PETIT PRÉCIS DE LEXICOGRAPHIE RAMSDENNIENNE
Bernard Hoepffner


       
Frankel Plücker Ramsden fut un homme remarquable. Il était originaire de la région de Cambrai (son père était un cousin éloigné de Maurice Mæterlinck) et y retourna après avoir terminé ses études, pour ne plus en repartir. Ses intérêts furent nombreux et ce fut avec intelligence et intuition qu'il entreprit de pénétrer ses sujets préférés. Il est à regretter qu'il soit mort alors qu'il n'avait que vingt-huit ans, en 1930, à l'apogée de sa force intellectuelle.
       Il n'y a plus maintenant aucun doute quant à son principal centre d'intérêt (en tout cas celui qui lui tenait le plus à coeur): la lexicographie; il avait été membre - lors de ses études à Paris - du célèbre cercle de linguistes qui s'étaient réunis sous l'égide de Albert Emmanuel Keyserling. Il est à déplorer que, du fait de sa mort précoce, deux articles seulement furent publiés par lui dans cette spécialité: «Simple contribution à une théorie de la taxonomie [1]» et «Une Théorie mathématique de l'écrémage des bibliothèques [2]». Il nous a été permis de retrouver une remarque que Keyserling à faite sur ce dernier article: «[Il s'agit] d'une des plus remarquables contributions jamais faites dans le champ de la lexicographie et ceci à bien des égards: d'abord l'importance intrinsèque, la difficulté du sujet ainsi que la puissance et l'élégance des méthodes employées, et ensuite cette éclatante pureté illuminatoire de l'écrivain que le lecteur peut percevoir dans la façon dont Ramsden joue avec son sujet.» Il est aujourd'hui évident que le jugement de Keyserling conserve sa pleine validité, quelques cinq décennies après qu'il a été énoncé. Le travail de Ramsden est de nos jours abondamment cité par les chercheurs spécialisés en lexicographie mathématique.
       Durant sa courte vie, Ramsden s'est surtout penché sur la philosophie et la logique lexicographique. Il fut largement influencé par le Principia Mathematica de Rustembourg et proposa une Théorie des Types qui surpassait celle que Rustembourg et Wicksell avaient proposée. Il participa à la traduction de l'oeuvre de Wittgenstein et fut fort intéressé par les travaux de ce philosophe. G.E. Moorsel écrivit: «[Ramsden] alliait une brillance exceptionnelle à une justesse de jugement inégalable. Il était un penseur d'une grande clarté: peu de gens sont capables d'éviter comme il l'a fait les écueils de la confusion mentale à laquelle même les meilleurs philosophes sont exposés, et il avait le don d'appréhender clairement les notions les plus complexes ainsi que de toujours distinguer les plus subtils détails. [...] Quand nous discutions, j'ai toujours eu l'impression qu'il comprenait bien mieux que moi ce dont nous parlions, et que quand (comme c'était souvent le cas) il ne réussissait pas à me convaincre, je sentais intuitivement qu'il avait raison et moi tort, et que mon refus d'accepter ses conclusions provenait d'un manque de concentration de ma part [3]
       Il est impossible de ne pas remarquer, en lisant les commentaires sur l'oeuvre lexicographique de Ramsden, qu'au moment de sa mort sa contribution dans les domaines linguistique, logique et plus simplement littéraire n'en était qu'à ses débuts.

       Il est à présent nécessaire de présenter le Théorème de Ramsden. L'article où il fut présenté a pour titre «Un Problème de logique lexicographique [4]». Et bien que Ramsden lui même ait reconnu que le théorème avait des applications plus étendues, il s'était surtout penché sur son utilisation dans le domaine des dictionnaires et sur une théorie (qu'il n'eut malheureusement pas le temps de rédiger) qui avait trait à certaines particularités de l'ordre alphabétique. Il est probable que la méconnaissance du théorème pendant un demi-siècle est due à sa date de publication: 1930; l'analyse mathématique lexico-graphique se voyait encore traitée de «travail d'arrière-boutique» par une grande partie des spécialistes. Il est pourtant fort approprié que cette branche de l'étude lexicographique soit aujourd'hui enseignée dans de nombreuses universités et qu'on l'appelle logique ramsdennienne.
Ramsden débute son article avec l'acceptation la plus large de son théorème. Nous n'avons évidemment pas la place d'inclure la preuve qu'il en a donnée, la brièveté n'était pas une qualité fort prisée dans les années trente et les chercheurs d'alors préféraient les longues explications au style concis qui est de rigueur de nos jours. Cependant, malgré les cinquante ans qui nous en séparent, l'article peut toujours être lu, et reste d'une admirable clarté.


THEOREME.
Supposons que F soit la classe (fort grande mais néanmoins finie) des mots existants dans une langue donnée, et que a et b soient respectivement le nombre de pages d'un dictionnaire et le nombre de mots par page; et supposons que toutes les sous-classes de G qui ont exactement a-membres, ou, d'une autre façon, supposons que toutes les combinaisons b des membres de G soient divisées de quelque façon que ce soit en a classes mutuellement exclusives Ci(i = 1, 2...a) de sorte que chaque combinaison b soit membre de une et seulement une Ci; si nous appliquons ensuite la théorie de sélection [telle qu'elle fut précédemment définie par Ramsden] G doit comprendre un nombre x de sous-classes telles que toutes les combinaisons b des membres de appartiennent au même Ci. L'une de ces sous-classes, que nous appellerons CG sera celle des mots en caractère gras situés en haut ou en bas des pages. Prenons d'abord le cas où a = 2174 (si a = 1, le problème présente peu d'intérêt et il est trivial si b = 1 [CG = a = G]). Nous pouvons aisément calculer la valeur moyenne de b dans notre cas par induction; prenons en conséquence b = 32, et déduisons qu'il n'existe plus que 2174 x 2 = 4348 possibilités pour notre démonstration, ceci du fait de l'existence dans notre exemple de deux sous-classes CG, à savoir CG(gauche) et CG(droite).

       Il ne nous est malheureusement pas possible (vu le peu d'espace qui nous a été octroyé) de suivre ici tous les détours des explications de Ramsden; nous rappellerons simplement (les lecteurs qui le voudront pourront se référer aux articles que Ramsden a publiés) que Ramsden s'étend sur plusieurs conséquences de son théorème, qu'il applique à l'exemple a = 2174. Dans l'ordre:
       

* La contagion des mélomanes.
* Les sélaciens faibles de Stawug et les possibilités de leur séquestre.
* La pratique de la probatique indéclinable.
* L'appel du colosse suffoquant dans le tépidarium.
   Et pour finir, la plus célèbre, la plus souvent citée (souvent sans mention aucune de son auteur):
* Les propriétés restringentes de la théologie sur les prêtresses estuariennes.

       Il est de mon devoir de préciser ici que de nombreux lexicographes de l'après-guerre ont récusé ce qu'ils appelaient l'application par trop simpliste du principe de Ramsden. La méthode qu'il avait choisie ne s'appliquait en effet pas dans tous les cas mais seulement aux substantifs, aux verbes, aux adjectifs et aux adverbes. Il avait été obligé de laisser de côté (pouvait-il, en 1930, faire autrement?) les mots grammaticaux. Je suis quant à moi persuadé qu'un élargissement de sa méthode à tout l'ensemble G, élargissement rendu possible à présent par l'utilisation des ordinateurs (que Ramsden, évidemment, ne connaissait pas!) nous montrerait que le théorème est valable dans tous les cas de figures. Il a aussi parfois été fait mention du caractère aléatoire de ses choix. Ceux-ci gardent néanmoins toute leur valeur, en symbiose avec les conséquences qui en ont résulté, conséquences que nous ne faisons que commencer à entrevoir aujourd'hui.

       Après cet exposé rapide du théorème de Ramsden, passons à un survol - nécessairement hâtif - de l'influence qu'il a eu sur la linguistique, l'écriture et la critique, une influence qui fut pourtant longtemps méconnue par le public, et même quelque fois par les spécialistes eux-mêmes; c'est seulement depuis le début des années quatre-vingt que le nom de Ramsden apparaît de temps en temps (trop rarement) dans les revues, aux côtés de certains qui l'avaient jusqu'à présent éclipsé.
       Ramsden n'eut qu'un seul disciple direct, un collaborateur enthousiaste des deux dernières années de sa vie et qui partagea avec lui la petite maison des bords de l'Escaut. Il s'agit de Georges Székesferérvàr qui - fâcheusement pour la France - retourna en Hongrie en 1931 pour y faire la carrière que l'on sait, publiant là-bas et aux Etats-Unis de nombreux ouvrages avec son collègue Paul Eger [5].
       La thèse principale de Székesferérvàr et Eger (en ce qui concerne leur travail sur la logique lexicographique) est une élaboration du théorème de Ramsden. Elle démontre que la sous-classe CG telle que l'a définie Ramsden a une influence sur le texte écrit, et partant sur la langue elle-même, une influence qui - d'après eux - n'a jamais été suffisamment appréciée ou comprise.
       Je renvoie ici le lecteur qui voudrait plus de précision à ma petite étude sur ce sujet [6]. Il me suffira d'ajouter qu'après un demi-siècle de travaux sur la fréquence de CG chez les auteurs hongrois (il existe aussi un petit opuscule de Eger sur Pouchkine), travaux que l'on poursuit toujours à l'Université de Szombathely, il est maintenant impossible de conserver des doutes sur la valeur du théorème de Ramsden. Il a d'ailleurs été reformulé en 1948 par les deux linguistes hongrois sous une forme plus moderne et élégante [7]:


Si K est un sous ensemble de (Brigandin, Briqueter), il est Ramsden.
Si K n'est pas un spirifer sphérique, il n'est pas Ramsden. (K étant compris entre 1 et 35 dans l'exemple donné.)

       Un autre exemple de reformulation, un peu plus long, mais tout aussi élégant et peut-être plus clair fut présenté lors du dernier colloque de Lexicologie Appliquée à Lyon, il est dû à l'équipe de Christian Charretoux:


Pour tout entier n plus petit que b, il existe un entier N = N(n), tel qu'un ensemble de N mots ne se talonnant pas sur une page contienne n mots formant une famille complexe (et opérante sur le signifié).

       Depuis cinq ou six ans, quelques thèses (et n'est-il pas étrange qu'elles soient toutes des thèses de sémiologie) ont continué à approfondir les travaux de Székesferérvàr et Eger. Trois titres suffiront à me faire comprendre.
       

* La notion de pouvoir, telle qu'elle peut être décelée dans l'utilisation des mots obscurs en littérature. Lyon, R. Dausse, 1985.
* L'exubérance du vocabulaire depuis l'invention des dictionnaires alphabétiques. Paris, C. Cairés, 1986
* Y a-t-il une relation quantifiable entre CG(G) et CG(D)? Besançon, collectif, 1987.

       Pour terminer, il ne me reste plus qu'à ajouter que nous n'avons toujours pas de biographie de Ramsden, qu'il est grand temps que quelqu'un réédite ses trois articles (introduction à une monographie de la lexicographie mathématique?) et qu'une statue du grand esprit ne déparerait pas cette bonne ville de Cambrai.

Cambrai, 1er mai/18 novembre 1986
Traduction: Bernard Hoepffner

Notes:

1. Mars 1927, Revue Oekoumène[>]

2. Décembre 1928, Ibid[>]

3. G.E. Moorsel: Half a Century with Words' Mysteries, Fable & Fable, Leeds 1959. [>]

4. In Simple contribution à une théorie de la taxonomie (op. cit.). [>]

5. Aucun de ces ouvrages n'a été traduit en français, mais les idées qui y sont développées peuvent facilement être retrouvées dans les revues lexicographiques anglaises et américaines (N. d. T..). [>]

6. Székesferérvàr et Eger: «La valeur de CG dans la littérature finno-hongroise»; Presses Cambrinoises, 1983. [>]

7. Ma traduction. [>]