Il ne se demandait
plus où faire retomber le blâme ni sur qui rejeter
la responsabilité ni en quoi consistait cette responsabilité.
La rage de vivre avait quitté le corps de Melinda, celui-ci
s'était installé dans le cancer comme on se glisse
dans une baignoire dans le noir, dans l'eau chaude, et bientôt
la peau n'est plus une barrière, une intégrité
et une définition; on s'intègre à l'eau,
au cancer. La peau s'enfonce comme une respiration, et réapparaît
comme une ride sur l'eau calme d'un étang; fragment d'un
quota, elle ne revient pas. Elle était étendue dans
la baignoire, et sous l'eau, barrant le monticule de son ventre,
un endroit plus sombre que l'eau: une serviette sombre, prise
parmi les couvertures, les oreillers et les serviettes sur le
siège arrière de la voiture, parce qu'elle se sentait
mieux ainsi. Sa tête reposait sur une serviette roulée,
installée là où les carreaux rejoignaient
la céramique; craie de la légère vallée
creuse de sa joue gauche, ses lèvres à peine entr'ouvertes,
sa respiration superficielle et stertoreuse. Les portes de verre
dans le mur de la chambre derrière elle formaient un champ
de lumière, miroitement du flanc de la voiture louée,
qui reflétait le gravier blanc devant la chambre du motel,
en Arizona. Parfois des silhouettes de yuccas s'avançaient,
dansaient, et disparaissaient dans le champ opaque. Il était
assis sur une chaise, dans la pénombre d'un coin de la
chambre, et regardait l'automatique.
L'automatique était
posé sur le lit au centre d'une serviette blanche. Elle
soupira dans le lointain. C'était un petit instrument de
métal bleuté dont la surface présentait des
guillochages symétriques. Il en aimait l'aspect romanesque,
être seul ainsi et le bruit hésitant qui venait de
la salle de bains. Il tendit le bras et, d'un doigt, toucha le
bout de la crosse, alignant avec plus de précision la forme
en L sur le bord de la serviette.
Il pensa alors aux deux
sachets de cocaïne, chacun dans sa boîte d'allumettes
Diamond Kitchen scellée avec du ruban adhésif, dans
le coffre de la voiture, sous les clubs de golf, les couvertures,
et les vêtements. Il pensa à la façon dont
Melinda abandonnerait, son corps glisserait en même temps
que son quota de respiration la quitterait: cou, menton et lèvre
supérieure, son nez enverrait un faible souffle sur la
surface de l'eau (petites dentelures, vagues minuscules), et puis
elle coulerait. Il prit l'automatique sur la serviette, mit le
canon entre ses dents, et pressa la détente sur la chambre
vide.
- Melinda, tout va bien,
là-bas?
- Oui, tout va bien,
mon chéri, très bien.
Le déclic s'éloigna
comme s'était éloigné le Tea Dream cette
fois-là. Dans le Tea Dream, il était assis sur un
banc du côté des boules bleues, au fond d'un tee
de départ étroit. Le départ était
suffisamment long pour que toutes les boules y trouvent place,
et de l'endroit où il était assis il pouvait voir
les boules blanches à mi-chemin; près du pied de
l'arbre se trouvaient les boules rouges des femmes, là
où le terrain se changeait en rough et commençait
à monter vers le green par-trois surélevé,
distant de cent cinquante mètres environ. Il avait mis
sa casquette et ses gants, il tenait un fer-sept à la main,
et il en regardait la tête, dans l'herbe près de
son pied droit. Il leva le regard pour observer la rangée
de piquets qui menait au green, en haut. À côté
du drapeau, main gauche tenant la hampe, se trouvait une femme
qu'il voyait entièrement et qui lui faisait face, de là-haut.
Elle était vêtue d'un peignoir de bain blanc et ne
portait aucun bijou. Ses cheveux foncés n'étaient
pas peignés, et sa main libre, à hauteur de sa taille,
serrait des objets qu'il ne parvenait pas à distinguer.
Un brouillard était apparu, comme une fumée, un
épais nuage qui commença à s'élever
derrière elle en roulant sur la surface du green. La fumée
arriva jusqu'à elle, enveloppa ses pieds et ses jambes,
et il ne pouvait plus les voir distinctement. Mais il pouvait
voir leurs volumes se transformer et le pied droit se soulever
un peu et tâter le tapis d'herbe rase et délicate.
Le brouillard s'éleva
tout autour d'elle; il eut l'impression qu'elle reculait vers
l'intérieur du nuage. Sa tête en fut encapuchonnée,
et elle disparut alors complètement. Il commença
à se lever, pour aller la chercher, bien qu'il eût
peur d'elle, mais lorsqu'il se redressa la fumée de brouillard
se mit à fondre. Elle s'amassa, s'éleva de là
où les pieds s'étaient trouvés, et en suivant
des yeux cette fumée, il vit la forme du capuchon rétrécir
puis la fumée se concentrer pour disparaître dans
deux anneaux, et quand les dernières volutes furent aspirées,
il vit la tête du cheval apparaître là où
avait été la tête de la femme, il se rendit
compte alors que les anneaux étaient les naseaux du cheval,
la fumée son haleine qu'il soufflait dans l'air devenu
tout à coup froid. Le cheval était blanc et grand,
et donnait une impression de puissance tranquille. Il avait un
appareillage attaché sur le flanc, un bandage de cuir,
et le long bâton avec le petit drapeau rouge sur lequel
le chiffre trois en tissu blanc avait été cousu
se dressait, droit au-dessus du large dos du cheval; le petit
drapeau s'agitait. Le cheval piaffa sur le green, égratignant
la surface, arrachant de petits divots. Il souffla sa lourde vapeur.
Alors il inclina la tête une fois et commença à
descendre vers lui. Il caracolait un peu, choisissant avec soin
où poser ses sabots quand il traversa le rough. Lui, il
retomba sur le banc et l'attendit. L'animal était massif
et grandissait en s'approchant, mais il n'en avait pas peur, pas
comme il avait eu peur de la femme. Il avait serré le manche
de son fer-sept avec plus de force lorsqu'il avait vu la femme,
mais il relâcha à présent sa pression, ses
genoux s'écartèrent un peu, et il se détendit.
Le cheval atteignit
l'extrémité du départ et s'avança
entre les piquets comme s'ils étaient les lumières
d'un terrain d'atterrissage. Il pouvait entendre le grincement
du bandage, le martèlement des sabots, et le bruit que
faisaient les naseaux en soufflant. Il arriva sur lui, et il pouvait
sentir sa transpiration et voir son doux museau velouté
comme du daim, ses puissantes mâchoires faites pour broyer.
Le cheval resta un instant au-dessus de lui, secouant la tête
de côté et d'autre, regardant autour de lui. Puis
son cou épais commença à s'arquer, et il
tendit son énorme tête jusqu'à lui. Lui, il
ne bougeait pas sur son banc. Il percevait sur sa joue le souffle
de la fumée des naseaux, et il pouvait la sentir en même
temps. Elle avait l'odeur du jasmin, un peu sucrée et musquée.
Et dans son rêve,
il lui sembla ouvrir les yeux comme s'ils avaient été
fermés, et il tourna légèrement son visage
vers le cheval et leva son regard vers sa tête. Et les yeux
du cheval rétrécirent, et à travers la fumée
qui les séparait la tête du cheval commença
à se transformer en un visage de femme. Melinda lui apparut
lentement lorsqu'il se réveilla. Elle était assise
par terre à côté du lit, à la même
hauteur que sa tête, et entre eux, sur la table de nuit,
était posée une tasse de thé fumante. Et
il vit l'ovale des lèvres de Melinda lorsqu'elle souffla
doucement la vapeur du thé qui s'élevait vers son
visage. Sa bouche devint un sourire quand ses yeux se furent habitués.
Il était lentement sorti de son rêve; c'était
l'odeur du thé et sa caresse contre sa joue, s'insinuant
dans son rêve sans le briser, qui l'avait réveillé.
Et le rêve ainsi que ce qu'il aurait pu décider d'appeler
réalité s'étaient rejoints comme une espèce
de filet de fumée pour le transporter. Il s'était
redressé sur ses coudes, avait tourné la tête
vers elle. Il n'était jamais revenu à lui avec tant
de douceur. Et Melinda avait paru en être consciente, et
c'était pourquoi elle souriait et resta silencieuse un
moment, se contentant de le regarder pendant que s'élevait
la vapeur du thé.
- Melinda, tout va bien?
- Oui, ça va.
J'y suis restée assez longtemps.
Il enveloppa l'automatique
dans la serviette, le mit dans la valise et passa ensuite dans
la salle de bains. Elle lui fit un sourire depuis l'eau sombre
de la baignoire.
- Tu veux que j'allume?
- Non. Laisse éteint,
tu veux bien?
Il plongea ses mains
dans l'eau tiède près de son corps.
- La serviette, dit-elle.
Il retira ses mains,
prit la serviette de sur son ventre, la sortit de l'eau en l'essorant
et la posa dans le lavabo. Il prit une serviette sèche,
la plia, et l'installa sur le rebord de la baignoire. Puis il
enfonça ses mains et ses bras dans l'eau jusqu'aux coudes,
glissant un bras sous son dos et l'autre sous ses genoux. Il s'agenouilla
sur le sol, la souleva de l'eau avec précaution et fit
passer les jambes par-dessus le rebord de la baignoire jusqu'à
ce qu'elle fût assise sur la serviette. Il prit une autre
serviette et en drapa les épaules de Melinda. Elle commença
à s'essuyer avec la serviette, il en prit une autre et
sécha ses jambes et ses pieds. Puis il se redressa et se
tint au-dessus d'elle, observant sa chevelure emmêlée,
son corps tassé. Il la soutint d'une main sur l'épaule.
Ils restèrent ainsi quelques minutes, puis il lui demanda:
- Tu es prête?
- Okay, murmura-t-elle
tout doucement et avec effort.
Elle tenait la serviette
contre ses seins de sa main blanche, et il remit les mains sous
elle, pour lui faire une chaise. Il la souleva, la transporta
dans la chambre et la fit asseoir sur le bord du lit. Le reflet
dans les portes de verre avait légèrement changé.
Il était midi, et la lumière venait maintenant éclairer
le pied du lit. Les portes de verre étaient toujours opaques.
Il s'assura qu'elle était bien assise; il la laissa là
et traversa la pièce pour fermer les rideaux. Il revint
vers elle pour l'aider à s'étendre sur le lit. Il
prit une couverture sur le rayonnage du placard et lui proposa
de l'étendre sur elle.
- Non. Non merci, dit-elle
en levant à peine son bras. Mais pourrais-tu baisser un
peu l'air conditionné? Tu peux laisser la couverture ici.
Elle indiqua le lit,
à côté d'elle. Il fit ce qu'elle lui demandait.
Il se pencha et embrassa son front.
- Je sors un moment.
As-tu besoin de quelque chose?
- Non, juste besoin
de me reposer un peu.
- Pas longtemps, dit-il.
- Oh, je ne pense pas
que je vais dormir.
- Je veux dire, je reviendrai
bientôt.
- Oh, d'accord. C'est
bon.
Elle reposa sa tête
sur l'oreiller et regarda le plafond. Il alla jusqu'à la
porte, l'ouvrit, et quitta la chambre.
Le motel était
un long bâtiment rectangulaire, avec un petit auvent en
aluminium qui protégeait un étroit passage sur toute
sa longueur. À l'autre bout se dressait un bâtiment
un peu plus important, un restaurant, et devant le restaurant
il y avait deux rangées de pompes à essence. De
l'autre côté de la large allée de gravier
qui longeait le motel passait l'ancienne grand-route, à
présent devenue route secondaire, et de l'autre côté
de cette route, au-delà de l'accotement que bordaient quelques
yuccas et des broussailles qu'il lui était impossible d'identifier,
s'étendait le désert. Dans le lointain il y avait
les montagnes basses, bien visibles au soleil. Il faisait chaud
et sec. De l'autre côté de la route, à environ
soixante-dix mètres de lui (un demi-coup de wedge, pensa-t-il),
deux Indiens en vêtements de travail creusaient un fossé
peu profond avec des pelles. Entre le fossé et la route,
deux femmes étaient assises sur des couvertures et elles
avaient disposé devant elles quelques objets qui paraissaient
être de la bijouterie. Elles étaient très
près de la route, et quand une voiture passait de temps
en temps, leurs amples chemises aux couleurs éteintes se
soulevaient autour de leurs bras et de leurs cous et les coins
des couvertures frémissaient.
Il resta sous l'auvent
et parcourut le passage dans toute sa longueur, passa devant deux
voitures garées devant d'autres chambres; les deux appareils
à air conditionné fixés aux châssis
des fenêtres bourdonnaient. Il traversa quelques mètres
de gravier et pénétra dans le restaurant. Il y avait
une douzaine de tables en formica le long des fenêtres qui
donnaient sur l'ancienne grand-route, et un long comptoir. Il
s'assit sur un tabouret pivotant et commanda un café. Une
jeune fille d'à peu près seize ans le lui apporta.
Il entendit une voiture sur le gravier derrière lui, et
un homme d'âge moyen en vêtements de cow-boy, qui
était assis à une table près de la porte,
sortit. Deux hommes étaient assis au comptoir à
sa droite; l'un deux semblait être un camionneur; l'autre
était un Indien. L'Indien regarda dans sa direction et
sourit. Comme les hommes qui travaillaient au bord de la route,
il portait une chemise de batiste décolorée et un
pantalon kaki. Un foulard à pois rouges entourait sa tête,
noué derrière, les deux pointes touchant sa nuque.
Le camionneur était penché sur une assiette d'oeufs
et de frites; toute son attention était concentrée
sur sa nourriture et il ne leva pas le regard. Derrière
le comptoir, au-dessus de la machine à café et des
étagères en verre où étaient disposés
des morceaux de tarte, quelques cartes postales, un billet d'un
dollar dans de la cellophane et une petite photo du restaurant
prise de l'autre côté de la route étaient
accrochés au mur. Il arrivait à discerner deux silhouettes
sur la photo, un homme et une femme sur le point d'entrer. Dans
le coin gauche de la photo, debout à l'extrémité
du bâtiment, se trouvait un homme de grande taille, bien
droit. Il faisait face à l'objectif. Son visage était
brumeux et flou, mais il ressemblait vaguement à l'Indien
un peu plus loin.
Il remua son café
et se rappela comment l'une d'elles était venue prendre
position derrière lui. L'autre était sur le canapé
en face de lui, assise, ses hanches juste au bord, jambes largement
ouvertes, et il était sur un genou entre elles, touchant
sa taille et ses seins, la mordant avec précaution, la
regardant, introduisant ses doigts dans sa bouche, sous les joues.
Richard était affalé sur le fauteuil orange et observait,
il était nu, lui aussi, et la poussée des ombres
que projetait le faible éclairage allongeait son corps
compact, soulignant les angles; il avait l'air d'un Greco décharné,
un bras derrière la tête sur le dossier du fauteuil,
son sourire, l'oblique des pommettes et ses cheveux foncés.
Un petit croissant de clair de lune en plastique, avec un visage
et des yeux minuscules, était posé sur une étagère
au-dessus de la tête de Richard et il y avait de la musique.
Il sentit le bout des doigts de la femme, ses ongles, dans le
creux de son dos, plus bas le long de ses fesses, tandis qu'elle
s'approchait de lui; elle lui mordilla la jambe. Les jambes de
celle en qui il était vinrent entourer sa taille. La musique
était Santana, Little Feat, et les Doobie Brothers, différents
morceaux populaires au rythme puissant et chaloupé auxquels
ils ajustaient, tous les trois, leurs mouvements. Mais en fait
c'étaient elles deux: il était au milieu, et bien
qu'il fût traité ainsi qu'il imaginait qu'on traitait
un dieu ou un homme fortuné et plein de pouvoir, c'étaient
les deux plus petites créatures qui contrôlaient
la situation.
Celle qui était
derrière lui pressa quelque chose et fit couler un liquide
froid sur lui; il sentit une ligne mince et délicate, mais
aussi dense que du mercure, couler le long de la face interne
de sa jambe, jusqu'à ses astragales où un peu de
liquide se rassembla; l'autre femme glapissait et parlait. Il
la tira par les cheveux, saisit sa chair par pleines poignées;
un talon rebondissait sur sa colonne vertébrale. Pour autant
qu'il sût, celle qui était derrière lui, avec
son approche plutôt mécanique, avait pu apporter
le pistolet dont le réservoir contenait le liquide froid,
avait pu le poser sur le sol près de son pied. Elle avait
pu caresser ses flancs d'une main et saisir le pistolet de l'autre,
et le métal qu'il avait senti et qu'il avait pris pour
des bagues ou des ongles ou le bord de quelque instrument aurait
pu être le contact du canon sur la chair, délicate
à cet endroit. Elle avait pu accélérer son
passage vers quelque action emblématique tandis que l'autre
le poussait à persévérer. Et quand il explosa
ou parvint à un endroit qu'elles connaissaient, ou y était
presque parvenu, elle avait pu presser sur la détente,
et il aurait pu voir les yeux terminaux de la lune de plastique
avant de voir la neige.
Il retourna à
la tasse entre ses mains, la souleva, et finit son café.
Puis il apporta le ticket de caisse jaune au bout du comptoir.
Il fouilla dans sa poche et quand il en ressortit la main, il
y avait un peu de monnaie et deux tees de golf de couleur blanche
sur la paume. Il prit assez de pièces pour payer la note
et les tendit à la jeune fille. Puis il fit demi-tour et
quitta le restaurant.
Il s'avança sur
le gravier qui crissait, passa à côté des
deux voitures et s'approcha de la sienne. Il faisait très
chaud, rien ne bougeait, le soleil était au zénith,
et il remarqua que les deux hommes de l'autre côté
de la route avaient cessé de travailler et buvaient à
un grand récipient. Ils parlaient aux femmes, qui avaient
à moitié quitté la route des yeux pour les
regarder. Un des hommes vit qu'il les observait et fit un signe
de tête. Les deux femmes se retournèrent pour regarder
mais ne firent aucun signe.
La lumière sur
le couvercle du coffre le fit cligner des yeux, et quand il l'eut
ouvert, il lui fallut quelques instants pour bien distinguer ce
qu'il contenait. Il y avait une valise, une housse à vêtements,
et deux couvertures pliées au fond. Posé sur les
couvertures, il y avait un chapeau à large bord. Il le
prit et s'en coiffa. À l'abri du soleil, il se sentit rafraîchi.
Il souleva les couvertures et les posa sur la valise. En dessous
apparaissaient les têtes de quatre clubs de golf qui dépassaient
de l'ouverture de toile d'un mince sac de gym de couleur blanche.
Il dégagea le sac et l'appuya contre le pare-chocs de la
voiture; il avait été posé sur une toile
goudronnée qui recouvrait toutes les petites choses ménagères
et les vêtements dépareillés qui remplissaient
le fond du coffre. Un sac de jute rempli de balles de golf avait
été calé dans le creux du pare-chocs. Il
sortit le sac, aperçut le volume des deux boîtes
d'allumettes enveloppées d'une taie d'oreiller coincées
derrière le sac, et posa le sac sur le gravier à
côté des clubs. Il sentit la présence de quelqu'un
derrière lui et se retourna.
- Salut, lui dit l'Indien
du restaurant. Vous aimez cet endroit?
Il se demanda si la
question ne contenait pas quelques sous-entendus, mais l'Indien
avait un visage très franc et son sourire n'était
pas forcé, il lui répondit donc directement.
- Pas trop.
- C'est bien, ça,
j'en suis pas fou, moi non plus. Vous jouez au golf?
L'Indien examinait les
clubs et le sac de jute. De près, il avait l'air plus âgé
qu'il ne lui avait semblé dans le restaurant. Le soleil
avait ridé son visage, et l'Indien avait l'air d'avoir
beaucoup travaillé. Il devait avoir cinquante-cinq ans.
Ses dents étaient irrégulières mais très
blanches, ses yeux clairs et perçants.
- Ouais, je joue un
peu.
- J'ai un cousin qui
est dans le golf, lui dit l'Indien, son nom c'est Frank Bumpus,
là-bas dans l'Est, mais on l'appelle Wingfoot. Il est propriétaire
d'un terrain de golf. Vous retournez dans l'Est? D'après
vos plaques.
- La voiture est louée.
Il est où votre cousin?
- Ça s'appelle
Seaview Golf Links, sur la presqu'île qu'ils appellent Cape
Cod, dans le Massachusetts. Vous retournez dans l'Est?
- Si j'y parviens, dit-il.
Si j'y suis un jour, j'irai le voir. Comment vous vous appelez?
- D'accord, allez le
voir. Bob White, un cousin de l'Ouest. Qu'est-ce que vous faites
maintenant?
- Eh bien, j'avais pensé
aller de l'autre côté de la route et envoyer quelques
balles dans le désert.
- Je ne joue pas au
golf, dit l'Indien.
- D'accord, dit-il.
Il se baissa pour ramasser
les deux sacs, mais l'Indien n'avait pas encore fini.
- Écoutez, dit
l'Indien. Combien de balles vous avez dans ce sac, à frapper?
- Une centaine à
peu près.
- Écoutez, qui
c'est qui va ramasser ces balles quand vous les aurez frappées?
- Moi, dit-il.
L'Indien promena son
regard vers l'autre côté de la route, là où
les deux hommes s'étaient remis au travail, vers les deux
femmes. Une voiture s'était arrêtée et les
femmes montraient leurs bijoux à un couple âgé
qui était debout devant les couvertures. Les travailleurs
avaient enlevé leurs chemises; dans leurs corps minces,
les muscles étaient peu saillants et arrondis. Ils transpiraient
abondamment, les foulards qui leur entouraient la tête étaient
assombris par la sueur. Leurs pelles glissaient en bruissant dans
le sable lourd; ils le lançaient au loin en écartant
les mains sur les manches des pelles. Ils étaient enfoncés
dans le fossé jusqu'à la taille.
- J'ai besoin de deux
dollars et cinquante cents, dit l'Indien, il regardait toujours
de l'autre côté de la route. Écoutez, je ramasse
les balles quand vous les aurez envoyées.
- C'est bon, dit-il.
Vous voulez l'argent tout de suite?
- Non.
Il s'approcha du coffre
de la voiture et ramassa les clubs puis le sac de jute.
- Où vous voulez
aller? demanda l'Indien.
- Par là-bas,
je pense.
L'Indien marchait un
peu derrière lui tandis qu'il s'avançait vers la
route en faisant crisser le gravier sous ses pieds, se dirigeant
vers un endroit à une centaine de mètres de là
où travaillaient les hommes et les femmes, un endroit d'où
ils ne pourraient pas voir les fenêtres du restaurant. La
route était vide sur des kilomètres dans les deux
sens, mais ils s'arrêtèrent pourtant sur le bord
avant de traverser. Il avait aperçu un endroit de l'autre
côté, où le désert commençait
un peu plus bas que l'accotement, un endroit invisible des voitures
qui pourraient passer.
- C'est vous, sur la
photo, au restaurant? demanda-t-il.
- Ça se peut,
répondit l'Indien. Mais je m'en rappelle plus.
Traduit de l'anglais par Bernard Hoepffner