencèrent à exercer leur énergie dans les directions transversales à ce tracé, et, de la sorte, l'élargirent. Cette race se mit alors à créer des cellules, une pour chacun, où chacun pouvait se retirer pour s'adonner à des calculs abstrus, dont la nature semblait aller bien au-delà des branches les plus lointaines de l'utilité, demeurant toutefois en deçà de la puissance de la Machine Analytique [1]. Ainsi d'immenses cités, pour ainsi dire, furent formées, et elles investissaient l'espace solide dans toutes les directions.
       (d.) Après des millions d'années d'assiduité, de tranquillité et de calculs, une catastrophe des plus étranges se produisit. J'eus le plus grand mal à en découvrir la nature, et à l'expliquer en langage ordinaire. La tentative suivante est sans doute ce qui se rapproche le plus de la réalité: - Il semblait, d'après ce que m'avait communiqué mon informateur spirituel, que l'univers tout entier eût été soulevé, avant d'être ensuite rapidement et brutalement reposé, mettant ainsi tout en désordre, et détruisant des millions d'êtres de leur race.
       Mais la partie la plus incompréhensible de cette narration historique était que, lorsque les survivants eurent retrouvé leur sens, ils s'aperçurent que tout ce qui avait été jusqu'alors sur leur droite était à présent sur leur gauche. Ils observèrent aussi, à leur plus grande consternation encore, que chaque habitation de l'univers avait été mise sens dessus dessous, de sorte que les philosophes qui avaient survécu et qui s'étaient retirés dans leur grenier pour étudier, se retrouvèrent tout à coup à la cave.
       J'ai rapporté, avec autant de précautions que le requiert la nature du sujet, les impressions que ce récit avait provoqué en moi, parfois aidé dans ma compréhension imparfaite, par un autre Esprit surnaturel, que je nommerai Mathesis, pour le distinguer du narrateur.
       Rien n'est aussi précieux que les nombres, lorsque nous avons la possibilité de les employer: s'ils sont corrects, ils nous aident à informer notre propre esprit, mais ils sont d'une utilité encore plus grande pour induire en erreur l'esprit des autres. Les nombres sont les maîtres des faibles, mais les esclaves des puissants. Je me fis donc très pressant pour obtenir des informations plus précises quant au nombre exact d'années; mais le pouvoir de l'Esprit était incapable d'en faire une estimation, même avec une marge d'erreur de quelques millions. Il fit remarquer incidemment que la dernière grande période qu'il venait de me décrire n'était qu'une période parmi d'autres, nombreuses, d'une durée approximativement égale: et aussi que, bien que ces périodes n'eussent pas en fait été égales, les différences, qui même dans les cas les plus extrêmes, n'atteignaient que quelques centaines de milliers d'années, étaient trop minimes pour qu'on en tînt compte.
       Pour satisfaire mon grand désir d'obtenir des informations sur ce très important sujet, l'Esprit m'informa qu'un grand nombre de ces catastrophes successives étaient mentionnées dans leurs récits historiques, et qu'elles furent suivies d'une autre, encore plus terrible, qu'il était sur le point de m'expliquer, quand je l'interrompis en lui demandant une estimation approximative de leur nombre. Conscient de mon désir passionné de précision numérique, il m'apprit qu'il pouvait, sur ce point, l'exaucer entièrement. «S'il existe une chose», me dit mon informateur, «qui soit établie avec plus de certitude que tout le reste, c'est qu'exactement cent vingt et un de ces avatars de destructions se succédèrent.»
       J'eus alors l'impression d'avoir découvert un point solitaire et fixe dans le vaste chaos du temps. Mon guide m'expliqua qu'une nouvelle série d'événements encore plus terribles succéda à cette suite de cent vingt et un cycles.
Il me dit qu'il devait cependant d'abord mentionner un interrègne, à la progression irrégulière, mais aussi d'une immense durée; de fait, certains de sa race étaient parvenus à prouver qu'il avait duré au moins trois fois plus longtemps que chacun de ceux qu'il venait de décrire.
       (e.) Cela commença par un mouvement tout à fait semblable à celui auquel l'espace lui-même avait été astreint à la fin de chaque avatar, se terminant avec fracas, et suivi par une période de repos d'environ dix mille ans. Il se distinguait néanmoins de ces avatars par l'absence d'inversion des positions de la cave et du grenier.
       (f.) Une forme nouvelle de secousse de l'espace solide universel apparut ensuite, bien plus fréquente mais moins destructrice que la précédente. Elle sen manifesta environ tous les deux ans, et se répéta plusieurs centaines de milliers de fois.
       (g.) À nouveau une période semblable à celle décrite en (e) se produisit.
       (h.) Celle-ci fut suivie par une longue série de mouvements de tout ce qui était solide, assimilable, pour autant que je fusse capable de comprendre, à un mouvement oscillatoire, ou mouvement de vague. Cette activité se poursuivit sans interruption aucune pendant la durée d'au moins trois de ces cycles dont le nombre précis a été consigné.
       (i.) Pendant toute cette période la race endura une gigantesque destruction. Une maladie universelle apparut et se propagea d'une façon ou d'une autre, de sorte que des multitudes y perdirent la vie, et que ceux qui survécurent étaient à peine capables de faire face aux calculs ordinaires nécessaires à leur existence.
       (j.) Une autre période suivit, se terminant par un fracas tout à fait comme en (e).
       (k.) Elle fut suivie d'une période de secousses comme en (f).
       (l.) Puis un autre fracas comme en (e).
       (m.) Période de long répit.
       Après tout cela, il y eut un long moment de repos absolu.
       Telle fut l'aube du plus terrible, comme du plus récent de ces immenses bouleversements de l'univers qui avaient si bien été décrits par mon guide éthéré.
       (n.) La température de l'univers avait été uniforme pendant des millions d'années: elle commença à changer en différents endroits isolés. Certaines régions subirent un refroidissement qui fit fuir les habitants de leurs demeures. Ceci fut suivi par des torrents d'air invisible, qui apportèrent l'infection et la mort à des millions d'êtres. L'opinion publique se fit entendre, et leurs académies des sciences et des arts furent priées de trouver un remède. Une expédition fut envoyée par leur école de science et de géologie pour tenter de découvrir l'origine de cette épidémie.
       La commission, après de longues investigations, rapporta qu'elle avait pénétré l'espace solide selon la technique habituelle, plaçant ses membres dos à dos afin de pousser le premier de tous. Elle annonça aussi qu'un des savants avait inventé une méthode selon laquelle la position de ses membres dessinait une sorte d'angle, ou coin, et que cette disposition permettait bien plus efficacement d'atteindre l'objectif voulu. Le résultat fut, néanmoins, que le plus avancé de la colonne fut si souvent comprimé que tous leurs meilleurs Esprits renoncèrent à une position pour laquelle des animaux plus grossiers étaient mieux désignés. En conséquence, la plupart des présidents de leurs sociétés scientifiques furent choisis parmi ce que nous pourrions appeler le «Demi-monde» de la science.
       Le premier rapport de cette commission annonça que, après avoir pénétré l'espace (en poussant) sur des milliers de miles, ils avaient atteint la racine de tout le mal. Ils avaient établi qu'il provenait du fait suivant, qu'ils avaient découvert, - que l'espace lui-même était discontinu - ils avaient atteint un endroit dont la substance était creusée d'une sorte d'abîme dans lequel certains d'entre eux tombèrent; il fut très difficile de les en arracher: - en fait, ils rapportèrent qu'il suffisait d'envoyer les personnes adéquates pour remplir cet abîme et que l'univers recouvrerait la santé.
       De grandes réjouissances furent ordonnées après le retour de la commission. Des rassemblements publics furent organisés, on y fit des discours, on y lut des articles, et un grand nombre de poitrines furent décorées de médailles. Ceux qui étaient intéressés alléguèrent les services qu'ils avaient rendus à cette commission pour justifier leur promotion, chacun dans sa spécialité particulière. Ceux qui étaient désintéressés tout comme ceux qui ne l'étaient pas furent oints chaque jour pendant douze mois avec quelque chose que je ne peux qu'imparfaitement décrire: une sorte de pommade rosat. Pendant tout ce temps ils étaient nourris, aux frais du public avec de la nourriture royale, laquelle était fort convoitée; mais pour autant que j'aie pu m'en rendre compte, le goût en était à mi-chemin entre celui du beurre rance et celui de la bouillie. Quoi qu'il en soit, ils l'appréciaient énormément, et elle devait être en réalité tout à fait adaptée aux besoins de leurs organes digestifs.
       Cependant le temps passait; l'épidémie s'étendait. D'étranges comptes rendus furent donnés: d'abord que l'espace lui-même serait en train de se décomposer; puis que vivait quelque part dans l'espace en putréfaction un immense dragon dont l'haleine produisait la pestilence, et qui avalait des milliers d'Esprits à chaque bouchée.
       Une autre commission fut envoyée, avec mission de remplir le trou dans l'espace. Ceci fut considéré comme un grand pas dans l'avenir. Après avoir pénétré au-delà du célèbre abîme sur une courte distance, ils en découvrirent un autre absolument semblable, exactement à la même hauteur. Ils remarquèrent que le premier abîme était légèrement incurvé, ce qui avait en fait déjà été noté par un membre peu prétentieux de la commission précédente: mais une telle remarque, avait-on pensé, ne valait pas la peine d'être rapportée. Le deuxième abîme était lui aussi légèrement incurvé, mais sa courbure était dans des directions opposées, et présentait l'apparence de deux parenthèses grossières, comme ceci ( ). Après avoir fait cette découverte, la commission fut d'avis qu'il fallait s'en retourner et rendre publique l'existence d'une série d'abîmes à l'avant du premier, et qu'il serait inutile - voire des plus dangereux - d'ouvrir d'autres abîmes. L'un des plus modestes parmi les membres de la commission, qui avait essuyé une rebuffade lors de l'expédition précédente, suggéra, cependant, que ces abîmes légèrement incurvés étaient peut-être des portions de quelque vaste faille circulaire: suggestion tournée en dérision par le président comme n'étant qu'une hypothèse absurde, ridiculisée par le secrétaire et qui provoqua de grands rires chez les autres. Heureusement ils furent persuadés qu'il fallait creuser un peu plus loin dans le deuxième abîme vertical, ou faille, et l'hypothèse du dissident s'avéra alors probable. Elle fut aussitôt vérifiée, et avant que la moitié du cercle eût été enlevée, chaque membre de la commission pensait qu'il avait lui-même été le premier à en découvrir la forme circulaire.
       Mais le président était une personne de grande expérience. Il laissa les membres de la commission se disputer entre eux au sujet de la découverte du cercle et même, s'ils le désiraient, au sujet de sa quadrature. Cependant, à son retour, il rapporta qu'à la suite d'une série de vastes calculs qu'il avait entrepris, il avait pu anticiper la présence d'une cavité elliptique; qu'il en avait fait part aux membres de la commission; et que ceux-ci avaient pu vérifier ses prédictions. Il annonça aussi que la même théorie lui avait fait prendre connaissance du fait que dans certains cas l'ellipse tendait de très près au cercle, bien qu'il lui fût impossible de jamais l'atteindre, tandis que d'un autre côté elle pouvait devenir suffisamment plate pour tendre vers la ligne droite - approximation que personne n'aurait même pensé attribuer au président. Le président, alors, avec une modestie singulière, faisant allusion dans son compte rendu à un de ses collègues de haut rang, de grande influence et possédant une connaissance de la science peu étendue, remarqua qu'il (le président) avait eu beaucoup de chance que ce membre distingué eût été aussi occupé par des investigations bien plus intéressantes, sinon ce collègue aurait bien certainement anticipé la découverte importante sur laquelle il était tombé par hasard.
       Pendant ce temps, les membres de la commission, qui avaient tous voulu s'approprier la découverte du cercle, pensaient à présent que l'usurpation de cette découverte par leur président était une grande injustice envers le membre peu prétentieux qui l'avait réellement faite. Ils lui conseillèrent donc de revendiquer la découverte, et lui promirent leur soutien.
       Mais le président était un type vraiment malin [2], et aussi profond que la roche silurienne. Conscient de l'importance de la découverte qu'il venait ainsi de s'approprier, il avait déjà rendu visite au membre modeste de la commission - l'avait accablé de compliments, et avait aussi persuadé cet autre membre important de la commission auquel il avait si bien passé de la pommade dans son rapport de lui donner un peu d'avancement, ce que la victime avait accepté: mettant ainsi un verrou sur ses lèvres, que ses confrères de la commission ne purent ni ouvrir ni crocheter.
       Quand le rapport eut été présenté, d'autres discours furent prononcés - d'autres médailles distribuées, mais l'épidémie ne cessa pas pour autant, et leur univers se dépeuplait.
       Une troisième commission fut ensuite dépêchée, et celle-ci rapporta que, sur le lieu qui avait précédemment été atteint, elle avait trouvé, de chaque côté, deux énormes cercles, dont les diamètres étaient plus de cent fois plus grands que la hauteur d'un individu ordinaire; que le matériau occupant l'espace à l'intérieur du petit cercle était légèrement différent de celui qui l'entourait; et qu'il paraissait qu'un très grand cylindre d'espace avait été poussé au travers sans déranger la matière à l'extérieur. Elle rapporta aussi que les commissions précédentes ne s'étaient jamais approchées de l'origine du mal, mais avaient simplement pénétré, à angle droit d'une ligne qui aurait pu se terminer à l'intérieur à une distance de mille miles, plus ou moins, de part et d'autre du point qu'elle avait atteint.
       À ce moment, un bruit semblable à un roulement du tonnerre lointain me rappela à notre monde inférieur, et interrompit mon intéressante communion avec le monde des Esprits. Ce bruit provenait du carillon de l'horloge de la cathédrale. Étant pour quelques jours à Salisbury, je m'étais rendu dans la cathédrale et, comme j'étais très fatigué, j'avais choisi, pour me reposer un instant, le siège somptueux du Doyen. Confortablement installé sur des coussins moelleux, la tête posée sur un oreiller de plumes, j'avais eu la vision que je viens de relater.
       Soulevant l'oreiller, j'aperçus dessous un petit morceau de matière. Un examen plus approfondi de la chose m'apprit qu'il s'agissait d'un fragment de fromage de Gloucester. Ce qui expliquait clairement ma vision. Il était évident que le bedeau était venu se réfugier sur le plus vaste des sièges pour son déjeuner et qu'il avait, par inadvertance, laissé ce petit bout de fromage à l'endroit exact que j'avais élu pour mon repos momentané. Il était clair que mon Esprit avait été mis en rapport avec l'âme d'une mite, l'une des plus cultivées de son espèce.
       Que le lecteur veuille bien jeter un coup d'oeil à la brève explication qui suit, et il sera entièrement convaincu que mon interprétation de la vision est la vérité.
       Parallèles entre la Création de l'Univers et la Naissance et l'Education d'un Fromage de Gloucester
       Références.
       a. Du lait jaillissant dans le seau à lait à la vitesse de vingt jaillissements par seconde. Alternances de températures plus ou moins élevées.
       b. Après ajout de présure, le lait tourne.
       c. Le lait caillé est comprimé en fromage.
       d. Fromage retourné quotidiennement pendant 121 jours.
       L'heure d'arrivée de l'employé de laiterie qui s'occupe de cette opération variant de quelques minutes, les jours ont des valeurs légèrement inégales.
       e. Fromage soulevé et lancé dans une charrette.
       f. Fromage secoué dans la charrette durant une demi-journée pendant son transport jusqu'à Gloucester pour y être embarqué.
       g. Fromage lancé de la charrette dans le navire.
       h. Navire en route avec le fromage pour Southampton.
       i. Du fait du mouvement des vagues les mites ont le mal de mer pendant trois jours. Un grand nombre d'entre elles périssent.
       j. Fromage débarqué et lancé dans une charrette; comme dans la période e.
       k. Fromage transporté en charrette jusqu'au fromager de Salisbury - les mites sont énormément secouées.
       l. Fromage lancé dans la boutique du fromager, comme pour e.
       m. Longue période de repos du fromage sur le rayonnage du fromager.
       n. Une cavité cylindrique est découpée et un morceau est présenté à un client pour qu'il le goûte. Une partie du cylindre est remise en place. L'air ayant pu pénétrer, une certaine portion du fromage pourrit, dans laquelle apparaissent de gros vers, ce qui donne naissance à l'histoire du dragon.

       Afin de découvrir le mois de fabrication du fromage, je remarquai que, étant donné que le fromage avait été retourné sur le rayonnage de la laiterie pendant une durée d'exactement 121 jours, il avait dû tout d'abord y avoir été placé au cours d'un mois qui, avec les trois mois qui suivaient, donnait un nombre de jours exactement égal à 121.
       J'ai alors calculé la table suivante:
                                                      Nombre de jours

1 janvier

 au
 30 avril  120
1 février

 "
31 mai  120
1 mars

 "
 30 juin  122
1 avril

 "
 31 juillet  122
1 mai

 "
 31 août  123
 1 juin

 "
 30 septembre  122
 1 juillet

 "
 31 octobre  123
 1 août

 "
 30 novembre  122
 1 septembre

 "
 31 décembre  122
 1 octobre

 "
 31 janvier  123
 1 novembre

 "
 28 février  120
 1 décembre

 "
 31 mars  121

Table du nombre de jours contenus dans chaque période de quatre mois, commençant le premier jour de chaque mois et finissant le dernier jour du quatrième mois suivant.

       Il apparaît maintenant, en observant la Table ci-dessus, qu'il n'y a qu'un seul mois dans l'année qui remplisse cette condition, le mois de mars. Il s'ensuit donc que le fromage a dû être fabriqué quatre mois plus tôt, à savoir, pendant le mois de décembre.

       Peu de temps après cette vision je reçus la visite d'un grand géologue, l'érudit Professeur Ponderdunder [3], membre de toutes les académies existantes, et secrétaire de la très célèbre Académie Komment-Pourkoi consacrée à la Reconstruction du Temps Primordial. J'étais désireux d'avoir l'opinion de cet érudit à propos de mon expérience récente: mais il était évident qu'il enviait ma vision, qu'il traita avec mépris. Pourvu d'un intellect qui était loin d'être rapide, j'étais parvenu, après de longues explications, à lui faire saisir l'arithmétique qui m'avait permis de dater exactement au mois de décembre la grande série de 121 cataclysmes, et j'étais fort mortifié qu'il n'appréciât pas mon ingéniosité. Tout à coup, il sembla percevoir intuitivement l'utilisation qu'il pourrait faire de cette vision. Il me demanda alors très sérieusement si j'avais fait part de ma méthode à quelqu'un d'autre. Je lui répondis par la négative, et il me pria de ne pas en dire un mot. Il était particulièrement désireux que Gardner Wilkinson, Layard et Rawlinson ne fussent pas mis au courant, ce qui aurait pu leur permettre d'anticiper la découverte qu'il lui était à présent possible de faire. Il m'assura qu'il pouvait, en visitant Ninive, tout en passant en route par les Pyramides et par Jéricho, et avec l'aide de ma formule, restaurer la vraie chronologie de la création.
       Quand je lui eus fait cette promesse, il me quitta, et télégraphia sur le champ à un ami très influent, le Vice-président qui gérait l'Académie Komment-Pourkoi, lui suggérant qu'il fallait sans tarder l'autoriser à entreprendre cette expédition, qui, quoique épuisante et pleine de dangers pour lui, concourrait au prestige de l'Académie, et parce qu'il avait la conviction religieuse qu'elle lui permettrait de réfuter l'horrible hérésie de l'évêque Colenso. Dans les vingt-quatre heures, le fidèle télégraphe lui transmit l'ordre de départ et les crédits nécessaires à son équipement. Il ne fut pas long à acheter ce dernier, et se mit en route dans la journée.
       C'est avec un profond regret que je dois maintenant annoncer que, à peine dix jours après le départ de l'actif Secrétaire pour sa pieuse mission, je découvris que mon raisonnement, qui m'avait permis de trouver le mois de décembre, avec toutes ses conséquences, était rendu entièrement nul parce que j'avais oublié de prendre en compte les années bissextiles, et que, quand elles se produisent, le nombre magique de 121 se retrouve dans au moins quatre cas; de sorte que rien n'est en fin de compte résolu par mes calculs.
       Je ne peux qu'ajouter que, si un de mes lecteurs venait à savoir où se trouve l'érudit Ponderdunder, peut-être pourrait-il communiquer, à l'aide du télégraphe électrique, cette douloureuse information, à l'infatigable voyageur.
       J'ai appris depuis que les honoraires du Professeur Ponderdunder ne sont que de £800 par an, plus le remboursement de tous ses frais de voyage. Ces honoraires sont doublés en cas de voyage périlleux. On m'a dit, aussi, qu'il est à la tête du département pour la promotion de «La Petite Science et des Arts Bas» et qu'il jouit d'une confortable sinécure de fort bon rapport récemment instituée dans son propre pays. La famille des Ponderdunder possède le don particulier de manipuler les sociétés savantes. Les Sociétés de Rhétorique-Fleurie et de Zoo-Ethnologie viennent de se remettre de la coûteuse autocratie de cette famille. Je regrette de devoir ajouter (mais le respect de la vérité m'interdit de dissimuler ce fait intéressant) que Ponderdunder n'est pas membre de toutes les académies existantes, comme l'indiquait sa carte de visite.
       En parcourant la liste des membres de l'Académie Romaine «Dei Lyncii», je m'aperçois qu'il n'est pas un Lynx. Cette académie, la plus ancienne des académies européennes, existait déjà du temps de Galilée. Il y a environ vingt-cinq ans, j'ai eu l'honneur de me voir décerner son diplôme.

Traduit de l'anglais par Bernard Hoepffner

Notes.

*      Charles Babbage (1792-1871), "inventeur" de l'ordinateur, demeure méconnu en France. Mathématicien, il participa à l'essor de la logique mathématique en Grande Bretagne et publia des travaux sur la théorie des jeux de hasard, sur les assurances et sur la géométrie analytique; il inventa une machine à calculer à "différences" pour construire des tables de logarithmes et passa une grande partie de sa vie à perfectionner les plans d'une machine "analogique" qui devait permettre des calculs extrêmement compliqués à l'aide de cartes perforées. Faute d'argent, et malgré l'extraordinaire ingéniosité mécanique de Babbage, cette machine ne fut finalement construite que plus d'un siècle après sa mort; elle est l'ultime étape des machines à calculer plutôt que la première étape de la conception des ordinateurs. Un seul ouvrage de Babbage a été traduit en français, Traité de l'économie des machines et des manufactures (1832).
       "Une Vision" est extrait de Passages from the Life of a Philosopher (1864), où l'on trouve les souvenirs de ce grand voyageur qui parcourut l'Europe afin de se tenir au courant de tous les progrès scientifiques et techniques et de rencontrer la plupart des scientifiques de son époque. [>]

1      La Machine analytique, ou Analytical Engine, est l'oeuvre sur laquelle Charles Babbage a passé la plus grande partie de sa vie, sans jamais parvenir à n'en construire que des fragments, et qui est plus ou moins l'ancêtre des ordinateurs actuels. Cette Machine a récemment été entièrement reconstituée d'après les plans de Charles Babbage et fonctionne parfaitement par des moyens uniquement mécaniques; voir illustrations. (N.d.T.) [>]
2       Un type malin parviendra parfois à obtenir nos applaudissements; mais seul un homme intelligent peut commander notre respect. [>]
3       Auteur du traité célèbre «Sur l'Entité de l'Espace», base de tout raisonnement métaphysique solide[>]