"Oui,
j'écris dans trois langues différentes, mais je
pense en images..."
C'est ce que disait
Nabokov, devant les caméras de la BBC, lors de sa dernière
interview, en lisant de manière déclarée
les réponses qu'il avait élaborées d'après
des questions que Robert Robinson lui avait envoyées un
mois auparavant. Il s'agissait donc d'une réponse mûrement
réfléchie à la question: quelle est votre
langue préférée? Il avait été
malade et allait mourir peu après, mais dans ce bar impersonnel
de son hôtel à Montreux, il devait tout de même
camper une figure imposante. Et même pour quelqu'un qui
ne l'a jamais vu qu'en photo, il semble évident que ses
assertions n'admettaient ni contradiction ni discussion.
A propos du Don,
le dernier roman qu'il a écrit en russe, Nabokov a dit
que l'héroïne n'était pas Zina mais la littérature
russe et qu'il n'écrirait désormais plus de fiction
en russe. A la fin du roman, Zina dit à Fyodor (alias Nabokov,
mais ce dernier aurait évidemment refusé de le reconnaître
comme tel, et le livre que Fyodor rêve d'écrire,
c'est justement Le Don), lequel vient de lui annoncer qu'il
veut atteindre à une dictature définitive sur les
mots: "Je pense que tu deviendras un grand écrivain
comme il n'y en a jamais eu et la Russie se désespérera
de ne pas t'avoir - quand elle reviendra à la raison, trop
tard... Mais, m'aimes-tu?" Nabokov n'a cependant pas entièrement
cessé d'écrire en russe après son installation
aux Etats-Unis, c'est dans cette langue qu'il a continué
à composer ses poèmes, dans cette langue qu'avec
sa femme il a traduit Lolita, mais toute sa fiction après
Le Don a été écrite en anglais. Il
était tout aussi capable d'écrire en français,
ce qu'il a prouvé avec quelques textes courts, dont le
célèbre Mademoiselle O.
Que pouvait donc signifier,
pour Nabokov, d'avoir ainsi trois palettes à sa disposition?
Trois palettes construites à partir d'éléments
habituellement immiscibles - comme l'huile, l'aquarelle et le
pastel - mais qu'il a, lui, réussi à intégrer,
à imbriquer les uns aux autres, jusqu'à Ada
et Regarde, regarde les arlequins, où le français
et le russe font partie intégrante du texte. Dans ce dernier
roman, son dernier, Vadim (Nabocroft?) annonce: "Dans le
monde de l'athlétisme il n'y a jamais eu, je pense, de
champion de tennis et de ski; pourtant, dans deux littératures
aussi différentes l'une de l'autre que l'herbe l'est de
la neige, j'ai été le premier a avoir accompli une
telle prouesse." Il est vrai que MacNab est fort imbu de
sa valeur, et qu'il ne cesse de se glorifier.
Nabokov est sans aucun
doute possible, un très grand auteur, en russe comme en
anglais, et un des plus habiles artisans de l'écriture
en langue anglaise au vingtième siècle; il est néanmoins
resté assez longtemps relégué dans un rôle
de "petit maître", de prince d'un genre mineur
où les mots eux-mêmes prenaient bien trop d'importance
et d'indépendance; il était naturellement impossible
qu'un "Russe" parvienne jamais à émuler
ses collègues dans une langue qui, après tout, était
leur langue maternelle et non la sienne. A la parution
de Lolita aux Etats-Unis, Mary McCarthy estimait que l'écriture
de Nabokov était relâchée d'un bout à
l'autre du roman (tandis qu'une poète russe annonçait
qu'il avait trahi sa langue maternelle). Etait-il pensable qu'il
"travaille" mieux cette langue anglaise que les Américains
eux-mêmes? Un demi-siècle plus tôt, on accusait
déjà Conrad, de langue maternelle polonaise, d'écrire
ses romans avec un Roget (dictionnaire analogique) sous le coude;
Ford Madox Ford, avec qui Conrad a collaboré, disait que
ses constructions (qu'il s'empressait de corriger) "were
very frequently un-English." Andrew Field raconte que
Nabokov était très susceptible au sujet des erreurs
qu'il risquait de faire en parlant anglais et qu'il lui arrivait
de confondre "whom" avec "who", erreur impardonnable!
Quand, à la fin de sa vie, on le critiquait sur un point
de grammaire, il répondait que la phrase pouvait bien rester
telle quelle. Mais il était resté inconsolable d'avoir,
en 1937, intitulé un essai "England and Me"
au lieu de "England and I".
Ces trois langues qu'utilisait
Nabokov - auxquelles, paradoxalement, pourrait être ajouté
l'allemand (qu'il a toujours refusé d'apprendre) - tout
comme leur pénétration réciproque, enveloppent
et tissent le monde dans lequel évoluent ses fictions,
un monde irisé et iridescent comme les ailes des papillons,
un monde qui est tout à la fois faux et perfide, un monde
qui est une biographie tout autant que la réfutation de
celle-ci (comme Nabokov s'empressait toujours de l'affirmer),
un monde qui fait revivre une époque à jamais disparue
dans une Russie qui n'est plus celle du présent ("...un
certain nombre de bruits et d'odeurs, le soleil au bout d'une
allée feuillue, le décor d'une enfance magique...")
et aussi, et surtout, le monde de la fiction où évoluent
les personnages de Nabokov. C'est en anglais qu'il a écrit
Speak Memory (Autres rivages), et, lorsqu'il a traduit
ces (fausses) mémoires en russe avec sa femme, il a pu
dire, toujours avec un brin de vanité "Re-raconter
ainsi la re-version russe de ce qui avait été re-raconter
en anglais des souvenirs qui étaient russes au départ,
se trouva être une tâche diabolique, mais je fus partiellement
consolé à l'idée qu'une telle métamorphose
multiple, familière aux papillons, n'avait encore jamais
été tentée par un être humain."
Chez tant d'autres, on serait tenté de croire à
une tentative de reconstruction du passé selon des perspectives
plus favorables, ou plus agréables; chez Nabokov il s'agit
plutôt d'un jeu, en tout cas à l'usage de son lecteur,
même si ce jeu est souvent très sérieux, un
jeu que d'autre part il se garde bien d'abandonner aux possibles
interprétations des membres de la délégation
Viennoise.
Et pourtant, malgré
son immense connaissance de l'anglais, n'est-il pas possible qu'il
ait regretté ne pas être immergé dans sa langue
russe maternelle? (Il a cependant affirmé quelque part
que c'était l'anglais qui avait été sa langue
maternelle, qu'à cinq ans il pouvait écrire et lire
en anglais mais pas en russe.) Il a écrit à sa femme
au début de son séjour aux Etats Unis qu'il avait
un désir passionné d'écrire en russe, mais
qu'il ne fallait pas. Il pensait que quiconque n'avait pas fait
l'expérience de ce sentiment aurait été incapable
de vraiment en comprendre la tortuosité, le caractère
tragique. "La langue anglaise, vue de cette manière,
est illusion et ersatz."
Une partie importante
de la vie d'écrivain de Nabokov tourne autour de la traduction
(tout comme, dans toute son oeuvre - mais surtout dans Ada
- le temps se traduit en espace et ses souvenirs deviennent un
pays vraisemblable, mais légèrement décalé
par rapport au présent); ayant une connaissance aussi parfaite
de trois langues, il pouvait fort bien traduire les textes qu'il
aimait, ou ses propres oeuvres, il pouvait aussi participer au
travail du traducteur (qui était parfois son fils). En
1935, à Berlin, il a traduit Otchayanie (La Méprise)
pour un éditeur anglais; bien qu'il ait déjà
souvent utilisé cette langue, c'était la première
fois qu'il le faisait dans un but "artistique"; sentant
que sa traduction était malhabile, il demanda de l'aide
à un professionnel (l'ambassade britannique avait suggéré
H.G. Wells!) qui devait abandonner après y avoir trouvé
des solécismes. En 1965, il révisa cette première
traduction, se demandant si cette révision est sage du
point de vue des futurs travaux de chercheurs, et imaginant comment
le Nabokov de 1935 aurait été heureux de pouvoir
lire cette seconde mouture. On se rapproche ici du Borges âgé
de Cambridge, Mass., qui rencontra Borges jeune, assis, lui, sur
le banc d'un parc de Genève, ce même Borges qui disait
que la multiplication des miroirs était l'éclatement
de l'âme (d'ailleurs Borges apparaît dans Ada sous
un anagramme, auteur d'un livre qui ressemble à Lolita).
A contrario, pour Podvig (L'Exploit), "la traduction
est méticuleusement fidèle au texte." Il expliqua
à son fils, qui traduisait Priglashenie na kazu'
(Invitation to a Beheading, Invitation au supplice) que
"le principal est d'être fidèle à l'auteur,
même si le résultat paraît bizarre", et
que "la clarté (...) demande moins d'appareils électriques
compliqués en anglais qu'en russe." Dmitri Nabokov
rapporte dans sa postface à L'Enchanteur que les
règles de son père pour la traduction étaient:
précision, fidélité, pas de remplissage,
pas d'attribution de sens. Et pourtant, Roi, Dame, Valet
a été "modifié, avec gaieté de
coeur, et d'une façon arbitraire". Marie, de
son côté, n'a subi aucun changement.
Non seulement, donc,
la double (ou triple) réalité des langues, mais
aussi une double approche de la traduction. Je ne sais pas comment
il a traduit Alice au pays des merveilles en russe, mais
la traduction qu'il a faite de Lolita (je n'examine ici
que la première page) s'éloigne de l'original anglais
à au moins deux endroits *. Dans la traduction de Ada
en français, qui n'est pas de lui mais qu'il a revue, toutes
les notes que comportait l'édition anglaise ont été
éliminées, ce qui est (parfois) compréhensible
en ce qui concerne les jeux de mots, citations ou allusions en
français, mais, élimine les savoureuses explications
que nous donne un certain Vivian Darkbloom (anagramme de Vladimir
Nabokov, et proche cousine de Vivian Bloodmark dans Autres
Rivages) dans l'édition anglaise (le "yellow-blue
Vass frocks" qui vient du russe "ya lioublou vas"
- je vous aime - devient en français "robes bleu-jaune
de Vass", à jamais incompréhensible).
Au contraire, sa traduction
d'Eugène Onéguine est un classique de traduction
littérale - des ïambes non-rimés - à
tel point que Nabokov a été critiqué, en
particulier par son ami Edmund Wilson pour l'anglais guindé
de sa traduction à la littéralité absolument
correcte et que Robert Lowell a dit qu'il s'agissait d'un travail
d'une "fascinante excentricité" *. Pour paraphraser
Bernard Lortholary en changeant Hölderlin en Nabokov et "grec"
et "allemand" en "russe" et "anglais",
Nabokov traduit Pouchkine non pas "en" anglais",
mais plutôt "avec" l'anglais ou même avec
"de" l'anglais. Au lecteur de faire cet extraordinaire
effort de dépaysement et d'apprendre ce fascinant langage
intermédiaire entre le russe et l'anglais, ce langage qu'il
ne comprendra et n'appréciera que s'il sait le russe, c'est-à-dire
s'il peut en somme se passer de cette semi-traduction.
D'un côté
il semble donc être le plus méticuleux des littéralistes,
et de l'autre, un re-créateur de ses propres oeuvres. Dans
les deux cas, pourtant apparemment si éloignés l'un
de l'autre, on retrouve Nabokov, la fiction de Nabokov - sa traduction
d'Eugène Onéguine est accompagnée
d'un appareil de notes énorme (pour un poème de
215 pages, le volume de notes compte presque 1000 pages) qui n'est
pas sans rappeler Feu pâle (où la proportion
de notes est bien plus importante: 30/200). C'est derrière
ces fils - parfois entremêlés et contradictoires
- qu'il étire, derrière ce cocon de ver à
soie dans lequel il se protège, que se poursuit la métamorphose
du passé en fiction; au lecteur de débrouiller ces
fils s'il veut être témoin de cette transformation.
G.M. Hyde a dit de Nabokov qu'il était "un traducteur
né, au sens où doit l'être tout auteur moderne,
et il a appris à accepter que sa vie toute entière
sera consacrée à faire passer ses possessions culturelles
d'un logement à un autre, d'une langue à une autre."
A cela on peut ajouter ce que dit Nabokov de l'écriture
dans son introduction à Brisure à senestre:
"naturellement l'hybridation des langues," et "problèmes
de traduction, transitions fluides d'une langue à l'autre,
transparences sémantiques productrices de strates d'un
sens qui gonfle et qui disparaît." Dans cette citation,
Nabokov n'est pas loin de dévoiler le pourquoi de la richesse
de son écriture, il est proche aussi de la description
d'un cauchemar où tout gonfle, s'étend, disparaît
pour réapparaître et gonfler à nouveau, perdant
chaque fois un peu plus ses attaches avec ce passé mythique,
magnifié et lointain de l'enfance heureuse, pour devenir
la simple réalité, ferme et solide peut-être,
mais tellement plus prosaïque. Sans vouloir tomber dans l'écueil
- impardonnable ici - qui consisterait à chercher la petite
bête viennoise, il est évident que, coupé
de la Russie, Nabokov cherche ses racines. Dans ses premiers romans
en russe, l'absence de racines de ses personnages se fait cruellement
sentir (Roi, Dame, Valet, et Chambre obscure), aussi
Sartre, en 1939, à propos de La Méprise,
pouvait-il écrire que Sirine* était une personne
sans racines et qu'il avait lu trop de livres. Ces quasi-cauchemars
(Invitation au supplice, Brisure à senestre) qui
souvent aussi prennent la forme de mondes merveilleux sont parfois
empreints de parodie, et cette parodie devient, dans ses oeuvres
anglaises, une caractéristique principale de son style;
en tentant inlassablement de décevoir le lecteur, de le
lancer sur des fausses pistes, ses textes deviennent elliptiques
au point, dans Ada, de laisser le lecteur sur sa faim.
Nabokov a été critiqué pour sa cruauté
envers ses personnages, pour ne jamais paraître s'apitoyer
sur leur sort et sur le monde qui les entoure (comme il s'est
peu appesanti sur le sort du monde qui l'entourait); il a dit
"mes personnages courbent l'échine quand je m'approche
avec mon fouet. J'ai vu toute une avenue d'arbres imaginés
perdre leurs feuilles à la menace de mon passage."
Mais son monde est le langage, celui que créent les entrelacs
de langues d'Ada au sein desquels le lecteur se perd
souvent, mais qui est pour Nabokov un labyrinthe qu'il donne l'impression
de maîtriser dans sa totalité. C'est du moins ainsi
que je le vois - il est tellement sûr de lui-même.
Tout comme, dans Feu pâle, Kinbote voyait dans les
vers de John Shade une réalité que Shade ne pouvait
absolument pas y avoir mise mais que Kinbote s'efforçait
de lire entre les lignes, Nabokov lisait la réalité
du présent qui l'entourait, lisait entre les lignes, lisait
ce même texte dans trois langues différentes, et
créait la Zemble (pays imaginaire - bien entendu - mais
son arrière-grand-père n'avait-il pas exploré
la Nouvelle-Zemble?), créait Terra et Anti-Terra, et entre
les lignes du livre où ces pays existent, nous apercevons
- comme dans un miroir déformant et sans tain devant lequel
nous sommes placés mais derrière lequel se tient
Nabokov - la silhouette approximative de notre monde réel.
Les langues sont ainsi
la trame de l'histoire de Nabokov, qui passe du Nabokov russe
au Nabokov français au Nabokov américain, c'est
lui qui a dit, dans une interview pour Vogue en 1970: "La
meilleure partie de la biographie d'un écrivain n'est pas
la relation de ses aventures mais l'histoire de son style."
Et de la même façon Ada est l'histoire d'un
style d'écriture qui passe de Tolstoï à Tchekhov,
de Flaubert à Maupassant, de Marvell à Milton, et
de Austen à Joyce. La fiction, l'interpénétration
des langues, permet chez Nabokov de justifier la simple réalité,
mais aussi, et cela apparaît surtout dans La Transparence
des choses, ce langage est une prison et ce sont les mots
mêmes de ce langage qu'il jette contre les barreaux pour
tenter de passer au travers et, avec violence, retrouver le monde
enchanté de son enfance, ces "Severn Tories, cette
Canadie 'russe' (ou Estotie française)" irréelle
et pourtant plus vraie que la réalité, malgré
la peur de retrouver, de l'autre côté du miroir,
ce cauchemar qu'est la "vraie" Russie de "La Visite
au musée".