Nous entendons et nous refusons de croire
Bernard Hoepffner

Le jeune garçon ne parlerait pas. Nul besoin d'explications. Personne n'est un fleuve. Alors comment se trouvait-il ici, dans un monde qui - à présent - ressemble à des bouts de papier recollés, où des suites de mots conduisent à d'autres, où les liens qui les unissent doivent être reconstruits de façon arbitraire, par le chant qui leur confère rythme et supprime ainsi le besoin de reconnaître les mots.

À l'orée de la forêt, une grive litorne perchée sur un bouleau poussa un cri strident, mais, pour le garçon, c'eût pu être un pinson ou une alouette, car il ignorait à quelle réalité correspondaient ces noms; pour lui, c'était un foygl, pas une alouette: Niemand ist ein Fluß. / Niemand ist ein Fluß. / «Ein teil hat überlebt. / Und hat erlebt die stunde.»

Il s'appelle Yankele. Un vieil homme aujourd'hui, venu retrouver les images et, bien qu'il n'en soit peut-être pas conscient, leur donner une légende. Oui, c'était bien une grive litorne, même si son chant avait une mélodie que seule peut produire une grive musicienne. S'il était revenu, ce n'était pas pour se souvenir, mais pour découvrir des correspondances à des mots enfouis dans sa mémoire.

«Quand un monde a disparu et, avec lui, les correspondances, le premier réflexe consiste, en général, à s'en remettre à la cohérence. Toutefois, cela ne saurait suffire, car un récit trompeur ou simplement erroné peut se tenir aussi bien qu'un récit fidèle. Et nous ne possédons aucune vérité qui soit à elle-même son propre signe, aucun axiome absolu (...) qui puisse nous servir de pierre de touche pour distinguer, de toutes les versions cohérentes, celle qui est vraie...»

À l'évidence, le jeune Yankele se souvenait de tout, le vieil homme en a la certitude; mais, en lui, ces mêmes souvenirs s'étaient immobilisés, pétrifiés, comme s'ils s'étaient formés dans une langue étrangère dont tous les repères eussent été ôtés - bloc d'obsidienne que les années ont poli jusqu'à lui donner un lustre vitreux.

Le vieil homme suit le fleuve, il avance lentement sur la rive gauche; parti de bonne heure, il arrive à midi, seul: «Nous parlions depuis un peu moins de deux heures, lorsqu'il me fit clairement comprendre qu'il ne voulait pas en dire plus: j'aurais bientôt quatre-vingts ans... je ne veux plus rien avoir à faire avec cette époque... je ne veux plus y penser.» Son père.

Il rencontra un paysan; l'homme arrêta son camion sur un pont, baissa la vitre et lui posa une question. Yankele leva un sourcil et continua son chemin, suivant soigneusement les rails qui longeaient le fleuve, étroit et sinueux, le plus souvent dissimulé derrière des talus, des amoncellements de sable, de gravier ou de rocs, des taillis de trembles, de bouleaux, d'aulnes ou de pins.

Personne n'est un fleuve. En un sens, ça se comprend: cette eau qui continue de couler quelque part, à l'intérieur ou en dessous du glacier obscur et inerte, sombre miroir, lisse et compact, où s'est figé la langue de ses souvenirs. Il entend puis aperçoit un pivert; Kleinspecht, c'est réconfortant de pouvoir donner un nom à cet oiseau, petits coups, suivis d'un cri: ki. ki. ki. ki. ki. Niémen.

Ceux qu'il conserve dans sa mémoire ne sont qu'une succession de noms propres: sol, lida, sweciany, smorgon, vilna (autrement dit, Vilnius, la capitale, un vrai nom propre - mais dans son esprit, nulle réalité qui lui corresponde). Il était arrivé à Vilnius la veille; là, pendant une visite de groupe, l'odeur de poutres calcinées et humides, de plâtre mouillé, de papiers peints détrempés avait effacé l'image du fleuve.

Quand il y débarquera, les pays baltes se videront de leurs pénibles souvenirs, car les images qu'il a dans la tête ne possèdent pas de nom, donc pas de fonction, et ne peuvent même pas servir de symbole: une structure triangulaire dans une clairière, ne ressemblant à rien, à rien à quoi l'on puisse rattacher un nom... Ponar est un nom, mais cette étiquette vaut pour tout ce qui, ici, l'entoure.

Les étiquettes dont il se sert depuis qu'il est là (grive litorne, fossé, camion, niémen) ont été retranchées de sa mémoire, parce qu'elles appartiennent à son père, même si, en tant que jeune garçon qui a vécu dans ce pays, qui a tout vu et tout entendu avec les noms qui leur correspondaient, il en fait pleinement partie. Et à Ponar, aucun signe qui puisse l'aider, car il n'a plus directement accès à ce temps-là.

Le garçon qu'il fut existe, le jeune Yankele est là, dans le miroir obscur, à l'intérieur, comme un mouvement qui aurait perdu sa source et son aboutissement, un mouvement effectué - non pas sans but ou gratuitement - mais simplement à blanc. «Soudain, nous nous voyons en train de trébucher au bord d'un abîme. La moindre brise, le moindre faux mouvement risquerait de nous faire perdre l'équilibre et de nous précipiter dans le vide.»

On les a précipités dans le vide; le jeune garçon est tombé. Tandis qu'il marche dans une clairière («la clairière» n'a pas plus de sens pour lui que les deux syllabes de keyver, ce mot qu'il a entendu dans l'avion en venant), Yankele - c'était aussi le nom du garçon - espère saisir ce qui l'entoure sans le corset de sa langue. Fiction.

La vérité lui échappe, les mensonges sont tapis à chaque tournant; à partir de mots comme taillis ou traverses, il croyait pouvoir réconcilier les choses tout autour avec la fiction d'une vie qu'il sait avoir été la sienne (sinon ici, du moins pas très loin), mais il aurait dû donner à ses pas le rythme qu'avant même d'arriver à Ponar il aurait pu facilement deviner être le leur: «troyern».

«Quoi de plus proche d'un monde possible qu'un monde qui a été autrefois? N'est-il pas vrai que dans ce genre de lieu appartenant au passé, tous les noms, même communs, sont des noms propres de choses, immobiles, désignées une fois pour toutes?» Sur son carnet, il avait recopié une dizaine de phrases comme celle-ci, empruntées à des gens qui, il le présumait, s'étaient lancés dans une entreprise similaire à la sienne ou, du moins, s'étaient efforcés de comprendre ce qu'était la mémoire.

Il avait beaucoup lu et découvert qu'on ne pouvait pas s'approprier les souvenirs des autres; ceux-ci ne peuvent être «racontés»; quand ils le sont, ils deviennent des contes, des histoires, ils sont au-dehors regardant dedans, alors qu'enfant, il était dedans, regardant au dehors. Lire, écouter, c'est éprouver, par personne interposée, des fragments d'une vie choisis pour éveiller l'empathie. À ce titre, ils ne constituent, au mieux, qu'un premier pas.

Un papillon se posa sur le revers de sa veste et s'envola avant qu'il n'ait le temps de le nommer, encore qu'il eût été bien en peine d'identifier tous les papillons d'Europe du Nord. Le sentier déboucha des hautes herbes et croisa une route qui se perdait dans les arbres. Là était l'endroit où, a-t-on dit, «la terre frémissait», «la terre respirait».

Yankele n'avait jamais été à Ponar; il avait seulement entendu parler de Ponar ou lu des choses à son sujet; il était un enfant caché. Mais des gens y avaient été, des gens qui avaient fabriqué cet endroit, puis d'autres avaient été contraints d'en effacer les traces et, finalement, on avait fait de Ponar un mémorial. Les quelques Lituaniens que les juifs avaient tués avant d'être exécutés avaient-ils, eux aussi, été enterrés ici puis brûlés?

Le monument commémorait-il aussi les bourreaux? Leurs enfants venaient-ils s'y recueillir et avaient-ils, comme les autres, perdus tout lien avec leur jeunesse? Si l'on pouvait recouvrer le souvenir de chaque guerre, de chaque génocide comme il essayait de recouvrer sa langue perdue, les hommes seraient-ils capables de surmonter la peur panique que de tels souvenirs suscitent? «Ces herbes folles sont la mémoire de ces terribles moments.»

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Dans sa quête de correspondances susceptibles de relier les images figées et indéchiffrables du jeune garçon à la langue dont il se sert pour rédiger ces vingt et un paragraphes, Yankele s'est en partie inspiré de ses lectures d'Itzhak Dogan, Avraham Tory, Nelson Goodman, Walter Abish, Jacques Roubaud, Franz Baermann Steiner et de la quête qu'ils ont entreprise.

Traduit de l'anglais par Jacqueline Carnaud