C'est Michael Hamburger,
poète anglais et traducteur de l'allemand, qui nous a permis
de connaître et de lire l'oeuvre de Franz Baermann Steiner.
En 1992, au British Centre for Literary Translation, au cours
d'un atelier sur la littérature après la Shoah,
il a lu quelques poèmes de Steiner ainsi que leur traduction,
et surtout celle du long poème, "Gebet im garten".
Les huit poèmes présentés ici ne sont qu'une
introduction destinée à faire connaître ce
poète, jusqu'à présent encore inédit
en France.
Franz Baerman Steiner
est né à Prague en 1909, alors que la Tchécoslovaquie
faisait partie de l'Autriche, d'une famille juive libérale
et germanophone; il a obtenu son doctorat en 1935 après
un voyage en Palestine voué à l'étude de
l'arabe. Il a ensuite rêvé d'émigrer aux Etats-Unis,
et s'est finalement installé en Angleterre en 1936, à
Oxford, où il a étudié l'anthropologie sociale,
particulièrement chez les Esquimaux. Steiner est l'homme
des situations inconfortables, non seulement parce que, juif réfugié
en Angleterre, il a écrit, en pleine période de
guerre, dans la langue des bourreaux, mais aussi parce que sa
courte vie semble n'avoir été qu'une longue série
de catastrophes: huit cents poèmes de jeunesse furent détruits
lors de l'arrestation de ses parents à Prague; en 1942,
il perd dans un train toutes les notes de sa thèse de doctorat
sur la sociologie de l'esclavage, "J'avais choisi ce sujet
déplaisant par esprit de sacrifice." Sans nouvelles
de ses parents, il apprend à la fin de la guerre qu'ils
ont péri à Treblinka en 1942. Un recueil de poèmes
qui devait être publié en 1949 par l'éditeur
de Canetti, Willi Weismann, resta au stade d'épreuves.
Il meurt en 1952 après trois années de maladie,
alors qu'aucun de ses livres n'a encore été publié,
peu de temps après être devenu citoyen britannique.
Il n'aura fait en tout et pour tout que deux brefs séjours
en Allemagne.
Après sa mort,
grâce aux efforts de son exécuteur testamentaire,
H.G. Adler, et du fils de ce dernier, Jeremy Adler, deux recueils
de poésies ont été publiés en Allemagne,
Unruhe Ohne Uhr (Lambert Schneider, 1954) d'où les
huit poèmes traduits ici sont extraits, et Eroberungen.
Ein lyrischer Zyklus (Lambert Schneider, 1964); paraît
ensuite un recueil d'aphorismes, Fluchtvergnüglichkeit.
Feststellungen und Versuche (Flugasche Verlag, 1988); en Angleterre,
seul un livre d'anthropologie, Taboo (Cohen and West, 1956;
Penguin, 1967) a été publié; sa thèse
sur l'esclavage est toujours inédite. Il est cependant
actuellement question, en Allemagne, de préparer la parution
de ses oeuvres complètes. Alfons Fleischli, de l'Université
de Fribourg en Suisse, a consacré sa thèse à
la vie et à l'oeuvre de Steiner, et le numéro 2
de Modern Poetry in Translation (automne 1992, édition
bilingue) propose une longue sélection de poèmes
avec une introduction du traducteur, M. Hamburger, dont nous nous
sommes abondamment servis pour rédiger cette note.
De son vivant, bien que quelques poèmes seulement aient
été publiés dans des revues, en allemand
et dans des traductions anglaises, Steiner était déjà
considéré comme un grand poète par Paul Celan,
Elias Canetti, Gottfried Benn, Peter Huchel, Johannes Bobrowsky,
Erich Fried et Iris Murdoch.
Les qualités
d'observateur de Steiner frappent son lecteur; il adorait la campagne
et cet amour se retrouve dans presque toute son oeuvre; difficile,
étant donné la signification de son nom, de ne pas
penser à une pierre pesante qui enregistre ce qui l'environne,
c'est dans le silence du poète que nous entendons nous
parler les objets du poème; Steiner est proche des objectivistes
américains, de Marianne Moore, d'Elizabeth Bishop; il nous
livre le paysage, pas les sentiments du poète devant la
nature, et c'est de ce paysage que se dégage sa vision.
Il n'est pas étonnant qu'un des poèmes de Steiner
ait pour titre "Transformations de Richard Jefferies dans
ses carnets": Jefferies, poète anglais du dix-neuvième
siècle, écrivit un livre, où, assis sur une
colline du Wiltshire, il décrit méticuleusement
ce qui l'entoure en cercles qui vont s'élargissant. Il
faut noter aussi l'influence sur son écriture, de la Bible
évidemment - dans sa traduction par Luther -, mais aussi
du fondateur du mysticisme allemand, Maître Eckhard, des
poètes baroques allemands, de Rilke et de Stifter. S'il
admirait ce dernier, ce n'était sans doute pas seulement
parce que cet Autrichien du siècle dernier se plaisait
dans l'évocation des forêts de Bohême, mais
parce que, attentif à la "douce loi de la nature",
il s'est toujours efforcé de faire ressortir la beauté
de ce qui n'est pas spectaculaire.
Steiner apparaît
comme un déraciné (cf. Meditation über die
Lampe; Spätere Jahre des Dichters), un instable. On retrouve
ce trait de caractère dans la forme même de ses poèmes,
qui, travaillés et retravaillés, finissent par offrir
de multiples facettes d'une dureté cristalline, comme si
chaque nouvel angle en appelait un autre, comme si chaque niveau
atteint le poussait à en atteindre un autre. Ses poèmes
contiennent ainsi un étrange mélange de concret
et d'abstrait, d'ancien et de nouveau, de fragile et de dur, où
le charme d'une mélodie naissante peut être étouffé
par une cassure dans le rythme, où la montée du
souffle est rabattue par des sonorités contraires - comme
un Icare qui se rognerait les ailes pour rester dans le labyrinthe
des mots. Comme le dit Michael Hamburger: "Les meilleurs
et les plus caractéristiques de ses poèmes ont été
écrits dans l'ombre de la mort - la sienne et celle, plus
générale, de l'Europe - même s'ils défient
cette ombre en affirmant l'amour ou l'acceptation religieuse du
pire."
Si cette courte sélection
ne contient pas le magnifique "Gebet im garten", ce
n'est pas seulement du fait de sa longueur, mais surtout parce
que Steiner a toujours demandé que ce poème ne soit
traduit qu'après la publication d'autres poèmes.
Il ne voulait pas que l'image que les lecteurs aient de lui soit
fondée sur cet unique poème, le plus personnel de
ses poèmes, le moins "objectif".
Dans Feststellungen und Versuche, Franz Baerman Steiner
écrivit: "Que veut dire pour moi l'écriture
de ma poésie? Je ne sais pas. Je sais seulement que quatre
principes me poussent à l'écrire: le passage des
saisons, les souffrances des êtres humains, la beauté
des femmes, le réconfort et la joie de la prière.
En l'absence d'un de ces quatre éléments, le monde
d'expérience qui fonde le monde de ma poésie ne
pourrait pas exister. [...] Le poème que j'écris
se trouve à mi-chemin entre une peinture et une prière;
le poème que je lis est ou bien à mi-chemin entre
un morceau de musique et une confession, ou bien à mi-chemin
entre un commandement et un souvenir."
Pierre Deshusses & Bernard Hoepffner
Hastig ist der vogelflucht. weh, was jemals sich heben wollte,
Hat der steine gewicht,
Die unter der erde dauern, verkittet mit leibern und jahren der
liebe.
Bürger begruben ihren ruchlos verzärtelten krieg.
Mohnblumen blühen aus bier.
Girlanden schnüren die leiber fiebernder häuser.
Die nassen fahnen tropfen in schwüle festluft.
Hinter dem trommelwirbel
Zickzackt ein eisläufer über gefrorenen blutsee.
(1945-1947)
Hâtif est l'envol des oiseaux. malheur! ce qui un jour
a voulu s'élever,
A le poids des pierres,
Qui durent sous la terre, scellées par les corps et les
années d'amour.
Les gens ont enterré leur guerre chérie dans
l'infamie.
Des coquelicots éclosent dans la bière.
Des guirlandes enserrent les corps de maisons fiévreuses.
Les drapeaux mouillés s'égouttent dans l'air
moite de la fête.
Derrière les roulements de tambour
Zigzague un patineur sur un lac de sang gelé.
(1945-1947)
Weder via Belsen, noch als dienstmädchen
Kam der fremde, keineswegs ein flüchtling.
Dennoch wars ein trauriger fall:
Die nationlität war strittig,
Die religion umlispelte peinlichkeit.
«haben sie Kafka gelesen?» fragt Mrs Brittle beim
frühstück,
«er ist recht unausweichlich und ziemlich fundamental!»
«haben sie Kafka gelesen?» fragt Mr Tooslick beim
tee,
«man versteht dann die welt viel besser -
Doch freilich ist nichts real.»
Miss Diggs sagt: «aber wirklich?
Ist das nicht reaktionär?»
Nur der kleine Geofrey Piltzman
Träumt: «wer?
Ich meine, wer dran verdient,
Sie müssen doch tot sein,
Ich meine die leute in Prag - nun, wer auch immer...»
Doch aus dem tor bricht trotzdem der schimmer...
(1946-1952)
Ni via Belsen, ni comme bonne à tout faire
N'est venu l'étranger, il n'est pas un fugitif.
Pourtant c'était un cas bien triste:
Nationalité discutable,
Sa religion une gêne qu'on chuchote.
«avez-vous lu Kafka?» demande Mrs Brittle au petit
déjeuner,
«il est vraiment incontournable et assez fondamental!»
«avez-vous lu Kafka?" demande Mr Tooslick à
l'heure du thé,
«on comprend alors tellement mieux le monde -
mais bien sûr il n'y a là rien de réel.»
Miss Diggs dit: «Vraiment donc?
N'est-ce pas réactionnaire?»
Seul le petit Geofrey Piltzman
Rêve: «qui?
Je veux dire, ça rapporte à qui,
Ils doivent tous être morts,
Je veux dire les gens à Prague - oui, qui que ce soit...»
Pourtant par la porte passe quand même la lueur ...
(1946-1952)
Die liebenden standen gelehnt ans geländer,
Fühlten das dunkel, und einer das dunkel des andren,
Fühlten den stein und den stahl, und schweigend
Wußte bekümmert einer des andren mund.
Wogen wiegten die einsamkeit hin und her,
Schweigende werften glitten hinab auf den grund.
Stehn blieb ein dunkles schiff und trug überm bug seinen
stern,
Plötzlich still, das befohlene schiff und ein tod.
«ich bin die angst und der leib» sprach im dunkel
der schweigende mund,
«der du mich kennst, nimm mich hin und mich mit der nacht.»
«ich bin der wunsch ohne trost, die lust, die in lichtern
zerfällt»,
Klagte der andre mund in verschwiegenem leid.
Debout, les amants s'appuyaient contre la rambarde,
Sentaient l'obscurité, et chacun l'obscurité de
l'autre,
Sentaient la pierre et le fer, et muet
Chacun savait anxieuse la bouche de l'autre.
Les vagues berçaient la solitude dans le ressac,
Les quais muets glissaient jusqu'au fond.
Un bateau sombre, immobile, portait son étoile à
l'aplomb de la proue,
Soudain calme, le bateau sous ordre et une mort.
«je suis la peur et le corps» disait dans l'ombre
la bouche muette,
«toi qui me connais, emmène-moi et moi avec la nuit.»
«je suis le souhait sans baume, le désir, qui s'éfondre
en lumières»,
Gémissait l'autre bouche dans une douleur gardée
muette.
Verschwommenes gröhlen der schiffe draußen im nebel.
Krane drehen sich,
Picken nach eisernen herzen werkwirrer halden.
An leeren augen die mützen, männer auf blassen stegen
Gleiten und pfeifen unter kranen.
Schuppige flanken des meers reiben am ruß der stadt.
Das meer hat keinen stolz, die menschen nicht augen.
Kalt und frei
Ins bleibild starrt das skelett, befehl mit gehorsam verzahnt.
Grondements fondus des bateaux là-bas dans le brouillard.
Des grues tournent,
Piquent des coeurs de fer dans le désordre des chantiers.
Sur les yeux vides les bonnets, des hommes sur des passerelles
blêmes
Glissent et sifflent sous les grues.
Les flancs écailleux de la mer se frottent à la
suie de la ville.
La mer n'a pas de fierté, les hommes sont sans yeux.
Froid et libre
Le squelette fixe l'image au plomb, ordre engrené à
l'obéissance.
Die zahmen tiere drohten schweigend,
Köpfe gesenkt vor schwarzem meer,
Das rastlos mahlte in der friedung,
Gellte, schnob.
Doch als die wildlinge, bemeistert
Von hungertagen und verschnürter welt,
Nicht kraft mehr fanden, alte angst verstanden,
Ließ man die zahmen zu.
Die schlugen ein mit rüsseln und mit zähnen.
Erbarmungslos der wohlgenährten haß
Dem waldruch galt, dem fernherkommen:
Strafte mit lust.
So schlachten sie die eigne, kleine wildheit
Im bruderleibe mal und mal,
Aber die blutenden, fast zahm geschreckten
Klagten nicht an.
Les bêtes soumises menaçaient en silence,
Têtes baissées devant une mer noire,
Qui sans relâche broyait dans l'enclos,
Hurlait, sifflait.
Mais quand les bêtes sauvages, maîtrisées
Par des jours de faim et un monde corseté,
N'eurent plus la force, comprirent l'ancienne peur,
On laissa entrer les bêtes soumises.
Elles frappèrent de leurs trompes et de leurs défenses.
Impitoyable la haine des bien nourris
Pour l'odeur de forêt, pour le lointain:
Corrigeaient avec passion.
Ils achevèrent ainsi leur propre petite sauvagerie
Dans le corps frère encore et encore,
Mais les bêtes en sang, presque soumises par l'effroi
Ne se plaignaient pas.
Aus meinen versen vernehm ich
Oft nun die eigene stimme,
Atemzug und angst, wägende geduld.
Die zehrung reicht nicht.
So hab ich denn verkleidung abgetragen,
Und diese wahrheit ist nicht mein verdienst.
Doch, was auch kommt: die zehrung reicht nicht aus.
Was immer kommt: es trennt.
Und also kommt es, trennungen, durchs eigne wort.
Kommt durch die eigne stimme:
Atem, angst und unverköstige
Wundergeduld der stimme.
Dans mes vers je perçois
Souvent maintenant ma propre voix,
Souffle et peur, patience qui évalue.
Les réserves ne suffisent pas.
J'ai donc laissé tomber les masques,
Et cette vérité n'est pas mon mérite.
Mais, quoi qu'il arrive: les réserves ne suffisent plus.
Quoi qu'il arrive encore: séparé.
Et on y arrive donc, séparations dans sa propre parole.
Arrive dans sa propre voix:
Souffle, peur et, laissée à jeun,
Patience miraculeuse de la voix.
Ach, die lampe auf dem tisch,
Geliebte lampe im weißen goldkreis,
Sie ist das daheim,
Ist sie nicht daheim?
Daheim, nicht ich, und mein daheim
Ist sie, denn ich bin nicht mein daheim,
Und sie steht auf dem tisch und ist
Und sie steht auf dem tisch für mich und ist
Ein goldenes warten.
Sie ist das warten auf mich,
Aber auch mein warten, im daheim, nicht ich.
Nicht ich im daheim warten:
Warten, das ich nicht bin: licht, licht...
Ah, la lampe sur la table,
Lampe adorée dans son cercle d'or blanc,
Elle est le chez-soi,
N'est-elle pas chez soi?
Chez soi, pas moi, et mon chez moi
C'est elle, car je ne suis pas mon chez moi,
Et elle est posée sur la table elle est
Et elle est posée sur la table pour moi elle est
Une attente d'or.
Elle est attente de moi,
Mais aussi mon attente, chez soi, pas moi.
Pas moi dans l'attente chez soi:
Attente, que je ne suis pas: lumière, lumière...
O wald des traums: auf steiler böschung
Die rotringen trauerbäume
Vor schwarzen funken.
Es gab nicht nacht.
Und was es gab, ist schwer zu denken:
Hände,
Halb stein, halb beten, fingerkrumm und starr,
Schrecklicher zaun; der strom
Aus mildem silber sanft-getönter angst;
Das andre ufer, böschung, schwarzer flug.
Oh, forêt du rêve: sur un talus abrupt
Ecorce rouge des arbres en deuil
Devant des étincelles noires.
Il n'y avait pas de nuit.
Et ce qu'il y avait est difficile à imaginer:
Des mains,
Moitié pierre, moitié prière, doigts crochus
et figés,
Terrifiante barrière; le fleuve
De douce peur fondue de tendre argent;
L'autre rivage, talus, envol noir.
Noch ist er schüler.
O hoher kragen jener jahre,
So wie des knabenblicks entschloßne trauer...
Noch ist er schüler, lehrer auch; noch nicht
Der angeglakte und sein königlicher richter.
Und mit gedanken ist dies zärtlich auszuloten:
Er dürfte schüler sein.
Wir, die erklären, sind noch nie,
Als er da lernte, neben ihn getreten
Und neben ihm gegangen,
Als hastig er, mit büchern unterm arm...
Denn die versuchung wäre viel zu groß,
In angemaßter un-erfahrung
Zu brüderlich zu sein...
Doch mehr geadelt als sein werk hat die gemeinde,
Daß er in ihrer luft in seinem lernen,
In seinem jungen lernen hat gelebt...
Und dies ist mit gedanken strenge auszuloten.
Il est encore écolier.
Oh les cols durs de ces années,
Tout comme la tristesse déterminée de ces yeux de
garçon...
Il est encore écolier, maître aussi; pas encore
L'accusé et son juge royal.
Et ceci les pensées peuvent délicatement sonder:
Il pouvait être écolier.
Nous, qui expliquons, nous ne sommes jamais,
Tandis qu'il apprenait, allés à ses côtés
N'avons jamais marché à ses côtés,
Tandis que lui, pressé, des livres sous le bras...
Car il aurait été bien trop tentant,
Avec présomption et sans expérience
D'être trop fraternel...
Mais plus ennoblie que son oeuvre fut la communauté,
Car pour ses études il en a respiré l'air,
Pour ses études de jeunesse il y vécut...
Ce qui peut absolument se sonder par la pensée.
Traduit par Pierre Deshusses et Bernard Hoepffner