Pleasant Hill
Interview de Guy Davenport par B. Hoepffner


    Par un bel après-midi d'été, il faut accepter de suspendre provisoirement son incrédulité - d'ailleurs, le temps a suspendu son vol.
     Guy Davenport, debout sur l'appontement, n'est pas difficile à reconnaître pour ceux qui connaissent les photographies de Ralph Eugene Meatyard tandis que, pour ceux qui ne les auraient jamais vues, des mesures ont été prises: quelques bribes de la musique de Santa Ana's Retreat from Buena Vista, jouée par une fanfare, traînent dans l'air et la mélodie, interprétée par un cornet, devient plus perceptible à mesure que l'on s'approche de l'homme qui se tient là, sur les planches de la plate-forme.
     En compagnie de quarante autres personnes, il s'apprête à monter sur la Dixie Belle pour une croisière de deux heures dans la Kentucky River Gorge. Le «vapeur» (cette pâle imitation d'un bateau à aubes) rejoint Pleasant Hill, le village des Shaker.
     La Dixie Belle quitta l'embarcadère à quinze heures précises, si lentement que nous eûmes l'impression de flotter en silence le long du quai, où, muets sous leurs ombrelles, se tenaient des messieurs en redingote Prince Albert, des dames en capeline, le mouchoir posé sur les lèvres. Un orphéon jouait Standford, en la.
     Guy Davenport! Et je savais qu'il était à bord! Il y avait des questions à poser, des choses à voir et de la musique à entendre. Le vapeur avait quitté la rive et prenait de la vitesse; des haut-parleurs expliquaient où nous étions, où nous allions et nous décriraient les sites intéressants au fur et à mesure. Guy Davenport avait pris place sur le pont supérieur, s'était assis sur un banc, adossé une table; je nous présentai, Catherine et moi; il nous présenta Bonnie Jean, son amie, assise à sa droite.

De nombreux lecteurs, aux États-Unis, ainsi que dans d'autres pays, sont fascinés par vos nouvelles et par vos essais. Je crois me rappeler que George Steiner a écrit que vous et William Gass étiez les écrivains américains contemporains les plus importants. Comment vous situez-vous dans la littérature - américaine et internationale?
       Comme un styliste mineur en prose.

Quelle différence faites-vous entre les écrivains mineurs et majeurs?
       Harold Bloom, l'essayiste de Yale, a transformé majeur et mineur en fort et faible. Ces qualificatifs ne devraient pas être appliqués aux auteurs mais à chacune de leurs oeuvres. Un grand nombre d'écrivains (Melville, par exemple) ont écrit des oeuvres majeures, mais aussi des oeuvres mineures. Dans une oeuvre majeure, l'art est poussé jusqu'à la perfection; une oeuvre majeure est aussi le plus souvent innovatrice (Dante et Shakespeare seraient nos meilleurs exemples). Et, ce qui est encore plus important, le thème d'une oeuvre majeure doit être universel et indépendant de toute époque. «D'un intérêt inépuisable», a dit Pound.
       Chez les écrivains mineurs, on peut trouver un certain charme, une exécution sans faute et une sorte d'attrait excentrique. Thomas Love Peacock, Colette, Simenon, Michael Gilbert - des gens très bien, d'impeccables stylistes, mais, comparés à Tolstoï, à Cervantes, à Balzac ou à Proust, mineurs. Bien qu'ils soient de splendides écrivains, je mettrais Poe et Borges parmi les mineurs. Ils sont limités. Jamais un Martien ne pourrait comprendre la nature humaine à leur seule lecture.
       Je suis un écrivain mineur parce que je n'apporte que de légers frissons, des aperçus accessoires et parce que ce dont je traite est périphérique. Peu de gens s'intéressent à l'image qu'un voyageur pouvait avoir de l'antiquité grecque tardive («Les Antiquités d'Élis») ou à l'image que Kafka avait des aéroplanes.

N'est-ce pas aussi parce que vous écrivez en général des textes très courts et que vous n'avez jamais écrit de roman?
       Je ne suis pas un romancier, Paul Klee n'était pas un muraliste. Mon ambition est d'écrire le moins possible, dans un espace aussi limité que possible.
       Mes paragraphes discrets sont là pour obliger le lecteur à lire. Il suffit le plus souvent, pour lire des récits en prose, de faire courir son regard en diagonale. Mais lorsque j'ai passé une heure à élaborer une phrase, je souhaiterais que le lecteur s'y attarde. J'espère qu'une trame de symboles et de thèmes parcourt tous mes récits.
Disons qu'il existe des lecteurs pour qui vous n'êtes pas «mineur» (d'ailleurs Michael Hamburger explique que, dans l'histoire de la littérature, les écrivains «mineurs» sont aussi importants que les écrivains «majeurs»). Qui voyez-vous, comme écrivain «majeur» dans un contexte proche du vôtre.
       Les écrivains majeurs dans l'ombre desquels poussent mes champignons sont Ossip Mandelstam, Donald Barthelme, Robert Walser et Walter Savage Landor.

     Le capitaine de la Dixie Belle, un pied sur le tableau de bord, une main serrant un microphone et l'autre sur le timon du gouvernail, décrivait la flore et la faune visibles depuis le bateau. Catherine annonça avoir vu un serpent se glisser dans l'eau; Guy Davenport lui demanda comment, après deux jours seulement dans le Kentucky, elle était parvenue à se procurer du whisky de bouilleur de cru. Il nous fit alors remarquer les buissons d'immortelles de Virginie et de chélidoine qui poussaient juste au-dessus du niveau de l'eau: «La chélidoine, ou Grande Éclaire, donne un suc laiteux, jaunâtre, très âcre, qui est rangé parmi les poisons. La chélidoine cueillie dans un terrain sec et sur les vieilles murailles est beaucoup plus active que celle qui pousse dans les lieux humides et ombragés, comme ici, par exemple. La racine de cette plante coupée en morceaux, infusée ensuite dans un fort vinaigre avec du sel, fournit un bon remède pour bassiner les dartres. On fait usage de son suc pour détruire les verrues, poireaux et autres durillons.»

Vous avez écrit une thèse sur Ezra Pound et je suppose que vous avez étudié la littérature classique et moderne; comment se fait-il que vos premières oeuvres publiées (corrigez-moi si je me trompe) soient des illustrations? Comment partagez-vous votre temps entre la peinture, le dessin et l'écriture?
       J'ai écrit une première thèse, à Oxford, sur Ulysse; la deuxième, sur Pound, à Harvard. Je ne sais pas bien si ma première publication était du dessin ou un texte, ni où commence officiellement la bibliographie. À douze ans, j'ai publié un quotidien, ronéotypé, The Franklin Street News (Anderson, Caroline du Sud). Il s'agissait de relations de visites et d'avis de naissance, de portées de chatons et de chiots. Au lycée (vers douze, treize ans) j'écrivais et dessinais pour le quotidien du coin, dont une série d'esquisses de vieilles maisons, avec leur histoire.
       J'ai suivi des cours de dessin et de peinture pendant que j'étais au lycée d'Anderson (des cours privés. Clarence Brown, biographe et traducteur américain d'Ossip Mandelstam, suivait aussi ces cours. Nous sommes toujours de grands amis; aujourd'hui il est professeur de littérature comparée et de langues slaves à Princeton).

J'ai cru comprendre que vous n'envoyez jamais vos livres aux éditeurs mais que vous attendez que les éditeurs viennent vous chercher. Comment votre premier livre a-t-il été publié?
       Mon premier livre, The Intelligence of Louis Agassiz, m'a été commandé par Beacon Press, Boston. J'ai envoyé le manuscrit de Tatlin! à Scribner's quand ils m'ont demandé un livre sur l'érotisme dans la poésie grecque. Le seul livre pour lequel j'ai jamais cherché un éditeur était La Bicyclette de Léonard. Scribner's l'a refusé, étant donné que Tatlin! s'était très mal vendu (le livre avait pourtant eu droit à davantage d'articles qu'aucun autre livre publié par Scribner's depuis dix ans). Tandis qu'il était en lecture chez Knopf et Atheneum, il a été accepté les yeux fermés par Johns Hopkins et publié dans la collection Fiction and Poetry.

Pourrions-nous avoir quelques détails sur vos rencontres avec Pound et Zukofsky?
       J'ai rencontré Pound en 1952 à St Elizabeths (pas d'apostrophe) Hospital for the Criminally Insane. Le English Institute m'avait demandé un article sur Pound et Frobenius et je lui avais écrit pour lui demander quelques précisions. Il m'a invité à venir le voir. Ce que j'ai fait. Je lui ai rendu visite, une ou deux fois par an, jusqu'à sa libération. Je suis allé le voir à Rapallo en 1963 (comme je l'ai raconté dans la nouvelle «Ithaka» du recueil La Bicyclette de Léonard).
       Louis et Celia Zukofsky sont restés une semaine à Lexington en 1964, pour participer à un séminaire. J'étais modérateur. Louis et moi avons ensuite correspondu jusqu'à la fin de sa vie.

Avez-vous aussi connu David Bunting?
       Je ne l'ai jamais rencontré.

Que pensez-vous de lui comme poète? Comme poète anglais (car il me semble que Bunting et David Jones - ainsi que Thom Gunn, mais je crois qu'il vit aux États-Unis - sont les rares poètes britanniques intéressants des quarante dernières années - mais je ne suis pas un spécialiste).
       J'admire Bunting, mais je n'ai jamais bien compris ce dont il parlait. David Jones est un très grand poète. Thom Gunn est un très bon poète. Ses innovations viennent de la tradition et pas de nulle part.

     L'attention des passagers fut attirée sur un pont en treillis métallique qui enjambait la rivière devant la Dixie Belle, la voix dans les haut-parleurs expliqua qu'on venait de le repeindre et que les lambeaux de tissu qui pendaient étaient les restes de la toile dont on l'avait drapé pour éviter de polluer la rivière. Lorsque nous fûmes sous le pont, un fracas épouvantable retentit et, une fois de l'autre côté, en tournant la tête, nous vîmes une douzaine de Peaux-Rouges galopant à bride abattue, les sabots de leurs mustangs martelant les planches du pont. «Black Fish et ses braves, et le renégat, Simon Girty», annonça le capitaine, «et maintenant, oui, ils arrivent... toujours à l'heure...» Un détachement de cavaliers en uniforme apparut, un clairon sonna, quelques coups de feu claquèrent et un des Shawnee s'envola par-dessus le parapet, fit une chute de cinquante mètres et s'écrasa dans l'eau.


Quelle est l'importance des contraintes (s'il y en a) dans votre écriture; je pense ici tout particulièrement à un texte comme «On Some Lines of Virgil» (Eclogues), où les paragraphes ont une longueur précise? Faites-vous usage des contraintes inventées par la poésie lorsque vous écrivez de la prose (votre écriture est parfois d'une densité qui rejoint celle de la poésie)?
       Le mot contrainte n'est pas vraiment adéquat. Un style a certaines règles. J'ai fait usage de paragraphes isométriques comme d'un outil formel tout à fait semblable au paragraphe lui-même. Les récits en prose possèdent leurs unités (chapitre, parties de dialogue). L'architecture est sans doute responsable de tout cela - «stanza» (strophe) signifie «pièce, chambre». Chacun de mes textes possède une architecture, un rythme de récit qui lui sont propres.
       Par «contrainte», vous voulez dire règles, ordre, techniques formelles. Comme dans «O Gadjo Niglo» (A Table of Green Fields), où il n'y a pas de virgule. La prose en blocs de «Apples and Pears» et du «Tombeau de Charles Fourier»(La Bicyclette de Léonard). Le dialogue décasyllabique de «We Often Think of Lenin...» (The Jules Verne Steam Balloon), les sections munies d'un numéro et d'un titre.
       Hormis les contraintes d'ordre formel, avez-vous d'autres contraintes telles que état d'esprit, siège, couleur de crayon, marque de machine à écrire, orientation de la table, etc.?
       Je ne suis pas superstitieux quant à l'acte d'écriture.

Pourriez-vous développer l'expression «fiction nécessaire», que vous avez utilisée pour décrire vos récits; cherchez-vous toujours à trouver la prose la plus concentrée (pour reprendre une formule de William S. Wilson.)
       «Fiction nécessaire» signifie simplement que lorsque j'écris sur un personnage historique (Vladimir Tatlin, Kafka, Walser, Pausanias, C. Musonius Rufus) je fournis certains éléments, le temps qu'il fait, les pièces, les samovars, la poussière grecque, les serveurs italiens, et ainsi de suite, toutes ces choses que les sources historiques laissent de côté. Cela ne veut PAS dire que je donne un compte rendu fictionnel.
       La prose: nous écrivons, ou bien nous sommes écrits. (Le grand thème de Barthes: nos phrases existent avec tant d'intensité qu'un auteur ne fait que les arranger.)
       J'approche l'écriture avec le sentiment que mes mots doivent être choisis et disposés avec la plus grande attention, car nous vivons dans un monde de mots malmenés qui ont perdu leur sens. Je crois qu'on pourrait dire que j'écris afin d'utiliser les mots à ma façon, pour obtenir certains effets, plutôt que dans un but programmé (psychologie, drame, politique, thématique).
       Ce sur quoi j'écris est donc plus ou moins gratuit. J'ai suffisamment le sens de l'anecdote pour créer un récit. Mais le récit est la scène.
       L'usage premier des mots est la création d'images: mon écriture est du dessin.
Gerard Manley Hopkins a dit que si on lui accordait une vie suffisamment longue il parviendrait à utiliser tous les mots de la langue anglaise dans un poème. Les bons écrivains peuvent donner aux mots le sens qu'ils désirent. Henry James, par exemple, travaille avec les tons (et les harmoniques) de mots ordinaires, en les contrôlant par des expressions idiomatiques. Son style est entièrement idiomatique, tout comme celui de Hawthorne.
       Je ne pourrai jamais écrire de roman: j'aurais utilisé tous les mots que je voudrais employer avant le chapitre 3, et je ne pourrais plus continuer.

Vous avez dit que vous aviez écrit deux thèses, l'une sur Ulysse, l'autre sur Ezra Pound, vous n'avez pas parlé de la littérature grecque. Lorsque je vous ai présenté pour la première fois aux lecteurs de La Main de Singe, j'ai parlé d'Héraclite et de Diogène, de Sappho, d'Hérondas et de quelques autres; vous préparez en ce moment une édition complète de vos traductions. Que représentent pour vous ces écrivains, ces penseurs, l'époque où ils ont vécu; et aussi les Pays-Bas et la Scandinavie, Charles Fourier, et d'autres thèmes encore, l'aviation, par exemple, qu'on voit surgir dans toute votre oeuvre? Ou suis-je tout simplement en train de dire que, comme dans la nouvelle de Borges, après une vie occupée à décrire des montagnes, des chevaux, etc. l'artiste s'aperçoit qu'il n'a fait que dessiner les lignes de son propre visage?
Le Praesokratique. J'aime l'archaïque, l'aube des choses, avant qu'elles ne soient trahies par la boue en aval. Pratiquement tout ce qui naît est porteur d'espoir. La grande entreprise de Confucius et de Mencius a été de découvrir et d'annoter une moralité bien antérieure à eux. J'aime Fourier, et les Hollandais, et les Scandinaves parce qu'ils sont de courageux critiques de la civilisation. La civilisation peut disparaître en dix minutes, comme en Allemagne.
       Dans la mesure où l'écriture est un élément essentiel de la civilisation, j'aimerais comprendre comment l'écriture agit en corrélation avec d'autres éléments de la civilisation.
       Mais comme tout cela est lugubre et pompeux!
       Autoportraits: Hugh Kenner m'a un jour fait remarquer que Robert Walser en était un. Majordome = professeur.

Quelles sont les raisons qui vous dictent le choix d'un personnage historique? Pourquoi Tatlin?
       J'ai choisi Tatlin parce qu'on savait très peu de choses sur lui et parce qu'il me paraissait être la victime archétypale d'un régime autoritaire. Cela me permettait aussi d'utiliser une technique formelle russe parallèle pour mon écriture (Chklovski, Mandelstam comme modèles).

Pourquoi Walser?
Walser est un Tatlin en prose.

     À l'autre extrémité du bateau, un homme à la barbe pointue se leva de son banc, prit dix pièces de cinq dollars dans sa poche, se baissa et les disposa en cercle autour de lui, l'une après l'autre; l'homme à qui il s'adressa alors, et qui était resté assis, ressemblait beaucoup à Maxime Gorki: «Je me représente la Place Rouge de la capitale: des centaines de libellules d'acier survolent les colonnes en marche. Très bas, très très bas, passent des dirigeables, rêve de ma jeunesse, concrétisation de mes ambitions les plus ardentes et, peut-être, fruits de mes travaux. Il n'y a pas suffisamment de place dans le ciel pour tous les oiseaux d'acier, et tout cela est devenu possible seulement maintenant, quand notre Parti et notre gouvernement, tout notre peuple laborieux, chaque travailleur de notre patrie soviétique oeuvrent à la concrétisation de la plus audacieuse idée de l'homme, la conquête des hauteurs au-delà des nuages.»
     «C'était Constantin Tsiolkovsky, l'inventeur de la fusée, l'homme qui a déclaré: 'Ce qui est impossible aujourd'hui sera possible demain'», annonça Bonnie Jean à Catherine lorsque les deux hommes furent descendus sur le pont inférieur.

Quels sont les liens entre vos lectures et votre écriture?
       Mes lectures sont, je pense, ma principale source de matériaux. Pratiquement tous mes récits ont un ancêtre textuel, mais pas uniquement. «On Some Lines...» (Eclogues) vient de Montaigne (après traduction en action de ses exemples grecs et latins de sexualité) + Bordes + une visite à Bordeaux + Tati + une sculpture française d'un garçon sans jambes dans une chaise roulante Beckettienne que j'ai vue au Musée de la Ville de Paris + des inventions (l'oncle dans le mur), et ainsi de suite.

Une autre question que j'aimerais vous poser se rapporte à l'utilisation de l'oeil; ou à l'attitude anglo-saxonne, très nette chez C.M. Doughty, W. Howells, W. Whitman, E. Bishop, L. Zukofsky, W.C. Williams, R. Johnson, chez vous et chez tant d'autres, qui propose une description précise de ce qui est ou était, permettant au lecteur de réagir comme l'avait fait l'écrivain, ou comme ce dernier avait voulu que le lecteur réagisse; une attitude fort différente de celle des Français, par exemple, (je connais les dangers des généralisations), qui semblent d'abord chercher une théorie préalable et qui ensuite l'appliquent. En bref, induction et déduction. À l'exception de quelques écrivains comme Fabre, les Français ne paraissent pas avoir beaucoup d'écrivains capables simplement de décrire. Que pensez-vous de toutes ces idées un peu vagues?
       L'oeil. Ce qui se transforme en images. Ici je me sens autant guidé par le cinéma et la peinture que par les textes. Max Ernst et Tchelitchew sont mes guides constants. «O Gadjo Niglo» est un film de Bergman.
       Les boîtes de Joseph Cornell.
       Balthus.
       «Christ Preaching...» (Eclogues) est une peinture de Stanley Spencer composée d'un collage d'éléments: Dufy, Mallarmé, et d'autres choses. (Dans tous les récits d'Eclogues, on trouve un berger, et dans ce récit Il est invisible, à l'exception de ses contours déguisés et de la théologie spencérienne, toutefois le récit s'achève par un baptême.)
       Les images de hordes et de bandes chez Fourier (que Proust s'est déjà appropriées) m'apparaissent comme un des summums de la poésie dans l'écriture française du dix-neuvième siècle. De même pour ses fabrications verbales. Sa psychologie était extraordinairement prophétique. À ses préoccupations, j'ai dû ajouter Coubertin (le jeu en tant que sport: Fourier pensait que le jeu serait absorbé dans le travail) et la machine (il a «inventé» la locomotive à vapeur, mais n'avait aucune notion de l'avion, il n'a pas non plus pris en compte la montgolfière).
       L'art de la description dans la littérature de langue anglaise doit beaucoup à Flaubert (au travers de Joyce et de Pound). Gautier, RIMBAUD. (La collecte des phrases de Rimbaud dans ma prose pourrait faire l'objet d'une récolte non négligeable pour les universitaires qui n'ont rien d'autre à faire.)
       Il y a un poème («Mosella») d'Ausonius, traduit en prose, imbriqué dans «Wo es war...» (The Drummer of the Eleventh North Devonshire Fusiliers). De la même façon un poème de Rimbaud dans «On Some Lines...». Des petits bouts de Cocteau par-ci par-là.
       Rien de tout cela ne répond vraiment à votre question, car un art ne peut avoir plus de valeur que l'esprit de l'artiste. Il n'y a en fin de compte pas de texte, seulement un auteur (Bon jour, M. Derrida!). Les quatre évangiles sont logiquement et même grammaticalement incohérents, mais leur esprit transparaît avec beaucoup d'éclat. Les Français ont la chance d'avoir le mot esprit, où sont réunis intelligence, wit, et spiritus. Nous avons abandonné le vieux mot anglais ghost (sauf dans Holy ghost - Saint Esprit), lequel, comme Geist, aurait pu nous être utile. Une oeuvre d'art est vivante. C'est bien cela que veut dire art. De la matière inerte (peinture, mots, pierre) devenue cinétique.
       Celui qui donne ne peut jamais connaître la valeur de ce qu'il donne pour celui qui reçoit. Ce qui explique pourquoi il est impossible à celui qui donne d'évaluer, ou de faire des commentaires, sur le don. L'écrivain ne peut pas, littéralement, savoir ce qu'il a écrit, tout comme dans un couple d'amis, aucun des deux ne peut savoir ce que signifie son amitié pour l'autre.
       Un lecteur complète une oeuvre d'art. Celle-ci est quelque chose «entre deux eaux», un médium.

Pourquoi, à votre avis, les Français sont-ils tellement réticents face à votre écriture?
J'ai toujours eu des doutes quant aux Français et à leur volonté de lire mes pages. Mon innocence américaine ne peut être réfractée au travers du prisme gallique.

     Les quarante visiteurs descendirent de la Dixie Belle à Pleasant Hill, ils avaient tous une étiquette suspendue par une ficelle à un bouton de chemise: «Veuillez nous aider à préserver LE VILLAGE SHAKER DE PLEASANT HILL». Et, alors que nous gravissions le sentier qui menait au village, Guy Davenport nous raconta une scène vue lors des dernières célébrations du 4 juillet à Lexington.
     J'ai été étrangement touché par un des joueurs de trompette du lycée, qui n'avait pas de trompette, et était à l'évidence atteint de la maladie de Down. Il suivait merveilleusement le rythme et jouait avec passion de sa trompette imaginaire. Les larmes me sont venues lorsque j'ai compris toutes les profondeurs métaphysiques de l'attitude de ce garçon, peut-être même s'agissait-il d'une métaphore de la vie telle que nous la vivons aujourd'hui.
     J'espère que le garçon pensait vraiment qu'il jouait dans l'orchestre (je me demande s'il va aux répétitions), j'espère qu'il maîtrisait son terrible handicap de manière à contrefaire sa propre réalité. Peut-être même va-t-il au lycée et fait-il semblant de savoir lire et calculer (tout comme mes étudiants).
     Je me suis alors laissé aller à un rêve dans lequel, alors que je ne sais ni chanter ni jouer une seule note, on me permettait de jouer d'un violon imaginaire dans un orchestre symphonique. Voilà peut-être justement ce qu'est mon écriture.

Traduit par B.H.