...cai epunqanoto ti
esti pote d''Erwz,
potera paiz h orniz....
...
et ils demandèrent, «Qui est cet Amour, alors?
Est-ce un garçon ou un oiseau?»
Longus
1
Ce qui m'étonnait
c'était qu'it was my French that disintegrated first.
Ce fut ainsi que j'interprétai
mon infirmité, juste après en avoir observé
les premiers symptômes. En mots que je n'avais pas, évidemment,
exprimés. Un dessinateur de bédé les aurait
mis en bulles, sous la rubrique PENSÉE - une convention
bien pratique, mais rien de plus qu'une convention. Sait-on, par
exemple, si le «PENSÉE» fait partie de la réflexion,
ce qui impliquerait alors que le penseur est conscient de penser.
De plus - et cette omission
est bien plus gênante - les bédés n'indiquent
pas à qui cette pensée est adressée.
Ce n'était pas
à moi, de toute évidence, que j'annonçais
mon attaque de lèpre linguistique. Je le savais déjà
depuis une bonne fraction de seconde.
Je m'adressais à
l'interlocuteur imaginaire avec qui conversent, je suppose, tous
les êtres conscients, sauf les muets sans doute, et peut-être
les enfants (au sens radical du mot).
La conscience: une pantomime
de chanteur nègre dans laquelle on est perpétuellement
en train de retenir une absence par un revers de veste incorporel
en balbutiant «Excusez-moi, Monsieur Interlocuteur.»
À partir du moment
où l'enfant commence à traîner cette poupée
de chiffon, cette serpillière ou ce nounours en loques,
où il ne peut dormir qu'en sa compagnie, on sait qu'il
n'est plus enfant, mais fant. Nounours est le premier d'une série
de commensaux de l'ombre, un partenaire de la première
heure. Monsieur et Madame Interlocuteur: un mariage incestueux
et souvent homosexuel arrangé par avance. Pauvre Nounours,
cet enfant-promis condamné à l'échec.
À cet interlocuteur
j'ai parfois donné le nom et même, si c'était
possible, le visage, de quelqu'un que j'admirais ou que j'aimais
éperdument. Mais il s'agissait d'emprunts forcés.
Une fois l'admiration ou l'amour disparu, le dialogue continue.
Seule la mort, peut-être,
parvient à briser cette liaison. Peut-être est-ce
Monsieur Interlocuteur qui meurt en premier, détournant
son visage, sa vigilance.
Les visages fantomatiques
de l'interlocuteur sont moins troublants que le problème
de savoir où il est. L'insidieuse nécessité
de le localiser me ronge. Au moment où mes premières
hésitations langagières se firent ressentir, tels
les frémissements le long d'une baguette de coudrier, et
où je me rendis compte que peut-être les langues
allaient se détacher de moi, ce problème me préoccupait
moins que de savoir où j'adressais ma narration.
Ma solitude au milieu
d'une foule de gens ne faisait qu'aviver le problème. Je
compris au bout d'un moment que la situation dans laquelle je
me trouvais avait forcé mon esprit à adresser ses
réflexions à l'installation de sonorisation qui
m'intimait - entre autrangers - des ordres (sous forme de sollicitations)
me répétait des avertissements (une dégoulinade
de subjonctifs négatifs), ainsi que de succinctes instructions
qui tombaient en grêlons des haut-parleurs. Je n'avais d'ailleurs
tenu aucun compte de tout cela.
Quelle que soit la langue
dont quelques mots me seront restés quand tout le reste
aura disparu, je savais que la sono, au moins, serait à
même de comprendre mes réflexions hésitantes.
Avec soulagement, je me laissai à nouveau aller au confort
de l'abri dans lequel j'étais délibérément
en train de me réfugier.
Le fait de situer mon
interlocuteur au niveau de la sono était toutefois bien
vague. En réalité, je n'avais pas réussi
à découvrir d'où sortait la voix - seulement
les trois points par lesquels elle pouvait être susurrée
(dans un micro-tuyau d'arrosage), chuchotement d'un charmeur de
serpent en uniforme à son phallique amour.
La voix ne semblait
pas provenir d'un endroit particulier. Après avoir été
larguée, elle irradiait le vaste hall dont les neuf dixièmes
supérieurs ne contenaient que de l'air et de la lumière,
les gens n'étaient qu'un sédiment qui dérivait
tout en bas. Un ordre provenait de temps en temps des haut-parleurs:
«Passez les sédiments s'il vous plaît.»
La voix était
mécanique. Mécanique = internationale.
«Bay uh ah announce
the departure of their flight six six six, destination Rome.»
Un endroit italien,
anglicisé, prononcé avec un franglaccent: ces mutations
me permirent de diagnostiquer que ma lèpre linguistique
était due à des retombées. Les haut-parleurs
que je ne parvenais pas à localiser me bombardaient de
rayons linguistiques Bêta Eta Alpha.
Du coup, mon allemand
se détacha, PLONK, une aile ayant été immédiatement
découpée en plein vol par un rayon scie-circulaire
invisible.
Je renvoyai à
nouveau ma plainte macaronique à la sono, cette même
plainte qui contenait la géniale apostrophe de qu'it,
que j'aspirai dans un sanglot - une plainte qui constituait un
rébus en langage parce qu'elle rendait compte de ma lèpre
en même temps qu'elle l'illustrait.
J'avais décidé
de refuser de suivre la suggestion «destination Rome»
- pas plus que cette autre «destination: home.»
Ma cité
éternelle interne, mon Home capitale, fut fondée
par Romulus et Rébus.
Mon interlocuteur, celui
que j'enfantraînais au lit, était un jeu de mot,
jeu de morse, de mourse, nounours.
Je m'éjectai
de mon siège de tweed, au creux en forme de coquillage
profond, conçu de telle sorte que, de son écume
de caoutchouc, on ne puisse se relever que telle une lente Vénus,
et me mis à déambuler. J'aurais aimé pouvoir
adopter une allure plus gaillarde, mais une personne qui se trouve
seule au milieu d'inconnus ne le peut vraiment pas - à
moins qu'elle soit sûre d'être en possession d'un
but qui puisse être déclaré, comme à
la douane, au cas où on lui ferait la demande. Savoir qu'on
ne va pas vous arrêter et vous poser la question n'y change
rien.
Je déambulais,
comme si mes pas étaient sans but, vers le mur de verre
qui permettait de voir la piste/die Startbahn/the apron, où
il était interdit de fumer/rauchen/smoke.
Je n'avais pas réussi
à laisser mon interlocution derrière moi, prise
dans la vallée de mon siège profond comme si elle
n'avait été qu'un nectar qui aurait dégouliné
de quelque part. Au dépourvu, n'ayant pas pu préparer
de réponse, je ne fis que répéter: Ce qui
m'étonnait...
L'ayant à présent
entendue deux fois, l'interlocuteur me demanda pourquoi elle était
déjà au passé.
J'expliquai. Je navigue,
bouche grande ouverte en chasse-neige, pour récolter dans
le temps présent le plancton de l'expérience que
j'excrète ensuite, transformé en une masse narrative
au passé.
Ce procédé
est évidemment imagé selon les fonctions du corps.
C'est une vieille habitude du fant (fant, l'enfant défunt),
qui s'en préoccupe tant durant son enfance. Même
les fants adultes qui, du fait de leur culture livresque, devraient
être au courant du métabolisme, ne se rendent pas
compte de ce qui se passe. Vous mangez; vous excrétez;
mais jamais vous ne parvenez à surprendre vos cellules
au moment même où elles se créent à
partir de la nourriture que vous ingérez, et jamais vous
ne surprenez le pop énergétique du sucre au moment
où les corpuscules chargés le délivrent à
votre organisme.
De la même façon,
il vous est impossible de percevoir votre personnalité
et les décisions qu'elle prend, au moment où elle
est créée par votre expérience. Tout ce que
vous savez, c'est que vous ingérez le temps présent
pour l'excréter ensuite sous forme de narration, au passé.
L'histoire est au temps
merde. Vous l'avez laissée derrière vous. La fiction,
c'est de la pisse, un flot d'événements passés,
mais pas vraiment derrière vous, car ils n'ont jamais vraiment
existé.
D'où le pouvoir
qu'exerce la fiction narrative sur l'homme moderne cultivé.
Et voila pourquoi ce pouvoir est quelque peu teinté de
honte.
Je savais, en me dépêtrant
avec dignité de ma plate-forme de lancement en tweed et
caoutchouc, que mes pas qui, de prime abord, paraissaient me diriger
vers le mur de verre, me conduiraient bientôt vers le kiosque
à journaux.
Allez-vous tous les
jours au chiosque? Où bien préférez-vous,
s'enquiert l'interlocuteur-nounou, aller faire cacalembourg?
C'est pour cette raison
aussi que les auteurs de fiction narrative, et ils sont les premiers
à l'admettre, sont mésestimés. Ne te retiens
pas, dit la nounou; ne touche pas. C'est ici que commencent l'imagination
et la fiction. Comme les auteurs se tortillent, comme ils dansent
d'un pied sur l'autre pour éviter d'obéir à
cette compulsion: la narration! Leurs ciseaux sont suspendus au-dessus
du fil, menaçant de couper la communication. Ils disent
qu'ils cherchent à vous aliéner. Ils ajustent leur
tir pour vous balancer des fictions à dénouement
non déterminé: le livre atterrit, jambes largement
ouvertes, grand écart aux coutures déchirées,
moins un livre qu'un manuel d'illusionniste, son titre: À
TOI DE JOUER MON GARS.
Ma tête pleine
d'illusions, je fais courir mes doigts aux lisières de
l'imprimé. Fourre-tout écossais (pour ceux qui savent
tout), porte-monnaie en forme de sporran (il est écossais,
ce sporranglais? Non, le tartan est à présent la
livrée de l'internationalisme), dés qui décident
vos doigts à balbutier en souvenir, avant l'heure, des
osselets qu'ils pourraient bien devenir sur un squelette de laboratoire;
porte-bouchon, tire-papiers, coupe-clefs de ceinture; presse-thermos,
sabliers-à-neige, tempêtes-d'oeufs; tours de Versailles
et châteaux Eiffel; bijoux à lurette: j'érafle
une eiffel et me frotte honteusement au stock imprimé.
D'une poussée,
je fais tourner et trembler en même temps une tour octogonale
dont chaque étage propose des cartes postales historiées,
chaque strate à vau-l'eau; cartes postrérites simples,
cartes postrérites en concertina ou twin-set (luistoire,
histoire d'elle), un ricordo affectueux et trivial di the bay/l'abbé/le
majorduomo devant les doubles portes bronzées de soleil
du baptistère. Messire Bédivère resta longtemps,
faisant valser de nombreux souvenirs.
Mais, s'il faut que
je reste là quelques heures, il faut que je parvienne à
me débarrasser de cette phrase compulsive. Il faut que
je la fixe, que je l'efface, la rembourre, l'obture ou la soporifise
pour parvenir à la jeter comme les autres se débarrassent
des leurs. Furtivement, je louvoie vers les livres.
2
Bien que j'imagine
que tout le monde y soit assujetti, je veux bien reconnaître
que l'injonction interlocutoire a un plus grand pouvoir sur moi
que sur la plupart des gens. Sans doute m'est-il nécessaire
de me justifier deux fois plus, simplement pour rester où
je suis. Sans doute dois-je pédaler à double sens
afin de contrecarrer cette impulsion vers l'incompréhension:
une fatalité qui me gouverne depuis ma plus tendre enfance.
Les week-ends d'été,
mes parents m'emmenaient en randonnée: quelquefois dans
la direction de Howth, quelquefois dans celle de Dalkey. Le but
en était, soit d'aller se planter sur le littoral afin
d'observer la mer, soit d'aller se planter sur un promontoire
de ce littoral afin d'observer un autre littoral, derrière
nous.
L'Irlande n'est pas
grande, mais elle possède une quantité remarquable
de littoral.
Et, sans doute parce
qu'il n'y a pas grand-chose d'autre à faire, une remarquable
quantité du temps irlandais est occupé à
désigner des échantillons de littoral desquels il
est possible de voir, si la bruine n'est pas trop forte ce jour-là,
d'autres échantillons de littoral. Les jours où
la visibilité est bonne, à peu près quatre-vingt-dix
pour cent de la population doit être planté, disséminé
sur l'île, bras tendus comme des signaux, pour indiquer
le littoral au reste de la population.
Cet après-midi
là, nous allâmes, si je m'en souviens bien, du côté
de chez Mrs Donovan, qui tenait une confiserie sur la route de
Dalkey. (Proust n'était pas le seul enfant qui eût
à choisir entre deux directions pour ses randonnées,
pas plus qu'il n'était le seul à avoir une grand-mère.
Être empalé sur le dilemme laquelle-des-deux-promenades
est évidemment une métaphore fréquente de
la bisexualité enfantine, car il ne doit pas y avoir beaucoup
d'enfants qui habitent une maison dont ils puissent sortir dans
devoir faire un choix de direction - comme la plupart des enfants
ont deux parents.)
J'avais trois ans. Il
y avait du vent sur la falaise. Je me souviens que je sautais
sur place dans l'herbe folle que le vent couchait: «J'veux
que mon dada me porte, j'veux que mon dada me porte!» («Ne
l'appelle pas comme ça, mon minou, il n'y a que les prolos
qui parlent comme ça; appelle-le papa.»)
Ils devaient s'imaginer
que j'avais déjà pris l'habitude locale: se planter
en un point de la côte pour observer la mer et/ou le littoral
de mon pays natal. En fait, si je voulais que mon père
me porte, c'était parce qu'à trois ans j'avais juste
la taille requise pour, en équilibre sur sa hanche à
la manière d'une gitane d'Augustus John, voir la calvitie
qui ornait son crâne comme une tonsure, une coquille d'oeuf
ou une calotte d'elfe juif pas plus grande qu'un gland.
Il rendit à ma
mère l'appareil photo et la tablette de chocolat noir (en
ces temps-là, les automobilistes se nourrissaient continuellement
de chocolat, comme les nageurs qui traversent la Manche), et me
souleva. Nous étions tous les trois debout - moi, évidemment,
sur les étriers de sa hanche - et observions. Nous formions
ainsi un groupe que le vent enveloppait. La chevelure de ma mère
pleurait vers la mer comme les pensées d'une miss de mythe
irlandais aspirant à rejoindre son amant phoque.
Nos regards allaient
vers ce qu'intimait le bras de mon père: une tache noire
et dure qui s'ébattait dans la mer.
«Ireland's Eye»,
m'informa-t-il. «C'est l'Oeil de l'Irlande.»
Je me trémoussais
sur sa hanche. «Ireland's Eye», crurent-ils m'entendre
répéter. Et qui m'en voudrait de l'avoir répété?
Car dans les conversations des Irlandais, où ils passent
leur temps à désigner des lieux, aucune place n'est
laissée aux ripostes spirituelles. C'est sans doute pour
cette raison que les Irlandais veulent toujours être les
premiers à montrer du doigt.
Mon père me donna
une tape affectueuse de la main avec laquelle il me soutenait
- une caresse avortée. Ma mère, gênée
par les courroies de l'étui de l'appareil photo, me fit
une caresse à peine plus forte, sur ma jambe nue dont le
blond duvet était plus hérissé que de coutume
dans le vent frais; mes jambes avaient presque la chair de poule.
Mes parents n'étaient
pas mécontent de m'entendre répéter cette
information comme un perroquet, mais au fond, ils devaient être
déçus qu'à trois ans, je ne puisse faire
mieux. Ils espéraient peut-être secrètement
m'entendre inventer la riposte que la conversation irlandaise
n'avait pas encore trouvée.
Mais, à vrai
dire, je n'avais pas simplement répété le
nom de ce repère. En rebondissant sur la hanche de mon
père, j'étais sous l'emprise d'un accès d'égomanie,
ou de patriotisme - je ne m'en souviens plus très bien.
Ce que j'avais crié, c'était: «Ireland's I»,
«Je suis l'Irlande.»
Les encouragements qu'ils
me firent étaient si faibles que je me rendis compte de
leur méprise.
Cette nuit-là,
je pleurai dans les bras de Nounoursembour. Je posai ses pattes
discrètement réconfortantes sur chacune de mes joues
et chuchotai, «Pattes, Nounours, pattends.»
Lors de l'expédition
suivante, Nounours tomba sans recours du haut d'un des littoraux
irlandais et je fis l'expérience de la viduité (veuf,
veuve, veuvage) ou peut-être même des frissons qui
suivent généralement l'assassinat du conjoincestué
(en tout cas de la négligence criminelle.)
Six mois plus tard,
la tentation d'identification avec l'Irlande était devenue
impossible: mes parents s'étaient tués dans un accident
d'avion, et on avait greffé, transplanté, l'enfant
que j'étais de l'autre côté de cette mer qu'on
lui avait si souvent demandé de contempler.
3
Ma décision de
rester dans le Hall de Transit pouvait-elle ou non avoir un rapport
avec la manière dont sont morts mes parents? Il n'était
pas question que j'en discute pour le moment; car il existait
un autre fait pertinent que je n'avais pas encore exposé
à l'interlocuteur - un fait, surtout, que je n'avais pas
encore trouvé la force d'analyser.
Pourtant, en elle-même,
ma décision était raisonnée, courageuse et
fort proprement tranchée. Je ne pris tout simplement pas
mon avion. Ma décision avait cependant le côté
subtilement affecté qu'a toute décision prise en
public et qui n'a encore eu d'effet que dans votre esprit.
Là aussi, j'ai
tendance à croire qu'il s'agit d'un phénomène
plus intense chez moi que chez les autres. Je crois néanmoins
que tout le monde y est sujet. Supposez que vous marchiez seul,
en ville, le long d'une rue encombrée, et que vous vous
souveniez soudain d'une course à faire dans la direction
opposée. Êtes-vous capable, sans ralentir ou accélérer
le pas, simplement de vous retourner pour remonter sans autre
forme de procès le trottoir que vous descendiez? Si vous
le pouvez, je vous félicite. Mais je vous parie que cela
vous est impossible, même si vous vous dites rationnellement
que ça ne concerne que vous. Et que faites-vous, d'après
moi? Vous traversez. Du moins si vous êtes de ceux qui agissent
furtivement. Vous louvoyez entre les voitures un moment pour mettre
des obstacles entre vous et un quidam qui suivrait nonchalamment
votre trajet du regard (à l'intersection, avant de braquer
le coupé en direction du boulevard, j'enfilai plusieurs
rues transversales pour semer un pisteur éventuel que Murphy
aurait pu me coller au derrière.) Retracer votre chemin
sur le trottoir opposé est un procédé plus
facilement réalisable; et de toute façon, vous auriez
pu avoir traversé pour inspecter quelque chose que vous
auriez vu dans une devanture et dont la nature (J'Ai Oublié
Mon Argent À La Maison) vous aurait fait changer d'idée
et de direction. Si vous n'êtes pas de ceux qui agissent
furtivement, j'imagine que vous dramatisez la situation. Vous
vous arrêtez comme si un gouffre s'était ouvert dans
les pavés devant vous pour vous entraîner en enfer.
Vous tut-tuttez; vous balancez votre bras (celui de la raquette)
vers le haut, puis, poing fermé vers le bas comme si vous
étiez un choriste dans une de ces vieilles opérettes,
cape de hussard sur cuisses de soie blanche; vous claquez peut-être
même vos doigts de castagnettes. Votre dramatisation est,
évidemment, une performance bénévole: au
bénéfice des lecteurs potentiels de votre langage
gestuel. Vous n'auriez jamais commis une seule de ces actions
si vous vous étiez trouvé seul chez vous au moment
où vous vous rappelez avoir oublié quelque chose
à la cuisine en traversant le hall. Aucun gouffre ne vous
enferre. Quand, sur le trottoir, vous achevez enfin votre demi-tour,
vos épaules sont un peu plus carrées qu'il ne vous
sied, vous laissez sans doute passer un sifflement chuchotant
entre vos dents pour faire remarquer à qui voudrait l'entendre
que vous êtes vraiment distrait, et votre visage se tourne
vers le haut, vers le soleil, et porte l'empreinte d'un pitoyable
sourire largement ouvert au monde entier, un sourire à
la Garry Cooper...
Je claque mes doigts,
mords mon pouce-castagnette dans votre direction. Je vous ai bien
eu. Voilà, je pense, ce que vous faîtes,
hypocrite (pour vous aliéner) lecteur/interlocuteur.
4
Si je vous ai adressé
un pied de nez avec autant de grossièreté, interlocuteur,
c'est tout simplement à cause d'une frustration musculaire
(rétrospective) et jalouse.
Car ma décision
ne pouvait pas être traduite en une réaction musculaire
furtive ou dramatique - pour la bonne raison que je me trouvais
alors, solitaire mais en public, sur un tabouret, devant un café
que je n'avais même pas touché parce qu'il était
encore beaucoup trop chaud.
Ce qui me retenait n'étais
pas de nature technique. C'était mon tabouret qui était,
lui, pour ainsi dire collé au sol, plombé par une
base de métal plein. Ce qui m'immobilisait, c'étaient
les usages de la société. Il est difficile, au vu
de tout le monde, d'abandonner un café et de le laisser
s'étioler dans sa tasse - à moins d'afficher un
prétexte, à moins de pouvoir dramatiser votre explication
en vous précipitant avec ostentation vers la Porte d'Embarquement
tal-dei-tali: alors que j'avais justement décidé
de ne pas le faire.
Ma décision avait
été prise avec calme. J'étais dans une forme
éblouissante, à part peut-être un léger
symptôme d'inquiétude qui s'était insinué
au travers de mon euphorie. J'eus très envie de demander
à l'interlocuteur, ce que je fis d'ailleurs avec énormément
de bonne humeur, pourquoi l'expression idiomatique voulait absolument
me mettre dans une forme éblouissante, quand cette forme
éblouissante, psychologiquement du moins, était
évidemment en moi.
Avec aisance et assurance,
j'expliquai pourquoi j'allais rester où j'étais
et laisser tout simplement passer l'annonce de mon vol.
Un aéroport,
fis-je remarquer à mon interlocuteur, est un des rares
endroits où le style du vingtième siècle
est en harmonie avec lui-même. (L'extérieur des avions
en est un autre, mais bien qu'un fantasme kinestésique
momentané me projette sur l'appareil chaque fois que je
regarde à travers les vitres d'un aéroport et que
je vois atterrir un avion, dans la réalité on ne
peut pas s'accrocher à une aile.) Et il en résulte
qu'il y a peu d'endroits où la vie moderne est aussi agréable
que dans les aéroports.
Dans l'avion, vous êtes
restreint au seul objectif d'aller quelque part. Le style de la
cabine est limité par la politique des charges utiles,
et le vôtre par votre ceinture. On vous dit de la boucler.
Même quand elle se penche sur vous, la nounou en uniforme
peut à peine vous entendre à cause du bruit des
moteurs.
Quand ce n'est pas votre
ceinture qui vous bride, c'est votre tablette rabattable qui vous
engonce.
Vous voilà: attaché
à votre chaise haute (quelque mille mètres) ou bien
coincé dans votre poussette (à réaction),
dépendant pour la satisfaction de vos besoins, du bon vouloir
d'une nonne/nurse pressée et harcelée.
Vous agitez les bras:
elle est déjà passée de l'autre côté
de l'allée centrale, avec son pas glissant de nonne aérodynamique.
(Si vous avez appris par coeur le Guide d'Identification des Hôtesses
de l'Air, vous pouvez distinguer l'ordre auquel elle appartient
d'après son habit: les nonnes bleues de Blessed European
Airways, les nonnes noires de Lifthandstaheaven, les nonnes grises
de Pan-Immaculate.) Au désespoir, dans le sillage de ses
basques, vous tapez sur votre tablette avec votre cuillère.
Il se trouve que la cuillère est en plastique et que, comme
dans un horrible cauchemar, elle ne fait pas le moindre bruit.
On vous a rendu muet. Bien qu'on vous ait laissé les besoins,
les aspirations et la façon de penser (pensées dirigées
vers l'interlocuteur qui vous indique sa réponse en allumant
une lumière souriante: ATTACHEZ VOS SEAT-BELTS) d'un fant,
on vous a amputé, vous n'êtes plus qu'un enfant.
Et pourtant, supposez
que vous n'alliez pas jusqu'à monter dans l'avion. Supposez
que vous vous mettiez en retard au moment de l'attente avant de
monter à bord.
Ici, dans l'aéroport,
vous êtes déjà dans l'ambiance de cette architecture
exaltante du départ pour quelque part, mais votre nez n'est
pas encore pointé vers votre destination, ni bloqué
dans cette direction. Vous n'avez pas encore la taille et la poitrine
liées. Vous n'avez pas encore besoin des attentions de
la nounou aux petits soins. Mais on pourvoit déjà
à vos besoins et à votre nourriture. Vous n'êtes
pas dans l'espace anarchique et sans limite de la vie de tous
les jours où il faut se la gagner. Ici, vous êtes
circonscrit. C'est plus neuf, plus propre et plus élégant
que la vie de tous les jours, et les services de l'aéroport
sont prêts à bondir au garde-à-vous quand
vous pressez le bouton. Vous êtes libre de pourvoir vous-même
à vos besoins, mais toutes les commodités sont à
deux pas.
Un aéroports
est un vagin où on est libre comme l'air.
Bien entendu, il ne
s'agit pas seulement de la proximité des commodités.
Il en est de même dans la gare de Milan - un bâtiment
qui cependant vous transforme en cariatides, entasse la monumentalité
de son faux classique sur vos épaules courbées et
vous fait porter toute la culpabilité de Mussolini.
Au moment de ma décision,
j'étais, il est vrai, en train de compter les ressources
de l'aéroport. Mais je prêtai plus d'importance aux
neuf dixièmes supérieurs du bâtiment aquarium,
neuf dixièmes uniquement remplis d'air, de lumière
et de bulles verbales d'aquarium. Celles-ci y étaient introduites
sans qu'on connaisse exactement leur origine, comme si elles suivaient
les règles idéographiques d'une autre bédé,
par mon semblable, mon frère, le système de sonorisation.
L'architecture du vingtième
siècle, effrayée - avec raison - par les fantaisies
de l'architecture du siècle précédent, a
rejeté l'imagination et demande à être consolée
sur une fonction. (Naturellement, quand il s'agit de cathédrale,
elle est complètement nulle.) Un aéroport est fonctionnel
- est une fonction. Mais une fraction de cette fonction
est cette volonté apparemment non-fonctionnelle de vous
empêcher d'avoir peur au moment du décollage. Vous
devez sentir qu'on s'occupe de vous; qu'on vous coconne; qu'on
vous soutient - et ainsi vous ne hurlerez pas quand les roues
quitteront le sol.
Quand mon interlocuteur
émit l'objection que le même charme non-fonctionnel
pouvait tout aussi bien être attribué à un
hôtel moderne, il ne me fut même pas nécessaire
d'élever le ton de ma voix intérieure pour le faire
taire. Les hôtels sont chics. Par d'invisibles tessons de
bouteilles le long de murs invisibles, ils excluent les voyous.
Ils répriment même le voyou en puissance chez le
client qu'ils admettent. Leur lumière tamisée indirecte
censure les registres trop forts. Le pouvoir absorbant des moquettes
qui sucent vos pas dans leurs poils trop longs est un avertissement
qu'il vous faut lire, en braille, avec vos pieds: soûlez-vous
avec discrétion.
Les hôtels du
vingtième siècle ont de la moquette, pas des tapis,
un éclairage et pas des lampes. Leurs halls sont aussi
sombres que des écrins à pistolets doublés
de velours. Le chemin vers le giron des chambres est muni d'un
silencieux. Vous pouvez commettre (en vous inscrivant sous un
faux nom) un inceste, mais pas le mentionner.
Les aéroports
sont élégants, mais ils ne sont pas chics. Vous
n'en êtes pas exclus, prolétariens. De plus, ils
vous élèvent à la noblesse.
Vous pouvez claquer
vos talons sur leur revêtement fonctionnel, le bruit s'évanouit
dans les neuf dixièmes supérieurs avec la fumée
de vos cigarettes. Les aéroports ne font pas peur. Passez
donc la porte d'embarquement et c'est bientôt de haut que
vous pourrez les regarder. Jamais ils ne vous joueraient le coup
de la cathédrale: isoler le bruit de vos pas en staccato
pour les envoyer réverbérer dans les clairs-étages.
Marchez tout doucement, vous marchez sur les morts. Marchez sur
la pointe des pieds: Dieu vous entend peut-être. CHUCHOTEMENTS:
où donc peut-il être? Dans cette lampe vestalement
entretenue au-dessus de l'autel? S'agit-il de Sa Présence
Réelle? La flamme est-elle entretenue par une Personne
Réelle qui doit aller aux cabinets, nounou? Chut. Le chant
du cygne, l'office du soir, le vêpres vont commencer. Contourne
le sacristain. Ses cothurnes sont sacro-saintes. Clac-clac, chaussures;
mais quelle irrévérence si vous étiez venu
chaussé de tennis! Vos chaussures n'auraient-elles pas
été sucées jusqu'au-dessus de leur ligne
de flotennisson, un clapotis par dessus le haut bord des sabots
dans le chic velouté? Mais ne venez pas signer le registre
en charentaises, votre tenue serait incorrecte. Entrée
interdite aux ploucs. La crème seulement. Notre réceptionniste
ne pourrait pas se montrer réceptive. Notre personnel vous
tirerait une grise mine et nos chasses d'eau, elles, ne se laisseraient
pas tirer.
C'est incensé
(je vous balance mon indignation sauvage: aspersions ad te: j'eause
sur vous: ego absolvere te nolo): j'ai horreur du style cinémorgue
des cathédrales du vingtième siècle, elles
ont toutes l'air d'être sorties du sol dans un jeu de lumière
aux couleurs de sorbet (mais Point-d'Orgueil, l'organiste, a cassé
le mécanisme qui aurait pu - et plût à Dieu
qu'il l'eût pu - les faire rentrer sous terre.) Conscients
que dieu est un rêve éveillé, mais bien trop
pieusement euphémiques pour l'admettre, nos architectes,
en raclant le fond de leur imagination, ne sont parvenus à
draguer que des souvenirs mal digérés des Eden et
des Ritz dans lesquels s'étaient complues leur adolescence,
un souvenir qu'ils régurgitent en perspectives liturgiques
pour rejouer ce drame sanglant (hoc est enim meat meum): dont
le célèbre protagoniste est J.C. (traduire Joan
Crawford.)
De plus, l'architecture
familiale me fait grimper aux murs rideaux.
La démocratie
a torturé l'architecture familiale jusqu'à un dilemme
névrotique: avez-vous le droit d'être différent
de votre voisin?
Toutes ces chamailleries
ont élimé le nerf architectural.
Demandez aux architectes
du vingtième siècle de loger les populations, et
tout ce qu'ils peuvent faire, c'est emboîter le pas.
Nous n'avons pas d'endroits
où résider. Et pourtant nous partons et nous arrivons
dans des palaces aérés. Seuls les aéroports
redorent le blason de notre siècle.
Dans une démocratie
sociale, seul l'aéroport ose dresser haut sa tour et être
un palace. Nul besoin de faire étalage de ses richesses
- car il n'a pas besoin d'en être honteux. Pas de rentier
égoïste pour se réclamer des droits du squatter.
Nous sommes tous des pairs au royaume des airs.
Aéroport: poche
d'air. Venez-y vivre dans une gouttelette de vingtième
siècle, ce vingtième siècle pur, rare et
isolé.
Avez-vous remarqué
comme, au vingtième siècle, très peu de notre
vie se joue dans un environnement «vingtième siècle»?
Vraiment peu d'endroits existent où vous pourrez promener
un regard curieux tout en étant sûr de ne jamais
poser l'oeil sur un objet manufacturé qui ne soit pas un
anachronisme. C'est que notre siècle n'est pas encore parvenu
à créer son style - à peine un répertoire
de clichés qui ne sont pas vraiment fonctionnels puisqu'ils
peuvent être collés n'importe où, mais qui
imitent la production industrielle au profil dépouillé
à un tel point que, étrangement, leur seule fin
est de signaler que notre siècle préfère
la fonction au style.
Il se peut que notre
siècle tout entier soit en transit - un siècle qui,
par ses pressions et ses succions, cherche à vous expulser,
vous qui en êtes l'habitant; un siècle tunnel aérodynamique
à l'intérieur duquel nous sommes précairement
installés, à peine capable de respirer à
cause de la tempête-aspirante qui nous suce vers une S.F.
au temps futur (on Sé Fé avoir) et à cause
du Zéphyr de banlieue industrielle qui décape la
pollution et la brique à la sableuse, et nous ramène
vers les logements de pierre rose-rouge et suie-gothique de l'époque
GlaswegEdouardienne que notre propre architecture ne peut-pas/n'a-pas-le-temps-de
penser à remplacer.
Qu'est-ce qui se rapproche
le plus d'un style vingtième siècle? Eh bien, justement
cette espèce de brutal abâtardissement pop art, ces
grumeaux de prunes en boîte refusant de s'intégrer
à la crème anglaise, morceaux de puzzle en chute
libre dans l'espace: une méthode de bricoleur pour peindre
les murs extérieurs de sa maison, une méthode qui
lui vient directement du camouflage militaire, dont le but est
précisément: le camouflage: déguiser la silhouette
des bâtiments victorédouardiens, rompre les contours
de leurs structures, ou plutôt pseudo-structures (ah, ces
pignons décoratifs à la hollandaise, ces porte-à-faux
qui portent faux, ces membres non-contributifs!) de manière
à prétendre que les gousses de la Grande Exposition
de 1851 peuvent être naturalisés pour servir, aujourd'hui
de nourriture instantanée.
La vraie sensibilité
- l'essence - du vingtième siècle est une rareté
qu'il faut attraper au vol. Attrapez-la dans l'aéroport.
Vous vous sentirez chez vous, dans un aéroport; soyez,
pour une fois dans votre époque.
Dans un aéroport,
quel sentiment de bien être! L'inquiétude n'est pas
bien loin, mais je suis hors de sa portée. C'est le vent
de l'autre côté des murs de verre armé. Qu'il
les griffe pour attirer mon attention! Qu'il me demande, ce néo-Gauguin,
ce que je fais, où je vais, ce que je gaspille! Le verre
du vingtième siècle, dur, lisse, avec son goût
de gingembre, émoussera ses questions. Évidemment
que je vais quelque part, sinon je ne serais pas dans un aéroport.
Arrière! inquiétude.
Ne pas déranger. Pas de distractions au beau milieu de
cette entreprise. Je suis EN TRANSIT.
Je ne peux rien faire
de plus, on ne peut rien attendre de moi jusqu'au moment où
arrive l'arrivée. À l'intérieur de cette
poche, à l'intérieur de ce détour de ma ligne
de vie - entièrement expliqué, justifié et
arrangé - Je peux ressentir à la fois décontraction
et efficacité. Je suis en route, et pourtant libre de baguenauder
- si seulement mon café voulait bien refroidir suffisamment
pour me permettre de le boire. Je vais à nouveau longer
le mur de cartes postrérites et me diriger vers les magazines
du rayon livres (à quel jeu se sont LIVRÉS les moteurs
de l'avion parental avant qu'il ne TOMBE?) Je vais songer rêveusement
devant la vitrine des parfums et aller satisfaire un caprice d'alcool
hors taxe.
Le siège du bien
être dans un aéroport: - personne ne peut vous taxer
d'insouciance.
Émoussez vos
griffes sur la surface externe des vitres, enfernions qu'un mauvais
vent amène!
Furies, conscience,
remords, peur, tendances esclavagistes, super-ego, tout cela est
contenu dans ce mot italien, l'un des plus onomatopéique:
smania, un mot qui contient à la fois l'idée
de smog et l'idée de morsure, un brouillard sulfureux dont
les gouttelettes acides mangent la pierre et la chair, rongent
le coeur et corrodent les poumons des statues monumentales: non,
vous ne m'aurez pas. Je suis le super-super-ego, dans un sanctuaire
fonctionnel, je suis la statue immangeable dans la niche incorruptible.
Je continuai mon argument
emphatique: quel gâchis! quel manque de fonctionnalité!
ce superbe édifice fonctionnel n'a pour seule fonction
que de faire transiter rapidement les gens.
Car ici, si vous refusez
d'être passé s'il vous plaît avec les sédiments,
vous pourriez défier les Furies. Vous pourriez demeurer
suffisamment longtemps dans le vingtième siècle
pour prendre conscience que vous y êtes.
Décontracté,
mais pas jusqu'au sommeil et à l'anesthésie, assez
aiguisé pour apprécier votre propre ambition ou
inquiétude, mais pas au point de vous y couper, et pas
assez inquiet de l'avenir pour être tendu, vous pourriez
habiter ce temps. Vos doigts pourraient se plonger dans la trame
et la texture du maintenant.
Il m'était évident
que c'était à moi-même que j'avais déjà
distribué, avec mon audace euphorique légère
et éthérée, le rôle du pionnier qui
devait éternellement (en tout cas pour quelques heures)
demeurer dans le Hall de Transit, et qui ainsi, perpétuellement
ou pour un simulacre de perpétuité, demeurerait
dans le temps présent, dans une situation de transit au
moins semi-sempiternelle entre le départ du passé
et l'arrivée au futur.
Et pourtant, alors même
que, dans ce but, je sermonnais la sono, le coin de mon oeil,
du haut de ce pédoncule collé au sol devant le bar,
s'enquérait des ressources ouvertes à proximité,
y compris le rayon livres duquel émane mon anesthésie,
sous forme de décollage vertical, directement du présent
vers les temps imaginaires du jamais: la fiction.
Mon état-d'esprit-présent
était cependant suffisamment éveillé pour
rester pratique. Au même moment, mon oeil vérifiait
que tout le «nécessaire» qui ne se trouvait
pas déjà dans l'attaché case que j'avais
posé sur mes genoux coincés par le bar, m'était
offert en plusieurs langues par le drugstore/chemist's/farmacia.
Il y avait une chose
en tout cas que je savais pouvoir trouver dans mon attaché
case, inutile de vérifier: suffisamment de traveller's
chèques, et des espèces en plusieurs monnaies différentes
pour acheter tout le «nécessaire» dont j'aurais
besoin pendant mon séjour.
Il y avait peu de risque
que je me salisse trop vite dans cet aquarium à air conditionné.
Et au cas où je me salirais, je pourrais me laver dans
les Toiletten/Toilets/Toilettes à l'étage inférieur;
j'en avais déjà fait usage. Quand mes vêtements
seraient sales, je pourrais facilement remplacer ceux qui n'étaient
pas trop substantiels. Car l'aquarium contenait un autre aquarium,
plus petit, au centre: le seul magasin isolé et le seul
vraiment sérieux du Hall, le seul où on puisse acheter
ce qui était physiquement, par opposition à socialement,
nécessaire. De mon tabouret, je pouvais voir ce qu'il contenait
derrière ses murs de verre, exactement comme dans un aquarium
et, en plus, les piles de vêtements tissés main qu'on
y apercevait ressemblaient à des algues ou à des
roseaux.
J'avais déjà
remarqué qu'il y avait (en plus des archipels de fauteuils
individuels qui parsemaient le Hall, chacun une mosquée
insulaire avec son cendrier-minaret élancé et solitaire)
une rangée plus classique de banquettes moelleuses adossées
contre le mur le plus éloigné. Comme ces banquettes
n'étaient pas subdivisées par des accoudoirs, elles
pourraient servir, au besoin, à mon repos. À condition
d'oser le faire en public, baissent-ils les lumières, la
nuit?), je pourrais m'allonger et dormir. Une conversion latérale
suffirait, la mienne dans le cas présent. La reconversion
latérale des grandes maisons en appartements est la solution
économique que j'ai toujours prêchée dans
les déserts de l'architecture de notre siècle; cette
idée si simple aurait pu sauver beaucoup des admirables
rues du Dublin que j'admire, et pourrait encore empêcher
d'en raser d'autres, d'en faire des déserts et de les remplacer
par des boîtes bien élevées et sans imagination.
(Je suis le prêtre
marron; je fais des conversions latérales.) (Le curé
borgne des maisons qui louchent.)
J'avais l'assurance
de la propreté, d'avoir des vêtements, de pouvoir
dormir; la nourriture me serait assurée au bar dont l'hinterland
était géographiquement tabulaire: dans une moitié
on pouvait consommer des boissons; l'autre moitié, que
des nappes - dans le langage international des signes - différentiaient,
était réservée aux rites de la restauration
complète, habillée, chantée, avec accompagnement
d'orgues. (Comment désirez-vous vos crêpes flambées,
Monsieur, une pincée d'encens?)
Et de l'autre côté
de la manche où s'affairaient les barmans - ce bras de
mer entre le comptoir et la surface de travail était surmonté
d'une ostentatoire falaise de bouteilles stratifiées -
je remarquai la trousse à outils qui devait servir à
la confection de sandwichs internationaux. (Un port and earl,
s'il vous plaît.) Je pouvais me sustenter en trois langues
et trois épaisseurs.
Pour moi, l'internationalisme
des aéroports n'était pas leur moindre beauté.
L'architecture du vingtième siècle n'est ni chauvine
ni divine; elle ne dit ni bigre ni bizarre: ici on jure bilingue.
Cet aéroport
singeait avec bonheur tous les autres aéroports. Ses devantures
vantaient et déployaient les parfums d'Arabie et de Paris,
présentés dans le style auquel nous a habitué
la dictature Détaxe qui Régit universellement la
typographie majuscule et sans points de leurs emballages. Tous
les artefacts en vue m'excitaient, me faisaient dresser sur la
pointe des pieds. Aucun n'était quotidien. Tous étaient
exotiques. Et pourtant rien ne m'effrayait ni ne m'aliénait,
puisque tout m'était familier. Le cadre entier appartenait
à mon siècle.
Mes narines perçurent,
dérivant doucement vers le bas, détachées
des invisibles traînées de fumée qui s'étaient
tissées d'un bord à l'autre des neuf dixièmes
supérieurs, le fil d'une broderie Turque, et plus loin,
le souffle de fournaise du tabac fort du Métro. Une poupée
evzone dansait, ses chaussons autour du cou comme des mains criminelles,
au milieu de souvenirs de Bruxelles. Les bouteilles de la falaise,
de l'autre côté du Chanel me dévisageaient
et me punt-e-messaient, elles étaient si catholiques.
J'étais dans
une capsule enclose, non seulement dans le fil du temps, mais
aussi dans la géographie politique. J'habitais l'incarnation
dans le réel de splendides abstractions telles que les
ports francs et les territoires extrater-ritoriaux. (Ô mon
oncle, ma pragmatique sanction!) (Au bar trilingue, je commanderai
une hamlet aux fines herbes.)
Je félicitai
l'aéroport pour son cosmopolitisme.
Mon esthétique
l'appréciait. Et pourquoi faudrait-il reprocher aux aéroports,
comme aux alignements des maisons anglaises du dix-huitième
siècle, leur uniformité? Il s'agit tout de même
d'une uniformité dont l'élégance est tolérable.
Vivent les aéroports dans ce nouveau siècle de l'air-et-son.
Et mon éthique,
qu'elle soit politico- (transcendant les souverainetés
nationales) ou socio- (égalitaire), courut dehors pour
les accueillir. Impalpables camarades: Air et Son, mes frères
sur les barricades, je vous embrasse avec des larmes dans les
yeux.
Quand nous aurons écartés
les nombreuses et divisives loyautés envers l'endroit où
chacun de nous s'est trouvé venir au monde, unissons-nous
dans la loyauté pour l'époque qui est nôtre
qui est notre époque à tous.
À bas le nationalisme.
Que règne le sièclisme.
Camarades, créons
un style où notre siècle puisse vivre.
Notre internationalisme,
mes camarades, n'est pas sentimentalisme. Ce serait plutôt
un cynisme - mais un cynisme élevé au niveau d'un
idéal.
Nous les internationalistes,
nous les égalitaristes: nous ne sommes rien de plus que
des gens écartelés, tranchés et filetés
sur un point de logique que nous avons nous-mêmes créé.
Nous nous sommes un jour aperçu qu'il n'était rien
moins qu'arbitraire que de supposer qu'une nation ou une classe
était supérieure aux autres pour la simple raison
que nous y étions nés.
Et même si nous
claquons un peu flasque, là-haut, sur les barricades? Que
voulez-vous? Nous sommes des gens qu'on a désossés
de leurs normes.
Notre programme:- Détruisons
la Conquête Normative.
Il y a des choses que
nous avons remarquées:- la langue standard n'établit
pas de standard; le faut de «comme il faut»
n'est pas une contrainte logique mais le faux du faux-sens: Visage-Pâle
et Pied-Noir sont interchangeables: ce qu'on appelle le monde
à l'envers n'est que le monde de quelqu'un qui serait né
de l'autre côté.
Égalitarisme:
conséquence inéluctable de la prise de conscience
qu'un arbitraire particulier ne possède pas plus d'autorité
logique que les autres.
Le manifeste égalitariste:-
C'est-à-dire
coupez et revenez-y jusqu'à ce que nous ayons terminé
d'éviscérer nos bons foies/bonnes fois.
Poissonnier, ô
poissonnier, avec le tranchant de ton existence tu as tranché
la trachée de toutes mes idées préconçues.
J'ai perdu mon sens de l'orientation depuis que je sais que mon
occidentalité n'est qu'accidentelle.
De quel côté
suis-je?
Mes droits, mes droits
divins, mon sens d'ivraie et du faux! Poissonnier, rends-moi mes
préjugés!
De quel côté
mon dos?
Je tourne sur la broche,
là-haut, sur les chevrons de la barricade.
La raison refuse de
reconnaître que la loyauté provient d'un accident
plutôt que d'un autre. Je tourne. À chacun son tour.
Pouce! mon sang n'a fait qu'un tour.
En tournant je me découpe
en filets. Il serait arbitraire de ma part de réclamer
l'abolition de votre arbitraire sans que, de mon côté,
je renonce au mien.
Je renonce à
ma symétrie bilatérale (je tourne sur un axe radical),
car je ne peux pas l'étayer de preuves.
Je tourne; on me tourne.
Je suis le disque solaire; les couleurs de son drapeau national
tourbillonnent, oeufs brouillés, jusqu'au blanc éblouissant
international. La patrie? Non, le siècle!
PAS ICI, MAIS MAINTENANT.
Êtes-vous Espagnol?
Non, espanté.
Oh, je suis saur, essoré
là-haut dans les chevrons, dans la fumée multilingue
de mes propres perceptions, saur jusqu'au cynisme, un cynisme
au sel fin.
C'est fini la bascule,
le flip-flop. Je suis le téméraire papillon-pavillon
de toutes les nations avec à peine une pointe de la colère
du révolutionnaire/le désespoir du masochiste/le
fouet du disciplinaire qui se crucifie, se cloue aux barricades.
Êtes-vous Juif,
Écossais, Luxembourgeois? Qui, moi? Je suis Calembourgeois.
Voici donc mon geste
idéologique.
J'adopte comme idiome
maternel celui des aéroports internationaux. Viens, sois
mon monde-huître.
J'occupe cet édifice
multi-ailé. Je prends la décision de vivre dans
en-transit. J'occupe mon propre siècle et y déménage.
Et l'internationalisme
qui sied si bien à mes idéologies, s'accorde de
plus très bien avec mon histoire personnelle.
Car, à trois
ans, je perdis la nationalité irlandaise, je n'en acquis
aucune autre pour la remplacer.
Je suis le profond-profond-aborigène
déraciné (un mot que la plupart des anglophones,
obsédés par le rat-race problem, dérivent
de la racine race alors qu'il s'agit de la racine racine.)
(Et maintenant que la culture française elle-même
s'est déRacinée, qui va battre le rappel à
l'ordre?)
(«Is it»,
s'enquiert le francophone qui s'intéresse à un minuscule
chien anglais avec pedigree, «a race dog?» «Vous
voulez dire un lévrier? Good God no.») (PENSÉE:
les Français n'aiment pas les animaux.)
(«Vous me laisserez
bien faire le washing-up?» s'enquiert l'anglais après
un luncheon américain. «Mais naturellement - au fond
du couloir à gauche.»)
(«Les restaurant
anglais», s'enquiert le touriste italien, «servent-ils
la cuisine française? Et du vin des châteaux français?»)
(«Ah, votre célèbre
maison d'édition anglaise», dit l'Américain,
«Château Windus.»)
Moitiérésias,
j'ai fore-soferto-tutto. Qu'on m'enlève cette Babel!
Je devais avoir atteint
le parfait moment - ce que je n'avais pourtant pas prévu
en prenant ma décision - pour une défoliation par
la lèpre linguistique. J'avais de nombreuses branches,
mais pas de racines. Après ma transplantation, j'avais
perdu mes racines, pris une déviation. Rien n'empêche
d'expédier le trèfle irlandais par delà les
mers, mais essayez donc de le faire pousser hors du sol natal
irlandais.
Je n'ai pas - pas vraiment
- de langue maternelle.
Mais, dans un aéroport,
il n'y a pas d'indigènes. Nous sommes tous transitoires/aires.
J'étais toujours en pleine forme. J'étais d'humeur
à faire payer un droit de bouchon, des frais d'entrain,
à Château Windus.
Seules restaient deux
incertitudes, qui nuisaient à mon plan d'occuper le temps
présent et de m'occuper du temps présent.
Comment savoir si la
ligne d'aviation gardait ses passagers à l'oeil, si l'attention,
qu'elle leur prodiguait était individuelle? Si, quand mon
vol serait annoncé, je m'abstenais de me précipiter
vers la porte d'embarquement, les haut-parleurs me poursuivraient-ils
personnellement de mon nom propre?
Pour évaluer
(en pure perte, je m'empresse d'ajouter) les informations que
pouvaient contenir mon billet et ma carte d'embarquement, je déverrouillait
mon attaché case et en sortis mon passeport, où
j'avais, par précaution, glissé ces deux documents;
je le posai sur le comptoir, à côté de ma
tasse.
La deuxième inconnue
était la suivante: si je ne saisissais pas l'occasion de
quitter le Hall de Transit par la porte qui menait à la
piste et à mon vol, comment ferai-je pour m'en aller, quand
j'en aurai éventuellement pris la décision? Les
Halls de Transit n'ont pas de uscita/exit par voie terrestre vers
le monde extérieur, le centre ville et le terminal. ENTRANSIT
signifie que vous êtes venu en avion, et c'est en avion
que vous devez repartir.
Je feuilletai mon billet
et le remis dans mon passeport. Il sera toujours temps de s'en
inquiéter au moment utile.
Restait encore cet ergotage
linguistique: étais-je en pleine forme ou vice versa? Il
était resté accroché à ma conscience
comme à un clou qui dépasse. J'éloignai le
problème par un rébus actif. Mon café était
toujours trop chaud. Quand le barman accosta de mon côté
du bar, ferry-buttant ma jetée de ses pneus pendants, mon
doux porte-voix lui demanda un double scotch.
J'illustrai ma solution
en me versant significativement le spiritueux dans le gosier.
En avalant le liquide,
j'exprimai ce voeu silencieux: «Que résonne le joyeux
rébus!» Je reprenais mes esprits à mesure
que disparaissait le spiritueux.
Mon café devait
maintenant être suffisamment refroidi, jugeai-je, pour pouvoir
être bu. Je soulevai ma tasse. Les haut-parleurs annoncèrent
mon vol.
Choc de voir déboucher
dans la réalité un moment fort anticipé;
avant frisson de angst; ou déflexion involontaire d'exprimer
ma décision par une quelconque impulsion musculaire: une
de ces raisons fut responsable d'un tressaillement de mon bras
d'un millimètre vers le haut.
La surface biscuit-tanné
du liquide se plissa. Un polype de cappuccino se dressa au-dessus
du bord de ma tasse.
Couché, hydre!
Mais une gouttelette s'était déjà élancée.
En dépit de son minuscule volume, elle s'affala en plein
sur mon passeport. J'eus la certitude, au bruit amorti de son
atterrissage, qu'elle n'était pas tombée sur la
couverture - grenue comme un livre de compte - mais sur le coeur
de papier.
Je regardai. La gouttelette
était tombée dans l'ouverture chanfreinée
de la couverture. La fente supérieure du masque d'un passeport
britannique fait apparaître votre nom, identétiquette
votre âme. La fente inférieure mâchonne mécaniquement
votre numéro.
Le café était
pâlot. Il délaya un peu d'encre. Mais sans oblitérer
quoi que soit de plus vital que mon titre (comment les autres
doivent s'adresser à moi.) Il est interdit de modifier
ce document, même d'un petit tiret. L'aspiration capillaire
d'un coin de mon mouchoir me permit de le sécher immédiatement;
et je repoussai ensuite passeport et mouchoir à l'intérieur
de mon attaché case. Même une personne aussi alarmiste
que moi n'aurait pas pu croire que ce petit mouron d'eau ait réellement
pu abîmer ou souiller le document ou sa validité.
Je quittai le bar/la barre, libre, avec à peine une souillure
sur mon mouchoir et une minuscule tache de rousseur, que personne
n'aurait pu prendre pour un signe particulier, sur mon passeport.
Mon bien-être n'avait pas été atteint. Mais
je décidai quand même de descendre dans les toilettes
et d'y attendre que mon avion ait définitivement décollé.
5
À trois ans,
le deuil ne fut pas trop pénible.
Ce qui ne signifie pas
un manque de coeur, ou que je ne sache pas de quoi je parle. (Je
suis en fait, interlocuteur, en train de me rapprocher transeptalement
du confessionnal.) Non, je déconseille fermement l'orphelinage
aux enfants de trois ans, si, toutefois, il est possible de l'éviter.
Naturellement,
le fondement de mon univers s'écroula (dans mes rêves,
l'avion tombait brusquement en CHUTE LIBRE, à l'époque
toutes les nuits, tous les quinze jours durant mon adolescence;
et encore quelquefois maintenant). Mais il s'était déjà
écroulé, quand Nounours plongea en chute libre du
haut des falaises de mon pays natal; quand, à plat dans
l'herbe glissante, je réalisai que j'avais perdu la course
en sac que j'allais manifestement gagner; et quand, après
avoir acheté des fleurs pour ma mère avec la connivence
furtive et l'aide financière de mon père, j'avais
été les montrer à Mrs Rahily (prononcer Reilly)
dans le jardin d'à côté et qu'elle avait pensé
qu'elles étaient pour elle - Mrs Rahily - et qu'elle m'engloutit
comme une cuillerée de soupe dans un énorme baiser
moustachu (mon univers s'écroula en CHUTE LIBRE: ce n'était
pas à cause de mes fleurs mais par compassion pour la moustache
et la stupidité de Mrs Rahily.)
L'orphelinage était
une sursaturation. À trois ans, mon caractère était
fait d'une substance si mince que des coups bien moins vigoureux
auraient suffi à le déchirer en deux. La mort de
mes parents ne pouvait pas aller au-delà de ma destruction.
Mais à trois ans, j'étais aussi, bon gré
mal gré, indestructible. En dépit de la déchirure,
je retrouvai mon unité, comme du brie bien fait qui coule
tout seul, secrètement.
Mais, qui sait si je
la veux vraiment, cette guérison? Il est fort possible
que je parte un peu partout en avion pour donner à mes
parents leur chance de revanche. Je joue à la roulette
russe en feuilletant les horaires de vols internationaux. Mais
j'étais alors d'une substance trop mince pour vouloir ma
destruction finale. Je me rétablis: à la suite de
quoi l'Irlande n'était plus mon pays.
Mais il y avait un bon
côté, et personne n'eut alors l'indélicatesse
de me le faire remarquer; c'est maintenant que je me rends compte
que j'ai échappé à la fois au gaélique
et au puritanisme irlandais, qui m'auraient été
tout deux infligés si j'avais encore été
sur le sol de mon pays natal après l'âge de trois
ans.
Dans l'ensemble des
légendes irlandaises, un seul élément est
crédible: Saint Patrick chassant les symboles phalliques
de la terre irlandaise. (Vade retro, Mike Ro, je te conjure de
détourner ton regard de ce tuyau d'arrosage couronné
de roses, depuis ta tour martello de cartes pastales.)
Voilà au moins
une chose qui ne pouvait pas tomber lors de cette chute caduque
des langues, cette révocation du don des langues: le gaélique.
Ma condition lépreuse n'est pas teintée de lépréchaunisme.
Car il ne fait aucun
doute que ces syllabes, lors de leur disjonction, auraient fait
aussi mal que si elles avaient été d'oxygène
liquide, ce n'est qu'en emportant une partie de ma chair qu'elle
auraient accepté de quitter le bout de ma langue. Car elles
sont les syllabes de ce qui aurait pu devenir ma langue maternelle.
Et en plus, elles sont
dures-à-cuire. En supposant que j'eusse dû les acquérir,
l'acquisition en aurait été difficile. M'en séparer
aurait été aussi pénible que de chier des
glaçons, aussi pénible que d'accoucher d'un enfant
conçu par soi et en soi.
Et ne vous imaginez
pas que je n'ai pas essayé: à l'âge adulte
et alors que je tentais de redécouvrir le patriotisme de
mon enfance. J'ai fait l'investissement de deux cours pour débutant,
tous les deux d'occasion et sérieusement écornés,
tous les deux concoctés par les Frères Chrétiens
- pour ne rien dire d'une autre méthode, bien plus chic,
celle-là: un livre de première main forte, et bien
neuf, allant de pair avec un disque, le grand jeu; l'ensemble
pensé de main de maître par un Jésuite qui
voulait, à coups de poings couper l'herbe sous les pieds
des humbles frères en promettant un aisance parfaite de
la langue, à un prix bien supérieur, en douze leçons
faciles. Malgré tout, ces syllabes me paraissent toujours
irrationnelles: les inflexions faramineuses ne sont que des fariboles:
vous êtes devant des poubelles que vous croyez pleines,
vous tendez les muscles de votre dos, vous vous baissez pour soulever,
et vous tombez, elles vous brisent la colonne vertébrale,
parce qu'elles sont vides. Laissez-moi vous donner un conseil:
ne vous laissez pas avoir par ces souriants assemblages banc-parlementaires
de voyelles niaises (efface ce sourire de ton Díal, Dóll)
qui de toute façon ne parviennent à émettre
qu'un seul son: hugh. Prenez mon humour sur vous et recevez mes
leçons:
Le shamrock ne pousse
qu'en Irlande. Et je n'étais pas non plus du trèfle.
Entre mon accident et
ma transplantation, il y eut certainement un intermundium, durant
lequel mes voisins m'hébergèrent. Maintenant que
j'y pense, on avait dû me laisser chez des voisins pendant
que mes parents s'écrasaient, puisque moi, je n'était
pas avec eux. Ma mémoire me présente, sans grande
précision, une flopée d'Amalthées alimentaires,
nounous et obligeantes aux barbiches de chèvres plus ou
moins fournies, parmi lesquelles se trouvait Mrs Moustache elle-même.
Il y avait Mrs Ní Murteouaigh, ou quelque chose dans le
genre (prononcer McMurdoch), DOCTEUR Ó (et celui-là
est épelé correctement) Dubhthaigh (prononcer O'Duffy),
le Père Doyle, ou peut-être Foyle et Mr Smith qui
s'excusait toujours d'avoir un nom si facile à prononcer
au milieu de cette mêlée de e muets et de ai transmués
en faisant remarquer une fois par jour que Smith était
un bon vieux nom bien irlandais. (Il ne semble pas y avoir de
mauvais noms irlandais.)
Là, ma mémoire
dérape un peu, et passe directement à mon acclimatation,
laquelle consista surtout en un réapprentissage d'expressions
idiomatiques. J'avais jusqu'alors utilisé le système
fort logique des Irlandais, qui est d'inverser «I am»
en «Amn't I?» Ici, j'entendais d'invraisemblables
personnes demander invraisemblablement «aun't I?»
Je pensais qu'ils me
menaient en barque - mais je m'aperçus alors qu'ici, on
disait en bateau. Et c'étaient pourtant les mioches, pas
les vioques, qui s'y adonnaient.
Et puis ici, on ne se
bénissait pas, on faisait le signe de la croix - si tant
est qu'on le fît; en tout cas on ne le faisait pas en passant,
en bus, devant une église.
Quand j'eus à
peu près l'âge où j'aurais dû commencer
à étudier le gaélique (vivais-je inconsciemment
une vie double, d'ombre, en Irlande, comme-si-ça-c'était-passé-autrement?);
à la place, je commençais le latin, et pas le latin
de messe, ah non!
(Aren't I auntie? N'est-ce
pas tantine? Je suis le prêtre inversé logiquement,
je mets des transvêtements et prêche le gay gaélique
par monts et à vapeur.)
Je remplaçai
Nounours par une tête de serpillière neuve mais mise
de côté que j'avais trouvée dans les toilettes
du sous-sol; c'est d'elle que je tiens mon affection particulière
pour les dahlias pompons. Je mettais sans doute en scène
la reconnaissance que je ressentais pour mon adoption.
Mes adoptants étaient
les cousins issus de germain par mariage de ma mère. Elle,
je l'aimai tout de suite parce qu'elle me câlinait. Je m'aperçus
au bout d'un an que lui, s'il n'était pas le plus gentil
(ils l'étaient tous les deux) était en tout cas
le plus important. Comme il avait déjà contribué
à la pseudo-parenté - l'argent nécessaire
à ma venue - il n'avait pas voulu se mettre en avant, et
j'avais cru qu'il était froid. À l'époque,
je n'avais évidemment pas la moindre notion de la valeur
de l'argent, et j'étais incapable d'apprécier la
part qu'il avait prise dans cette affaire. Mon ignorance sexuelle
était mise en scène sur le plan financier.
À huit ans, je
commençai l'étude du grec et désignai la
serpillière que je traînais partout où j'allais,
Thermopillière.
Mon second père:
un homme mince dont la calvitie débutait plus en avant
sur le front que celle de mon premier (dont le nom, justement
était Adam.)
En vacances, mon second
père mettait des shorts kaki qui lui descendaient jusqu'aux
genoux.
Je me mis à lui
demander si je pourrais aller en vacances en Irlande. Dès
que j'eus treize ans, ce devint possible. Le voyage coïncidait
justement avec d'autres projets. Lui m'accompagnerait sur le bateau
qui partait de Holyhead (il avait trop de tact, je pense, pour
suggérer l'avion) et me laisserait aux bon soins d'anciens
voisins/de cousins éloignés (à nouveau, la
mémoire se refuse à préciser) qui vivaient
alors près de Rathfarnham; il rentrerait à Londres
en avion où elle le rejoindrait et d'où ils s'envoleraient
tous les deux pour l'Italie - leurs premières vacances
sans moi depuis mon adoption.
Je voulais, ou bien
pensais vouloir (comment aurais-je pu savoir?) visiter la côte
ouest: pour consulter, avais-je dit, l'omniscient coracle qui
vivait dans une grotte, sur l'île d'Akill, dans le Comté
Mahem, que Dieu nous croise. (Et où donc est le Comté
de Paris?) Mais je me contentais tranquillement d'un endroit pas
trop éloigné, en voiture, de Dublin. Je pensais
pouvoir revivre ces promenades en direction de Dalkey.
(Encore maintenant,
tandis que l'hôtesse-chien berger-bergère aboie sur
talons hauts et en uniforme gris dans le Hall de Transit et se
glisse - de profil - par la porte coulissante, au grand dépit
de son stupide troupeau moutonnier qui espérait que son
heure était venue, et qu'elle s'avance sur la piste en
déployant l'antenne-échelle-de-pompier de la boite
de métal qu'elle porte à la main; il me semble qu'elle
se sert d'un walkey-Dalkey.)
Je pensais peut-être
même retrouver le corps de Nounours rejeté par la
mer. Je le cherchai peut-être dans le sillage du bateau
(aurais-je porté le deuillage si je l'avais trouvé?)
quand celui-ci fut secoué en butant contre le North Wall
- et je dis alors à mon second père qui grelottait
dans ses shorts kaki, à côté de moi sur le
pont, dans les embruns de cette mer jamais complaisante et toujours
froide, que c'était comme si je m'en retournais à
Howth et Home.
6
Sans blague: je crois
que c'est parce que nous n'avons pas vraiment de langue maternelle
que nos langues trébuchent sur leur racines.
Nous parlons l'anglais
comme une langue étrangère, même si nous n'en
avons pas d'autre. (Ceci est ma langue-maternelle-adoptive puisque
je n'en ai pas utilisé d'autre depuis.) Comme nous sommes
étrangers, c'est avec logique que nous nous servons du
langage, nous prononçons twopence et threepence parce qu'il
s'agit de deux ou trois pence distincts, et non pas ce hoquet
qu'est le tuppence ou le thripence économique des anglais.
C'est cette même logique d'étrangers qui nous fait
dire «Amn't I?», cette même logique d'étrangers
qui fait que les Italiens traduisent littéralement cuisine
et château en cooking et castle quand
ils parlent anglais. Comment pourraient-ils savoir que le traditore
se garde bien de dévoiler les secrets de sa sinécure?
Ce sont les expressions idiomatiques qui font marcher les tickets
d'embarquement et les aéropont-levis. À nous - Irlandais/Indiens/Antillais
- l'impérialisme nous a donné son vocabulaire, mais
les expressions idiomatiques voyagent mal. L'impérialisme
nous a mariné dans sa con-citoyenneté pour se retirer
ensuite en nous laissant dans le bain: les premiers non-citoyens.
Transplantez-nous, greffez-nous
encore, nous qui étions déjà déracinés,
bannissez-nous de Jowth et Home, bannis d'hier et sans-bannières,
et nous vous étonnerons en nous éclatant de floraisons
fausses et de fausse monnaie bicéphale. Pompom.
(Mes souvenirs refusent
de m'indiquer le sort de Thermopillière. Que sa tombe soit
recouverte de chuchotements soyeux!)
Et regardez ce qui est
arrivé à mon distingué compatriote qui, avec
une prédisposition toute irlandaise pour l'internationalisme,
s'est dirigé vers le premier port franc qu'il avait sous
la main; il a été transplanté, s'est vu greffé
sur Trieste éventée, cette évocative Avoca
où se rencontrent trois courants de vocables, où
tout le monde est étranger et presque tous anarchistes.
À Trieste, le vent dans les rues escarpées soulève
le chapeau mou de l'anarchiste de sa tête d'oeuf trop cuit.
Et qui donc compatit-compatat derrière lui, martelant le
sol plus bruyamment qu'un tramway triestin, pom-pommant avec encore
plus d'exactitude que les bombes mollettes des anarchistes? Ulysse,
le héros qui n'accomplira jamais le retour au pays natal,
car il n'en est pas natif.
Nous, les Irlandais,
nous avions le mot juste au bout de la langue, mais les impérialistes
y ont mis la main. Alors que nos mots devraient couler de source,
nous trébuchons dessus. Nos combinaisons se gonflent en
une confusion de jupons et de dessous affriolants. Jambes en l'air,
nous nous dépêtrons de ce fouillis de vagues mousseuses.
Nous nous employons à faire passer nos endémiques
lapsus linguæ pour du précieux lapis, dont nous enluminons
notre ancien Book of Kells (quel livre d'heures!) Nous ne sommes
jamais sciemment sous-culottés. Nous sommes la proie du
calembourisme.
Voulysse avez déjà
tout fore-soufferts. Avant que le Juif n'erre, Juilysse errait
déjà.
Je Thessalie, lecteur,
d'un autre calembour irlandais.
(Excusez-moi, Madame,
vos mollybloomers dépassent.)
Cynocéphales,
Mesdames, sinon ce falot tom-moore.
(Nous avons perdu Thermopyles,
la double blumette pompon.)
J'avais déjà
la main sur le magazine, mais j'ai pensé qu'il valait mieux
vous prévenir avant de faire feu. Sur les pointes, mon
imagination s'avance doucement vers ce serpent éternellement
tentateur, mon compatriote Mike Ro. Ne devrais-je pas l'empoigner
pour annoncer à tous, En Transit, mon hommage à
mon éminent compagnon d'exil triestin, le chaméléo-comédien,
qui d'autre que le calemblouseur lui-même? Je pourrais lâcher
sa nécrologie dans la salle: j'ai la joy d'être la
voix de celui qui prêche dans le désert: reJoycez-vous
avec moi.
Je reposai le micro
dans mon imagination et le magazine dans la réalité
(il contenait une pleine page de Gaudriole Touristique Irlandaise
qui cherchait à attirer les automobilistes anglais dans
le Comté Caravan) et m'en retournai à la tourotatoire
Martello pour voir si Buck Mulligan en sortirait pour jouer sur
les mots.
Un courant d'air de
passage fit tourbillonner les cartes en étages, un air
mordant comme une donne de joueur professionnel.
Je regardai autour de
moi. Le vent emportait quatre pets-de-nonne noir-et-blanc, comme
des sacs en papier dans une rue de Trieste, à travers le
Hall de Transit, d'est en ouest et en direction du bar.
Une carte postale dégringola
de son casier, telle un poisson suicidaire.
Je présumai aussitôt
que les nonnes - comme je présume en général
des nonnes - étaient italiennes. Mais il y avait une certaine
robustesse au niveau des pieds.
«C'est bien du
Cognac que vous avez demandé, ma Soeur?»
«C'est bien ça,
ma Soeur?»
«Serait-ce du
Rémy Martin, de préférence, ma Soeur?»
«De préférence,
ma Soeur, c'est ça.»
(En m'acclimatant, il
m'avait aussi fallu apprendre à dire Oui et Non.)
Donc, (tous les jeux
de nonnes sont permis) un Rémy Martello, s'il vous plaît.
(Mon premier père
était un prêtre gâté. Je suis son enfant
gâté, mon Père. Avisé et gâté
est l'enfant qui connaît s propre co-Soeur.)
«Kay Oll Om, Royal
Dotch Airlines, ont le regrot de vous annoncer que leur vol pour
Omsterdam a été rotardé. Possagers monis
de tickets d'emborquement sont priés de se prosenter au
guichet pour demander des tickots-restaurants.»
Donc: les Hollandais
vont maintenant inonder le restaurant (ils inondent facilement,
ces pays bas) et en deux coups de cuillère à flot,
les garçons seront débordés: plus rien à
monger.
(T.C.D., prononcer Tay
Say Day, la Ligne Aérienne de l'Irlande Protestante annonce...
Kell pagaille, au diable. La hiérarchie dit non.) (Nous
volons plus haut qu'hier.)
Il ne s'agit pas du
vol pour lequel j'ai réservé, et de toute façon,
je reste ici. N'ayez pas peur, ne vous envolez pas.
Je ramassai la carte
postale qui s'était écrasée et la replaçai
dans son casier pour ne pas avoir à l'acheter, mais pas
avant d'avoir remarqué ce qu'elle représentait:
un chien à la robe dorée, de type esquimau, à
la langue noire; la légende disait Cia-chow.
Mon attention fut attirée
par un magazine et une histoire de stars de cinéma: une
exposition féline de visage effronrontés (il y a
deux sexes: masculin et félin.) Nom de l'auteur en couverture.
Lana Pura.
Mes pensées étaient
de plus en plus pura (maintenant que j'avais accepté la
disparition d mon français qui, de toute façon,
avait toujours été plutôt littéraire.
Et dans ce français mes pensées étaient plutôt
mal Loties), purgées jusqu'à l'abnégation
par l'Avènement de trois Sages qui l'étaient manifestement
fort peu et que j'identifiai du premier coup d'oeil, de par leur
gréement carré, pour des Irlandais. Eux aussi visent
le bar, mais ils sont moins rapides à remonter au vent
debout sur erre cassée (un blanc cassé, s'il vous
plaît, hors taxe), à se mettre au plein, que les
Soeurs.
Ils passent derrière
moi avec cette pointe de douce (le climat aussi y est doux) tobatmosphère
irlandaise. L'anecdote cardinale des Irlandais (pas que nous soyons
des ânes - ni doctes non plus): - Il se maria (à
quarante-trois ans), commença à fumer du Sweet Afton
et ils eurent beaucoup d'aftons.
À leur passage,
une bouffée d'accent natif m'accoste. Plaisamment: «On
peut vraiment trouver des pypes daycents en voyageant par Aer
Cunnilingus.»
Non, c'est pas vrai.
Sais pas vrai. Non, par Saint Patherick, ils n'ont pas pu, Horatio
(ne m'embrasse pas, Hardy.) Couché micro. Couché
Ciao. Méchant-chat; chut, arrête ton hurlement rauque,
mon chou. C'est fini le dévergondage. Couché.
7
J'avais à peine
eu le temps de me faire indiquer plus de trois exemples de côte
irlandaise quand j'appris que mes seconds parents étaient
morts, leur avion s'était écrasé en route
vers l'Italie.
Pourquoi ai-je donc
hésité à vous dévoiler cela?
Parce qu'il m'avait
déjà été difficile, après mon
retour précipité en Angleterre (et une fois de plus,
je ne peux me rappeler comment, ni avec qui), après que
mes larmes eurent été séchées par
un maître d'école qui se voulait un espèce
de vicaire séculier auprès de tout le voisinage,
et particulièrement auprès de mon second père,
de lui dévoiler que c'était déjà dans
un accident d'avion que mes premiers parents avaient trouvé
la mort.
Parce que c'est grotesque.
À la limite de la plaisanterie macabre. Vous seriez tenté
d'exprimer votre pitié, l'hystérico-comédie
vous prendrait à la gorge. Vous déglutiriez, simultanément,
des larmes, de la morve et de la salive. Mon âme plongerait
- comme elle l'avait fait pour Mrs Rahily - elle s'apitoierait
de votre maladresse en société. Et c'est à
ce moment là que jaillirait en vous - hoquet irrépressible
- cette suspicion péristaltique teintée d'humour
noir que j'étais un enfant funeste qui avait l'habitude
de désirer la mort de ses parents ou de saboter leur avion.
On me mettrait alors
un peu à l'écart, dans des nimbes noires, un enfant
dont le toucher avait été touché par le sort.
Si j'étais un
dieu, je serais Dionysos, qui est né deux fois.
Mais ne serais-je pas
plutôt un double OEdipe - un OEdipe qui serait par deux
fois devenu orphelin? Chaque fois que Freud mentionne les deux
apparitions de la sexualité humaine, d'abord chez l'enfant,
puis à la puberté, comme dans une comptabilité
à double entrée, je pense à mon déparentage
à trois ans, puis à treize ans.
Mon pseudo-vicaire séculaire
suppléant s'occupa bientôt de mon hébergement
(Mon âge était trop avancé pour pouvoir à
nouveau bénéficier de l'adoption) par un couple
anglais (Il faut que je dise tout de suite qu'ils ne sont pas
morts), ils enseignaient tous les deux dans une université
de province: elle les mathématiques, et lui la littérature
française (ce qui explique que mon français soit
aisé, bien qu'un peu littéraire.)
C'est à lui que
je pense devoir le plaisir que j'ai - plaisir un tant soit peu
anormal, vu les circonstances - à prendre l'avion.
Il n'y a que peu de
temps que je peux m'y adonner en chair et en l'air, car les voyages
en avion ne se sont généralisés que fort
récemment - bien que l'usage ait déjà existé
à l'époque du décès de mes premiers
parents. Ce n'est qu'à partir de la seconde coïncidence
que l'accident d'avion a semblé faire partie d'une étrange
fatalité. Alors, pourtant, que dans l'histoire sociale,
c'est la répétition d'une occurrence qui est plus
facilement acceptée - elle est même positivement
banale et escomptée. Ce qui, par contre, est surprenant,
c'est que mes parents aient pu prendre l'avion à cette
époque d'automobilistes-tablettes-de-choc alors que les
classes moyennes, en particulier en Irlande, ne le faisaient pas
encore couramment.
Mon pseudo-vicaire m'enseigna
à aimer les modèles réduits d'avions (qu'il
ne faut pas confondre avec les avions modèles - s'ils pouvaient
effectivement voler, ils ne m'intéressaient pas), la littérature
aéronautique (un genre hautement spécialisé),
les vieux films avec des Hurricanes et des Messerschmidts, les
photos - d'avions et prises d'avion - les diagrammes d'aéronautique
et les croquis de vulgarisation sur l'agencement des cockpits.
J'avais trouvé un idéogramme graphique pour suggérer
le mouvement des hélices: un large trait du plat de la
mine d'un crayon 2B. Je mis à la place d'honneur, à
la tête de mon lit, la photo encadrée d'un Schneider
Trophy. J'alimentai de carottes ma vision de nuit, et quand on
me demandait ce que je voulais faire plus tard (c'est-à-dire
professionnellement), j'avançais l'idée de passer
mon brevet de pilote. En même temps je prenais toutefois
le plus grand soin de ne pas acquérir la moindre notion
du maniement des contrôles d'un avion. Je n'avais aucune
intention de le faire moi-même un jour. J'adorais le jargon
(TRAÎNÉE: flèches dynamiques: moment de TORSION)
et cela pour les mots eux-mêmes, comme de la poésie
dans une langue inconnue, sans jamais accepter qu'ils soient souillés,
dans ma tête, par la moindre bribe de sens. Messrs Schmidt:
Messieurs, auriez-vous l'obligeance de m'envoyer, à l'essai,
un avion incapable de voler.
8
La clef d'un puzzle
historique:- Nelson mourant dans les bras de Hardy égale
Hamlet mourant dans ceux de Horatio - Nelson serait un Horatio
qui aurait toujours voulu jouer Hamlet.
C'est en cabotinant
d'un bout à l'autre du pont principal, dans son rôle
de prince, qu'il se fit mortellement blesser. Quand ils l'eurent
transporté en bas, il n'eut aucune peine à se transposer
dans son fantasme de Hamlet.
Les gens font-ils courir
leur fantasmes quand ils meurent? Évidemment! Écoutez-les:
«Je me meurs» - la conscience peut voir cela sans
sourciller? La conscience pivote et se dérobe en biais:
Non, je suis Hamlet qui se meurt. Embrasse-moi Horatio, et que
des nuées d'anges me bercent vers le repos final.
PLONGEON de l'avion
qui tombe. Nous avons le regret de vous annoncer que les vols
de parents/d'anges ont un léger retard.
Entourez d'un bras protecteur
votre femme accorte et laissez-vous aller à l'illusion
que ce bras peut la protéger, elle, de la peur, et vous
deux de la mort. Cela vous permettra de mourir dignement, comme
un anglais.
Des hommes doivent
mourir, de temps en temps, de toute façon. Mais les fantasmes
les rendent aptes à mourir.
Et mon premier père,
qui n'était pas anglais - Adam le juif errant? Il n'y a
aucun doute qu'il est mort comme un Irlandais: sur les barricades,
debout sur le bar: quelqu'un ici est donc fatigué de la
?
Il a dû se transposer
à la place du pilote. Il est mort aux contrôles.
Solo. Sinn Fein. Le seul Irlandais uni. Accrochez-vous. Car nous
allons DESCENDRE.
Je t'aime, Nelson.
9
Nelson, Pilier, Pilar,
chanteur de flamenco.
En m'acclimatant, je
dus apprendre que ce qu'on appelle pilier à Dublin, porte
le nom de colonne à Londres.
(Pourquoi donc cette
idiomsyncrasie? Avaient-ils peur que les Irlandais en fassent
un culte phallique? Saint Colum, priez pour nous?) (Recule un
peu ton manche à balai.)
(Et pourquoi mes compatriotes
l'ont-ils dépiliarisé, il y a quelque temps? Ces
puritains avaient-ils découvert Lady Hamilton?)
Je t'aime, Nelson. Ta
mort est une de celles que j'ai vécues. Ils ont mis mon
corps en saumure, pour me rentrer, arête de ton corps d'Aran.
Des flammes de flamands roses soupirent à ton bûcher,
Prince.
Voici l'éternel
terminus.
C'est ici que, pour
lui, les trams feront demi-tour. Les bus seront déroutés
par Stepaside. Les foules sont bouche bée (je veux que
mon dada m'achète un sucre d'orge de Blackrock) et nous
suivons le cortège funéraire dans le pot-au-noir
des tambours assourdis.
10
Comment m'adresser à
vous, interlocuteur, alors que la seule langue que je maîtrise
un tant soit peu mais si peu possède un «you»
qui ne révèle pas (laissant de côté
le problème de où vous êtes) si vous êtes
plusieurs, ni votre sexe?
Je vous accorde que
certaines langues ont pu partiellement abolir ce pouvoir. Marquer
la courtoisie en vous imaginant au pluriel! Mais cette politesse
exagérée se retourne sur elle-même jusqu'à
en tomber sur le cul. Vous: est-ce vraiment une politesse? C'est
sous-entendre que vous ne faites pas un avec vous-même;
ou bien que moi, avec ma gueule de bois, je vous vois multiplié.
Ce n'est pas bien amical, encore moins poli!
Et pourtant votre singularité
ou votre pluralisme se fraieront un chemin dans la politesse si
on vous adresse des compléments. Vous êtes belles.
Je sais maintenant que vous êtes plus d'une et que chacune
d'entre vous est une Janine féminine.
Et le tu, bien
qu'il insiste sur le fait que je vous connais intimement (ou que
tu es un enfant, ou un animal) me donne aussi l'information que
j'aimerais connaître. Tu sei: au moins vous n'êtes
pas deux, ou plus.
Ah, elles sont perfides
ces langues romanes, à propos du sexe. Plutôt perfides
que timides, je trésume; car elles jouent parfois à
la petite fille, parfois non. Parfois les adjectifs sont invariables.
Vous êtes triste? Cocher:- masc. O
fem. O . Trayer la mention inutimide. J'en
suis content(e).
Et, oh, ce petit flirt
de e muet qu'on peut accoler à ami; endroit où,
coquet, il peut être vu mais non entendu. Voilà pourquoi
mon français est aussi littéraire. Le sexe m'obsède
tellement qu'il faut que je sache.
De plus, elles sont
sexcessives, les langues: sans sophistication cependant. Je m'en
dépouille, car l'infantilisme de leur curiosité
sexuelle m'énerve par trop. Je ne veux pas savoir le sexe
des objets inanimés.
D'abord, je n'y crois
pas. Et pourquoi alors, ô langues latines, et pas seulement
les langues latines (on aurait pu croire que l'allemand serait
moins fantasque ou qu'il garderait le neutre pour les choses qui
le sont, au lieu de l'infliger aux jeunes filles diminutives),
insistez-vous à réitérer ce qui n'était
de toute façon pas vrai au départ? Vous êtes
aussi assommantes que les notices trilingues (où il est
impossible de lire la ligne qui vous concerne en propre avant
d'avoir parcouru celles qui la précèdent, de sorte
que la compréhension est flouée par une vision tri-vocale
et écrasée par une gueule de bois intellectuelle;
si nous voulons vraiment l'internationalisme et le transport aérien
sans voir le monde vaciller sous l'effet d'une gigantesque bringue,
nous aurions avantage à cultiver les subtilités
de l'idéogramme.) Et dire que la langue française
se trouve logique! Le masculin Roi Arthur avait une table féminine
fémininement ronde? J'avais compris au premier tour qu'elle
était femelle, merci! Et en plus ça ne l'est pas,
féminin. À son âge, elle devrait pourtant
s'y résigner. Ou bien, auriez-vous oublié que vous
étiez Vieux, Français?
Je me demande si Arthur
l'était? (c.-à.-d. féminin)
Je me demande si Guinevère
était le nom gay de Bédivère?
Le plaisir, nous a promis
Edward Young, n'est rien de plus qu'un nom plus gay de la vertu
- Ed Young n'étant lui-même rien de plus que le nom
d'une pensée nocturne, et une pensée nocturne rien
de plus que le nom expurgé d'une émission nocturne.
Je me demande: Arthur
avait-il des émissions cavalières? Faisait-il ses
preux/preuves? (Vous vous trompez de page.)
Et la langue italienne,
la pauvre langue italienne, à l'assaut de la médaille
renaissance dans une course de relais courtois, qui, comme d'habitude,
est allée trop loin et qui pense (sauf dans les moments
d'héroïque fierté, pendant lesquels elle revient
à la deuxième personne du singulier du vieux romain)
qu'il est poli de ne pas regarder son interlocuteur en face -
qu'il soit seul ou double - et qui se glisse de biais comme s'il
lui était impossible de faire face par devant, et l'adresse
obliquement à la troisième personne. Une personne
qui, de plus (par excellence ou toute autre sur-parure) est féminine,
un elle qui se transforme en vous par adjonction
de la majuscule que nous, en egolais, réservons au I.
Une langue qui rend «vous (sing.) êtes» par
«elle est» et «vous (plur.) êtes»
par «Elles sont» (quoique votre sexe d'origine soit
conservé dans l'adjectif) montre un excès provincial
de supposées bonnes manières.
Et voilà ce qu'il
fait, l'italien, sans se rendre compte - povero innocente - à
quel point il est camp. Poveri inno-gens qui s'adressent poliment
à la troisième personne du singulier féminin.
Monsieur est-elle satisfait? (J'ai lu quelque part que la forme
Lei avait été bannie par Mussolini, mais elle est
évidemment revenue, servilement, en douce, ensuite.)
Mais parmi toute les
langues qui coulissent sur les règles du jeu des nombres,
mon coeur me conduit droit au grec dont les mots ne sont pas nécessairement,
ou bien singuliers, ou bien pluriels, mais qui peuvent se trouver
dans une situation intermédiaire, numériquement
hermaphrodite, le duel. (Le grec pour deux - ô sainte
logique - n'a que un duel.) Des formes verbales équivalentes
sont disponibles pour chaque paradigme. Le duel existe pour tout
ce qui ne se bat pas en duel, pour tout ce qui va par paire, non
pas contradictoirement, mais main dans la main: mains, yeux, pieds;
couilles? - les livres de grammaire sont muets -; chevaux de volée;
jaunes d'oeufs-jumeaux; Hélène et Clytemnestre,
toutes fraîches pondues par Léda à la ferme
(paire-cygne).
Vous trouvez cela vraiment
«intime», Français/ Allemands, de raffiner
le you anglais en un tu/du singulier? Vous croyez vraiment que
je m'insinue dans votre intimité, en faisant simplement
remarquer que vous n'êtes qu'une seule personne (ce qu'il
ne m'est pas difficile de percevoir, même quand il ne s'agit
pas de quelqu'un avec qui je suis intime, mais j'ai trop de correction
- selon vos étranges règles - pour le faire remarquer
dans mes pronoms)?
Mais le grec, le grec
à la douceur de miel courtise avec ce duel, qu'on ne peut
appliquer qu'aux choses qu'on conçoit en paires. C'est
ainsi que le berger antique faisait la cour à son amant
(masc. et du moins, à un moment donné, sing.), ainsi
Zeus à Ganimède et Achille à Patrocle. Voulez-vous
partager mon duel? Apparions-nous et formulons inséparablement
un paradigme de la syntaxe amoureuse.
11
À peine ai-je
fait le tour, le détour des magazines, que ma conscience
pivote déjà vers les livres.
Je ne pense pas pouvoir
y trouver de romans d'aviation. Ce serait certainement approprié,
mais sans doute aussi inquiétant.
Et pourtant il me faut
mon injection de quietus. Je me contenterais bien de pornographie,
et il y en a de bonne qualité, ou de policiers, et il y
en a des centaines - mais il se peut aussi que je les aie tous
lus.
Le policier, voilà
le genre cardinal du vingtième siècle. Tout ce qu'il
veut savoir - comme le vingtième siècle d'ailleurs
- c'est: Qui est coupable?
Je pourrais même
me risquer à un peu d'inquietus avec un roman d'idées.
J'ai déjà l'oeil sur un gros roman français,
son smoking ceinturé d'une large bande annonce qui m'apprend
que le thème du livre est l'homme du vingtième siècle
à la recherche d'une identité, et qu'il a gagné
le Prix Fixe.
La calvitie linguistique
due aux retombées invisibles (mes langues sont victimes
de chute radioactive, on leur a donné le coup de glotte)me
pose un problème: vais-je encore être capable de
lire du français? Il faut pourtant que j'admette que je
viens de lire la ceinture d'apparat et qu'elle n'aurait certainement
pas pu transmettre son message directement à mon cerveau
sans l'intervention de la langue ou de l'idéogramme. Et
elle n'est même pas d'un rouge phosphorescent. La publicité
française n'est pas dans le vent.
Quoi qu'il en soit,
je ne ressens aucune affinité avec une perte d'identité
supposée. Je peux envisager la perte de beaucoup de choses,
parmi lesquelles mon polyglottisme n'est que la plus facile à
perdre. Je peux même envisager que ma mémoire puisse
s'effacer - en admettant toutefois - supposons que Freud me soit
resté - qu'il me faudrait commencer par le commencement
qui est de se rappeler que l'on oublie seulement ce que l'on ne
peut pas supporter. Mais l'identité, elle, est imperdable.
Cela même qui ressent la perte, ce qui cherche et qui doute
- c'est votre identité. J'ai souvent douté
de ce que j'étais, mais jamais de qui j'étais.
Écoute-moi, Saint
Antoine de Padoue, j'ai égaré mon identité.
Toute aide sera reçue avec gratitude. Réponses,
en toute confidence à - mais à qui?
Je vais m'acheter un
policier, l'épitomé des mécontents de la
traduction. Je vais mâchonner mes besoins, le peu de mé-contenu
de ce genre à propos de ce que pensent et disent les gens;
pourtant sa seule excuse à l'existence, et mon seul intérêt
à le lire, c'est l'histoire. Par eux-mêmes, les personnages
de romans policiers ne valent pas la peine qu'on s'occupe d'eux.
Seuls les dangers que l'intrigue leur fait subir peut me les faire
aimer. Une guerre éternelle a été déclarée
entre le contenu et cette forme littéraire. Car lui, le
créateur, va encore diminuer la valeur que son livre a
pour moi en serrant, poussant ses personnages pour les fourrer
entre les lignes étroites de son histoire. Et pourtant,
ce sont justement ces lignes qui vont précipiter de plus
en plus ma lecture du livre, chasse libidineuse de personnages
de plus en plus absents.
Comment, au départ,
m'a-t-il attiré dans son livre? En me promettant un puzzle,
un rébus, un bateau dans une bouteille. Il a misé,
le corrupteur, sur mon infantile curiosité sexuelle. Mais
il y a longtemps que je l'ai résolu, ce puzzle. Je ne
veux pas qu'on m'apprenne le sexe de l'arme du crime. Qu'est-ce
qui me pousse à continuer ce livre? C'est qu'il m'effraye,
me pousse à travers sa sombre forêt. Je n'ose plus,
à présent, rebrousser chemin. Qui pourrait laisser
cette forêt impénétrée? Je me décompose;
mes poils se hérissent; je frissonne. Il ne me reste plus
qu'une solution: la dernière cadence orgasmique. Et là,
à la fin, le puzzle est accompli: et alors? Les billes
ont trouvé leur place dans les trous des yeux, dans le
visage du clown qui n'a plus rien d'humain, et il n'est plus non
plus cette effroyable apparition à la fenêtre. Il
n'y a plus que moi-même avec moi-même, sous la forme
d'un livre à l'oeil poché, sac en papier éclaté,
mille-feuille passé au pilon, dans mes mains.
12
Enquête éclair
du magazine Flash auprès de l'homme de la rue. (Qui
est Coupable?) Le thème-Flash de cette semaine:
La Chasse à la Nonne. La chasse à la nonne est-elle
cruelle? Ne devrait-elle pas être interdite par la loi?
Vincent St Cape, 27
ans, apprenti combinard: Faut bien que quelqu'un le fasse, non?
Après tout, ce sont des vierges, non? Il faut empêcher
que continue ce genre de choses.
Jock Strap, 59 ans,
gardien en chef des parcs: J'aime pas les femmes qui se rasent
la tête. Je ne les trouve pas féminines. Moi, j'aime
les femmes qui les ont si longs que je peux m'asseoir dessus.
Jasper Ware, 43 ans,
souffleur d'entreprise: Je crois que beaucoup de gens ne se rendent
pas compte, à propos de cette controverse, du manque à
gagner qui pourrait en résulter pour les entreprises, quelle
que soit leur taille, dans tout le pays, si de nouvelles lois
étaient introduites.
Mercy Dash, 43 ans,
travailleur volontaire: Tous ceux qui ont effectivement observé
une chasse à la nonne, comme je l'ai moi-même souvent
fait, ont pu remarquer que le visage des nonnes exprime le plaisir
intense qu'elles y prennent.
Terry Towel, 46 ans,
gymnaste: Il y a déjà suffisamment d'interférences
de la part des bureaucrates. Ils s'attaqueront bientôt aux
enfants.
Pixie Hood, 14 ans,
ménagère: Moi, les nonnes, elles me filent des frissons.
Opinion d'un expert.
Un scientifique nous écrit:- Qu'on le veuille ou non, il
me paraît évident qu'il faut sélectionner
les nonnes. Dans notre pays tout du moins, on peut écarter
tout danger d'extinction des nonnes.
Ce qui n'est pas l'avis
de tous les humanistes ou progressistes. Au bureau central, un
porte-parole nous a expliqué aujourd'hui: «Je ne
vois pas du tout pourquoi on n'organiserait pas, à la place,
des chasses à la travesnonne.»
Note:- la «chasse
à la travesnonne» est un terme technique qui nous
a été expliqué par un membre de la fraternité:
«Une chasse à la travesnonne est une chasse où
la victime est un moine déguisé en nonne.»
13
Quelques modèles
réduits d'avions, de huit à dix centimètres
d'envergure, sont exposés sur le comptoir.
Ils forment un cercle
magique, dans l'ombre champignon d'un modèle de plus grande
taille, d'environ trente centimètres d'envergure, perché
comme une facture récente sur la pointe d'une mince tige
de fer; de toute évidence, il n'est pas à vendre.
Parmi tous les petits
avions, je choisis une caravelle. Je serre précautionneusement
les côtes crustacéennes de son fuselage entre mon
pouce et mon index et l'apporte, se tortillant encore un peu,
à la vendeuse juchée devant sa caisse.
Elle me le prend des
mains, m'explique par un mime qu'il ne faut pas qu'elle le laisse
tomber, et le large dans un sac en papier épais et brillant
dont l'extérieur est décoré de rayures noir
et or.
Elle me tend les poignées
de laine du sac.
Je tends mon index,
rigide, parallèle au sol. Elle glisse les poignées
sur mon doigt. On dirait une cérémonie de mariage.
«Grates me?»,
lui dis-je; «la somme?»
«Pardon?»
(prononç. française)
«Parmesan.»
«Come?»
(prononç. italienne) (Traduire:- Comme est?)
«Grates, grazie.»
«Prego.»
«Pray go? Pas
encore.»
«Parse encore?
Une interjection certainement, originellement un adverbe, et maintenant
employée comme nom ou comme verbe à l'impératif.»
«Oh, vous ne parlez
anglais?»
«Of course.»
«Dunque: quanta
costa?»
14
Un petit tour me ferait
le plus grand bien.
Donc, après avoir
rechargé mes magazines, moteurs au ralenti, je sortis de
l'aire lecture. (Volez avec moi, mais ne déCampez pas.)
Aux abords du périmètre,
je remarquai une tour que je n'avais pas encore vue. Des disques
y étaient en attente.
Une lumière clignota,
verte, à mon approche: «Les Plus Belles Mélodies
d'Érin» (que pouvait-il bien y avoir du côté
pile?), l'emblème du shamrock était laminé
à tribord.
Ne trouvez-vous donc
pas un peu suspect, ô mes compatriotes anarchistes, mauvaises
langues et surtout autodestructeurs: que votre île
porte le nom d'Érin alors qu'erin est l'accusatif
(du moins dans le goût/la forme attique - une attitude tout
à fait correcte) du mot grec pour querelle?
Quel nom pourrions attribuer
aux habitants d'Érin? Les Érinyes.
Suis-je en train de
perdre mon esprit de querelle? Vite: vérification du carburant,
des ailerons, remarquons, du coin de mon ego que plusieurs de
mes opéras préférés sont en vente:
ensuite GRIMPER (je m'élève et vais m'en aller maintenant,
m'en aller vers la section hors taxe) avant que n'arrivent les
Furies, en piqué, armées de l'accusatif forcené
de leur mauvaise langue, me faire la guerre (moi qui suis une
divinité étrange - j'ai vu le jour deux fois.)
Une fois en sécurité,
hors d'atteinte de leurs langues, je réduis les gaz et
passe devant la pharmacie en vitesse de croisière; je la
survole d'assez bas pour apercevoir, sur l'une des étagères
de verre, une bombe familiale de Cio-Cio-San, la poudre récurante
de cabinets de chez Butterfly.
Moteur bourdonnant,
je passai le cube-aquarium où l'on vendait des vêtements
et à l'intérieur duquel j'aperçus deux femmes,
blondes, carrées - probablement des vendeuses car je ne
leur voyais pas de sac à main et elles n'étaient
donc pas des clientes - avec le visage carré des anges
de Piero («Angelico?» «Non. Ann Jellicoe.»)
Je fis une reconnaissance
rapide en direction des alcools hors taxe. Attention: faudrait
pas décrocher la timbale dans l'apéro.
Pour ensuite retourner
à la base.
Par peur des Érinyes,
je m'en retournai cette fois par une route différente et
vis, sur une autre facette de la tour de disques, une pochette
dont le titre était: «Les Grands Moments d'Alitalia.»
Cet opéra seria peu connu de Belpaesiello n'a jamais été
joué depuis 17...
Au secours, docteur,
je crois que j'ai besoin d'une opération seria.
Je réussis un
parfait atterrissage à trois points (avec paliers bien
contrôlés, comme disait le gars qui peinait dans
l'escalier) sans même un soupçon de drapeau dans
l'hélice, et terminai le nez dans un magazine.
15
La chasse dévale
Hillingdon High Street, avec toute l'excitation et la couleur
traditionnelles.
Le gibier, une vierge
de 46 ans environ, d'origine irlandaise, est heaumée de
noir - et robuste! Elle fatigue un peu maintenant mais elle a
certainement encore du ressort. Naturellement, elle est gênée
par l'habit.
Les hommes gagnent sur
elle. Peu de temps auparavant, le rusé petit animal avait
trouvé un ingénieux stratagème: soulever
le couvercle d'une bouche d'égout et se glisser à
l'intérieur. Mais comme on peut s'en douter, ils ne mirent
pas longtemps à comprendre, et à l'en dénicher.
Je pense que son moral en a pris un sacré coup.
Pourra-t-elle réussir
son coup?
Tout va dépendre
de sa volonté, voudra-t-elle courir?
Le plus rapide de ses
poursuivants la serre de près.
A-t-elle encore la force
de s'échapper? La disposition de la grand rue à
cet endroit - au moment même où le peloton de ses
poursuivants débouche devant la Scotch Wool Shop - pourrait
bien être en sa faveur.
Peut-elle s'échapper?
Le peut-elle? OUI. Elle
les distance. Elle-
Elle est TOMBÉE.
Je crois que j'ai entendu
un fémur se casser.
Elle est à terre;
il ne lui reste pas suffisamment de forces pour se relever et
continuer.
Elle se dégonfle
comme un sac en papier noir. Maintenant les hommes l'ont rattrapée.
Comme le vent s'engouffre sous ses habits et les gonfle, et combien
de temps ils mettent à se rabattre!
Elle a couvert son visage
de ses mains, ce qui laisse, évidemment, ses seins à
découvert.
Elle a baissé
une main - sans grande force, il me semble - il me semble que
nous avons là une nonne bien fatiguée - dans un
ultime effort pour protéger ses seins, mais déjà
les hommes déchirent le tissu-
Elle est fichue. Très
lourds, ces habits. Un côté du visage dans une flaque.
Ce qui, forcément,
laisse sa gorge à découvert. Et le maître
de chasse s'en est aperçu, il est là, ses dents
plongent dans le cou, il a déchiré la peau... Il
en a plein la bouche.
Ils s'y sont tous mis,
comme une nuée de guêpes en colère, se bousculant
les uns les autres pour mettre les lèvres sur la plaie
ouverte. Les guêpes seront toujours des guêpes. Sucez
bien, les gars.
Ça gicle à
plein flots!
Traduit de l'anglais par B. Hoepffner