De nombreux lecteurs, aux États-Unis, ainsi que dans
d'autres pays, sont fascinés par vos nouvelles et par vos
essais. Je crois me rappeler que George Steiner a écrit
que vous et William Gass étiez les écrivains américains
contemporains les plus importants. Comment vous situez-vous dans
la littérature - américaine et internationale?
Comme un styliste mineur
en prose.
Quelle différence faites-vous entre les écrivains
mineurs et majeurs?
Harold Bloom, l'essayiste
de Yale, a transformé majeur et mineur en fort et faible.
Ces qualificatifs ne devraient pas être appliqués
aux auteurs mais à chacune de leurs oeuvres. Un grand nombre
d'écrivains (Melville, par exemple) ont écrit des
oeuvres majeures, mais aussi des oeuvres mineures. Dans une oeuvre
majeure, l'art est poussé jusqu'à la perfection;
une oeuvre majeure est aussi le plus souvent innovatrice (Dante
et Shakespeare seraient nos meilleurs exemples). Et, ce qui est
encore plus important, le thème d'une oeuvre majeure doit
être universel et indépendant de toute époque.
«D'un intérêt inépuisable», a
dit Pound.
Chez les écrivains
mineurs, on peut trouver un certain charme, une exécution
sans faute et une sorte d'attrait excentrique. Thomas Love Peacock,
Colette, Simenon, Michael Gilbert - des gens très bien,
d'impeccables stylistes, mais, comparés à Tolstoï,
à Cervantes, à Balzac ou à Proust, mineurs.
Bien qu'ils soient de splendides écrivains, je mettrais
Poe et Borges parmi les mineurs. Ils sont limités. Jamais
un Martien ne pourrait comprendre la nature humaine à leur
seule lecture.
Je suis un écrivain
mineur parce que je n'apporte que de légers frissons,
des aperçus accessoires et parce que ce dont je traite
est périphérique. Peu de gens s'intéressent
à l'image qu'un voyageur pouvait avoir de l'antiquité
grecque tardive («Les Antiquités d'Élis»)
ou à l'image que Kafka avait des aéroplanes.
N'est-ce pas aussi parce que vous écrivez en général
des textes très courts et que vous n'avez jamais écrit
de roman?
Je ne suis pas un romancier,
Paul Klee n'était pas un muraliste. Mon ambition est d'écrire
le moins possible, dans un espace aussi limité que possible.
Mes paragraphes discrets
sont là pour obliger le lecteur à lire. Il
suffit le plus souvent, pour lire des récits en prose,
de faire courir son regard en diagonale. Mais lorsque j'ai passé
une heure à élaborer une phrase, je souhaiterais
que le lecteur s'y attarde. J'espère qu'une trame
de symboles et de thèmes parcourt tous mes récits.
Disons qu'il existe des lecteurs pour qui vous n'êtes pas
«mineur» (d'ailleurs Michael Hamburger explique que,
dans l'histoire de la littérature, les écrivains
«mineurs» sont aussi importants que les écrivains
«majeurs»). Qui voyez-vous, comme écrivain
«majeur» dans un contexte proche du vôtre.
Les écrivains
majeurs dans l'ombre desquels poussent mes champignons sont Ossip
Mandelstam, Donald Barthelme, Robert Walser et Walter Savage Landor.
Vous avez écrit une thèse sur Ezra Pound et
je suppose que vous avez étudié la littérature
classique et moderne; comment se fait-il que vos premières
oeuvres publiées (corrigez-moi si je me trompe) soient
des illustrations? Comment partagez-vous votre temps entre la
peinture, le dessin et l'écriture?
J'ai écrit une
première thèse, à Oxford, sur Ulysse;
la deuxième, sur Pound, à Harvard. Je ne sais pas
bien si ma première publication était du dessin
ou un texte, ni où commence officiellement la bibliographie.
À douze ans, j'ai publié un quotidien, ronéotypé,
The Franklin Street News (Anderson, Caroline du Sud). Il
s'agissait de relations de visites et d'avis de naissance, de
portées de chatons et de chiots. Au lycée (vers
douze, treize ans) j'écrivais et dessinais pour le quotidien
du coin, dont une série d'esquisses de vieilles maisons,
avec leur histoire.
J'ai suivi des cours
de dessin et de peinture pendant que j'étais au lycée
d'Anderson (des cours privés. Clarence Brown, biographe
et traducteur américain d'Ossip Mandelstam, suivait aussi
ces cours. Nous sommes toujours de grands amis; aujourd'hui il
est professeur de littérature comparée et de langues
slaves à Princeton).
J'ai cru comprendre que vous n'envoyez jamais vos livres
aux éditeurs mais que vous attendez que les éditeurs
viennent vous chercher. Comment votre premier livre a-t-il été
publié?
Mon premier livre, The
Intelligence of Louis Agassiz, m'a été commandé
par Beacon Press, Boston. J'ai envoyé le manuscrit de Tatlin!
à Scribner's quand ils m'ont demandé un livre sur
l'érotisme dans la poésie grecque. Le seul livre
pour lequel j'ai jamais cherché un éditeur était
La Bicyclette de Léonard. Scribner's l'a refusé,
étant donné que Tatlin! s'était très
mal vendu (le livre avait pourtant eu droit à davantage
d'articles qu'aucun autre livre publié par Scribner's depuis
dix ans). Tandis qu'il était en lecture chez Knopf et Atheneum,
il a été accepté les yeux fermés par
Johns Hopkins et publié dans la collection Fiction and
Poetry.
Pourrions-nous avoir quelques détails sur vos rencontres
avec Pound et Zukofsky?
J'ai rencontré
Pound en 1952 à St Elizabeths (pas d'apostrophe) Hospital
for the Criminally Insane. Le English Institute m'avait demandé
un article sur Pound et Frobenius et je lui avais écrit
pour lui demander quelques précisions. Il m'a invité
à venir le voir. Ce que j'ai fait. Je lui ai rendu visite,
une ou deux fois par an, jusqu'à sa libération.
Je suis allé le voir à Rapallo en 1963 (comme je
l'ai raconté dans la nouvelle «Ithaka» du recueil
La Bicyclette de Léonard).
Louis et Celia Zukofsky
sont restés une semaine à Lexington en 1964, pour
participer à un séminaire. J'étais modérateur.
Louis et moi avons ensuite correspondu jusqu'à la fin de
sa vie.
Avez-vous aussi connu David Bunting?
Je ne l'ai jamais rencontré.
Que pensez-vous de lui comme poète? Comme poète
anglais (car il me semble que Bunting et David Jones - ainsi que
Thom Gunn, mais je crois qu'il vit aux États-Unis - sont
les rares poètes britanniques intéressants des quarante
dernières années - mais je ne suis pas un spécialiste).
J'admire Bunting, mais
je n'ai jamais bien compris ce dont il parlait. David Jones est
un très grand poète. Thom Gunn est un très
bon poète. Ses innovations viennent de la tradition et
pas de nulle part.
Quelle est l'importance des contraintes (s'il y en a) dans
votre écriture; je pense ici tout particulièrement
à un texte comme «On Some Lines of Virgil»
(Eclogues), où les paragraphes ont une longueur précise?
Faites-vous usage des contraintes inventées par la poésie
lorsque vous écrivez de la prose (votre écriture
est parfois d'une densité qui rejoint celle de la poésie)?
Le mot contrainte
n'est pas vraiment adéquat. Un style a certaines règles.
J'ai fait usage de paragraphes isométriques comme d'un
outil formel tout à fait semblable au paragraphe lui-même.
Les récits en prose possèdent leurs unités
(chapitre, parties de dialogue). L'architecture est sans doute
responsable de tout cela - «stanza» (strophe)
signifie «pièce, chambre». Chacun de mes textes
possède une architecture, un rythme de récit qui
lui sont propres.
Par «contrainte»,
vous voulez dire règles, ordre, techniques formelles. Comme
dans «O Gadjo Niglo» (A Table of Green Fields),
où il n'y a pas de virgule. La prose en blocs de «Apples
and Pears» et du «Tombeau de Charles Fourier»(La
Bicyclette de Léonard). Le dialogue décasyllabique
de «We Often Think of Lenin...» (The Jules Verne
Steam Balloon), les sections munies d'un numéro et
d'un titre.
Hormis les contraintes
d'ordre formel, avez-vous d'autres contraintes telles que état
d'esprit, siège, couleur de crayon, marque de machine à
écrire, orientation de la table, etc.?
Je ne suis pas superstitieux
quant à l'acte d'écriture.
Pourriez-vous développer l'expression «fiction
nécessaire», que vous avez utilisée pour décrire
vos récits; cherchez-vous toujours à trouver la
prose la plus concentrée (pour reprendre une formule de
William S. Wilson.)
«Fiction nécessaire»
signifie simplement que lorsque j'écris sur un personnage
historique (Vladimir Tatlin, Kafka, Walser, Pausanias, C. Musonius
Rufus) je fournis certains éléments, le temps qu'il
fait, les pièces, les samovars, la poussière grecque,
les serveurs italiens, et ainsi de suite, toutes ces choses que
les sources historiques laissent de côté. Cela ne
veut PAS dire que je donne un compte rendu fictionnel.
La prose: nous écrivons,
ou bien nous sommes écrits. (Le grand thème de Barthes:
nos phrases existent avec tant d'intensité qu'un auteur
ne fait que les arranger.)
J'approche l'écriture
avec le sentiment que mes mots doivent être choisis et disposés
avec la plus grande attention, car nous vivons dans un monde de
mots malmenés qui ont perdu leur sens. Je crois qu'on pourrait
dire que j'écris afin d'utiliser les mots à ma façon,
pour obtenir certains effets, plutôt que dans un but programmé
(psychologie, drame, politique, thématique).
Ce sur quoi j'écris
est donc plus ou moins gratuit. J'ai suffisamment le sens de l'anecdote
pour créer un récit. Mais le récit est la
scène.
L'usage premier des
mots est la création d'images: mon écriture est
du dessin.
Gerard Manley Hopkins a dit que si on lui accordait une vie suffisamment
longue il parviendrait à utiliser tous les mots de la langue
anglaise dans un poème. Les bons écrivains
peuvent donner aux mots le sens qu'ils désirent. Henry
James, par exemple, travaille avec les tons (et les harmoniques)
de mots ordinaires, en les contrôlant par des expressions
idiomatiques. Son style est entièrement idiomatique, tout
comme celui de Hawthorne.
Je ne pourrai jamais
écrire de roman: j'aurais utilisé tous les mots
que je voudrais employer avant le chapitre 3, et je ne pourrais
plus continuer.
Vous avez dit que vous aviez écrit deux thèses,
l'une sur Ulysse, l'autre sur Ezra Pound, vous n'avez pas parlé
de la littérature grecque. Lorsque je vous ai présenté
pour la première fois aux lecteurs de La Main de Singe,
j'ai parlé d'Héraclite et de Diogène, de
Sappho, d'Hérondas et de quelques autres; vous préparez
en ce moment une édition complète de vos traductions.
Que représentent pour vous ces écrivains, ces penseurs,
l'époque où ils ont vécu; et aussi les Pays-Bas
et la Scandinavie, Charles Fourier, et d'autres thèmes
encore, l'aviation, par exemple, qu'on voit surgir dans toute
votre oeuvre? Ou suis-je tout simplement en train de dire que,
comme dans la nouvelle de Borges, après une vie occupée
à décrire des montagnes, des chevaux, etc. l'artiste
s'aperçoit qu'il n'a fait que dessiner les lignes de son
propre visage?
Le Praesokratique. J'aime l'archaïque, l'aube des choses,
avant qu'elles ne soient trahies par la boue en aval. Pratiquement
tout ce qui naît est porteur d'espoir. La grande entreprise
de Confucius et de Mencius a été de découvrir
et d'annoter une moralité bien antérieure à
eux. J'aime Fourier, et les Hollandais, et les Scandinaves parce
qu'ils sont de courageux critiques de la civilisation. La civilisation
peut disparaître en dix minutes, comme en Allemagne.
Dans la mesure où
l'écriture est un élément essentiel de la
civilisation, j'aimerais comprendre comment l'écriture
agit en corrélation avec d'autres éléments
de la civilisation.
Mais comme tout cela
est lugubre et pompeux!
Autoportraits: Hugh
Kenner m'a un jour fait remarquer que Robert Walser en était
un. Majordome = professeur.
Quelles sont les raisons qui vous dictent le choix d'un
personnage historique? Pourquoi Tatlin?
J'ai choisi Tatlin parce
qu'on savait très peu de choses sur lui et parce qu'il
me paraissait être la victime archétypale d'un régime
autoritaire. Cela me permettait aussi d'utiliser une technique
formelle russe parallèle pour mon écriture (Chklovski,
Mandelstam comme modèles).
Pourquoi Walser?
Walser est un Tatlin en prose.
Quels sont les liens entre vos lectures et votre écriture?
Mes lectures sont, je
pense, ma principale source de matériaux. Pratiquement
tous mes récits ont un ancêtre textuel, mais pas
uniquement. «On Some Lines...» (Eclogues) vient
de Montaigne (après traduction en action de ses exemples
grecs et latins de sexualité) + Bordes + une visite à
Bordeaux + Tati + une sculpture française d'un garçon
sans jambes dans une chaise roulante Beckettienne que j'ai vue
au Musée de la Ville de Paris + des inventions (l'oncle
dans le mur), et ainsi de suite.
Une autre question que j'aimerais vous poser se rapporte
à l'utilisation de l'oeil; ou à l'attitude anglo-saxonne,
très nette chez C.M. Doughty, W. Howells, W. Whitman, E.
Bishop, L. Zukofsky, W.C. Williams, R. Johnson, chez vous et chez
tant d'autres, qui propose une description précise de ce
qui est ou était, permettant au lecteur de réagir
comme l'avait fait l'écrivain, ou comme ce dernier avait
voulu que le lecteur réagisse; une attitude fort différente
de celle des Français, par exemple, (je connais les dangers
des généralisations), qui semblent d'abord chercher
une théorie préalable et qui ensuite l'appliquent.
En bref, induction et déduction. À l'exception de
quelques écrivains comme Fabre, les Français ne
paraissent pas avoir beaucoup d'écrivains capables simplement
de décrire. Que pensez-vous de toutes ces idées
un peu vagues?
L'oeil. Ce qui se transforme
en images. Ici je me sens autant guidé par le cinéma
et la peinture que par les textes. Max Ernst et Tchelitchew sont
mes guides constants. «O Gadjo Niglo» est un film
de Bergman.
Les boîtes de
Joseph Cornell.
Balthus.
«Christ Preaching...»
(Eclogues) est une peinture de Stanley Spencer composée
d'un collage d'éléments: Dufy, Mallarmé,
et d'autres choses. (Dans tous les récits d'Eclogues,
on trouve un berger, et dans ce récit Il est invisible,
à l'exception de ses contours déguisés et
de la théologie spencérienne, toutefois le récit
s'achève par un baptême.)
Les images de hordes
et de bandes chez Fourier (que Proust s'est déjà
appropriées) m'apparaissent comme un des summums de la
poésie dans l'écriture française du dix-neuvième
siècle. De même pour ses fabrications verbales. Sa
psychologie était extraordinairement prophétique.
À ses préoccupations, j'ai dû ajouter Coubertin
(le jeu en tant que sport: Fourier pensait que le jeu serait absorbé
dans le travail) et la machine (il a «inventé»
la locomotive à vapeur, mais n'avait aucune notion de l'avion,
il n'a pas non plus pris en compte la montgolfière).
L'art de la description
dans la littérature de langue anglaise doit beaucoup à
Flaubert (au travers de Joyce et de Pound). Gautier, RIMBAUD.
(La collecte des phrases de Rimbaud dans ma prose pourrait faire
l'objet d'une récolte non négligeable pour les universitaires
qui n'ont rien d'autre à faire.)
Il y a un poème
(«Mosella») d'Ausonius, traduit en prose, imbriqué
dans «Wo es war...» (The Drummer of the Eleventh
North Devonshire Fusiliers). De la même façon
un poème de Rimbaud dans «On Some Lines...».
Des petits bouts de Cocteau par-ci par-là.
Rien de tout cela ne
répond vraiment à votre question, car un art ne
peut avoir plus de valeur que l'esprit de l'artiste. Il n'y a
en fin de compte pas de texte, seulement un auteur (Bon jour,
M. Derrida!). Les quatre évangiles sont logiquement et
même grammaticalement incohérents, mais leur esprit
transparaît avec beaucoup d'éclat. Les Français
ont la chance d'avoir le mot esprit, où sont réunis
intelligence, wit, et spiritus. Nous avons abandonné
le vieux mot anglais ghost (sauf dans Holy ghost
- Saint Esprit), lequel, comme Geist, aurait pu nous être
utile. Une oeuvre d'art est vivante. C'est bien cela que veut
dire art. De la matière inerte (peinture, mots,
pierre) devenue cinétique.
Celui qui donne ne peut
jamais connaître la valeur de ce qu'il donne pour celui
qui reçoit. Ce qui explique pourquoi il est impossible
à celui qui donne d'évaluer, ou de faire des commentaires,
sur le don. L'écrivain ne peut pas, littéralement,
savoir ce qu'il a écrit, tout comme dans un couple
d'amis, aucun des deux ne peut savoir ce que signifie son amitié
pour l'autre.
Un lecteur complète
une oeuvre d'art. Celle-ci est quelque chose «entre deux
eaux», un médium.
Pourquoi, à votre avis, les Français sont-ils
tellement réticents face à votre écriture?
J'ai toujours eu des doutes quant aux Français et à
leur volonté de lire mes pages. Mon innocence américaine
ne peut être réfractée au travers du prisme
gallique.
Traduit par B.H.