Miss Ethel et Mr. Dowell

John Kuehl et Linda Kandel Kuehl

 

       «Alors que j'écrivais One of the Children Is Crying, j'ai commencé Too Much Flesh And Jabez (Trop de chair pour Jabez), terminé One of the Children, abandonné Jabez et commencé Island People; j'ai interrompu ce livre pour écrire la totalité de Mrs. October Was Here en six mois, puis je suis revenu à Island People, que j'ai terminé, avant de reprendre Jabez[1]


       Étant donné que ces quatre romans ont été écrits simultanément, il n'est pas surprenant qu'on y trouve un certain nombre de similitudes. L'une d'elles - l'utilisation de formes fictionnelles variées, mais traditionnelles - est immédiatement évidente car, bien que Dowell soit un écrivain expérimental, il est aussi un lecteur vorace de la littérature qui l'a précédé, tout particulièrement de romans du dix-neuvième siècle. C'est ainsi que One of the Children Is Crying est une étude socio-psychologique de la vie de famille; Mrs. October Was Here, une fantaisie satirique sur la révolution, et Island People, où l'on trouve des fragments de journal, des histoires, des essais et des poèmes, un croisement entre l'histoire d'une confession et le roman architectonique.
       Trop de chair pour Jabez, où s'entrecroisent aussi très efficacement le neuf et l'ancien, utilise au moins deux conventions littéraires connues. La première est la narration en abyme ou histoire-dans-l'histoire, une forme associée aux Mille et une nuits, au Décaméron, aux Contes de Canterbury et plus récemment aux histoires de fantômes (Le Tour d'écrou de Henry James par exemple) et aux tall tales ou histoires invraisemblables (par exemple Le Grand ours de l'Arkansas de T. B. Thorpe). Lorsque Walter Blair insiste sur «l'incongruité entre la situation au moment où l'histoire invraisemblable est racontée et la situation décrite dans l'histoire invraisemblable elle-même» ou sur «l'incongruité entre le réalisme - qu'on trouve dans le cadre extérieur où la scène et le narrateur sont campés de manière réaliste et la fantaisie, qui s'est introduite à l'intérieur de la narration...» [2] il fait référence à l'humour de l'Ouest des États-Unis, mais ses remarques pourraient tout aussi bien s'appliquer à Trop de chair pour Jabez. (L'énorme pénis de Jim Cummins ainsi que la bête fabuleuse de Thorpe sont le type même d'exagération qu'on trouve dans les tall tales.) Il faut cependant préciser que le récit qui «encadre» Jabez est plus compliqué que la plupart des modèles qui l'ont précédé, car, entre autres choses, le prologue est une introduction à la fois au roman de Dowell et à la fantaisie de Miss Ethel - qui s'intitule, elle aussi, Trop de chair pour Jabez - bien que le premier roman commence à la page neuf et le deuxième à la page vingt-neuf, Miss Ethel, la narratrice du deuxième roman remarque «je couche ceci par écrit pour 'encadrer' l'histoire - une technique ancienne...» (10) [3] Elle compose son récit en grande partie après la Seconde Guerre mondiale, pendant «un long hiver secret rempli de pensées, suivi par un sacré printemps, puis par un été de gribouillages.» (205), alors que le récit lui-même se déroule pendant la guerre, au cours de l'été 1942.
       Une autre convention connue utilisée de manière nouvelle dans ce livre est celle de l'observateur à la première personne qui raconte l'histoire, technique associée à des chefs-d'oeuvre tels que Les Hauts de Hurlevent, Moby-Dick, Lord Jim, Gatsby le magnifique, Absalon! Absalon! et All the King's Men (de Robert Penn Warren). Comme dans Les Hauts de Hurlevent, où le narrateur obtient un grand nombre d'informations d'une autre personne, ou dans Moby-Dick, où la perspective narrative ne cesse de se transformer, beaucoup de ces romans introduisent des perspectives narratives supplémentaires. Lord Jim, par exemple, est raconté en partie par Conrad et en partie par Marlow et au moins deux autres narrateurs apportent leur concours à Quentin Compson pour raconter l'histoire de Thomas Stupen dans Absalon! Absalon! De même, Trop de chair pour Jabez - un de ces livres où «les gens écrivent sur d'autres gens» (Interview) - contient différentes voix. Dans le prologue, Dowell juxtapose des passages où la troisième personne du singulier représente l'auteur omniscient et l'intelligence centrale avec les rêvasseries à la première personne de Miss Ethel, tandis que dans l'épilogue il présente l'histoire uniquement par l'intermédiaire d'une autre intelligence centrale, Jim Cummins. L'histoire encadrée est construite selon la technique des points de vue variés à la troisième personne, le narrateur caché passant à volonté d'une conscience à l'autre.
       Dans les romans où l'histoire est racontée par un observateur, que le point de vue soit unique ou multiple, l'ironie est toujours au premier plan. Les titres de livres tels que Lord Jim et The Great Gatsby donnent à penser que l'auteur va se concentrer sur un personnage à la troisième personne, dont le rôle n'est souvent que symbolique. On peut cependant aussi penser que Heathcliff, Ahab et d'autres personnages de ce type ne sont des protagonistes qu'en «apparence» dans des récits dont les protagonistes «réels» sont leurs observateurs apparemment insignifiants. Le personnage central de Trop de chair pour Jabez n'est donc pas Jim ou Jabez, mais Miss Ethel, la narratrice de Dowell.
C'est en général par le biais d'un récit d'initiation que les romans de ce type traitent de l'archétype thématique de la maturation. Et ce thème dépend bien plus du narrateur que du personnage qu'il observe. Ce dernier, placé dans un environnement simplifié correspondant à un personnage plus grand que nature, presque toujours statique n'est, à la fin de l'expérience fictionnelle, que peu différent dans son essence de l'individu qu'il était au début, tandis que le narrateur, qui a droit à un environnement qui correspond à son caractère plus complexe, change radicalement. Alternativement observateur et participant, le narrateur évolue et, ce faisant, incarne le message fondamentalement positif de l'histoire. Le fait que sa souplesse lui permette de survivre tandis que le personnage qu'il observe périt à cause de son manque de souplesse pourrait être compris comme un commentaire de l'auteur sur la nécessité d'être pourvu d'un tempérament adaptable plutôt que rigide, à une époque historique qui a vu la mort de l'éthos romantique et l'apparition de l'éthos réaliste. Tous ces livres cherchent un équilibre entre les deux Zeitgeists au travers du narrateur, qui finit par représenter une sensibilité unifiée dans ce que T. S. Eliot voyait comme un monde de la dissociation. C'est ainsi que l'imagination du rationnel Nick Carraway s'enrichit après sa rencontre avec le flamboyant Jay Gatsby et que le puritain Jack Burden apprend la tolérance grâce au pragmatique Willie Stark.
       Trop de chair pour Jabez inverse ce schéma familier, car l'importance de Miss Ethel comme sujet du tour de force psychologique de Dowell dépasse de loin son rôle de narratrice de ses propres fantaisies malsaines. Elle possède donc davantage les traits caractéristiques d'un personnage observé que ceux d'un observateur. Son histoire est racontée par une femme incapable de changements, que son inflexibilité et sa rigidité entraînent vers la mort. Subjective plutôt qu'objective, antipathique plutôt que sympathique, Miss Ethel n'est certainement pas un personnage équilibré.

       Miss Ethel, en exil volontaire, crée un univers peuplé de créatures confectionnées à partir de fragments divers de sa propre nature en guerre: «Lorsqu'elle pensait s'être reconnue dans un personnage, elle 'devenait', à l'improviste, un autre personnage: parfois Jim, parfois Jabez, parfois Ludie, et ainsi de suite, mais elle ressentait avec une force accrue l'insécurité de sa propre personne, qui, comme une amibe, s'était divisée en deux et avait ensuite continué à se subdiviser.» (9)
       Les fragments de sa subdivision prennent vie dans «l'histoire perverse» de Miss Ethel, une exploration en cinq chapitres d'un «monde aussi sombre que beaucoup de ceux qu'elle avait rencontrés dans ses lectures secrètes...» (10) À l'aide d'une fantaisie sexuelle compliquée que conjure une femme déterminée à trouver une compensation à toute une vie de privations émotionnelles, la maîtresse d'école et vieille fille dirige toutes ses ressources et toute sa haine sur l'objet de son tourment virginal, Jim Cummins, un ancien élève talentueux qui l'a désertée après une tentative maladroite de séduction. Cependant, ce qui avait commencé par la destruction vengeresse du caractère de Jim se transforme rapidement en apologie des relations variées et douloureusement ambivalentes qui dramatisent d'une façon poignante un cycle sadomasochiste d'oppression, particulièrement entre les sexes. Cette guerre des sexes est habilement chorégraphiée par Miss Ethel. Les divers alter ego qu'elle invoque cherchent tous à capturer, à asservir et à castrer l'homme qui lui a échappé dans la vie réelle, alors que, même dans son récit fantaisiste, elle ne peut s'empêcher d'être attirée et utilisée par l'objet de son dégoût. En conséquence, la passion de la vengeance se voit remplacée par une soif d'amour, un besoin que l'histoire grotesque de Miss Ethel finit par satisfaire.
       Avant que le cri de guerre puisse devenir un chant d'amour sa colère doit être apaisée; Miss Ethel y parvient en partie en inventant différents personnages pour punir Jim. Ces alter ego, pour la plupart féminins, participent à un assaut, à un complot mental contre sa masculinité exagérée mais, ce faisant, révèlent la profondeur de la haine de Miss Ethel, à quel point aussi elle refuse d'être délivrée. Bien qu'elle accuse d'abord Jim d'être responsable de son isolement et de son désespoir, elle finit par comprendre qu'elle est elle-même sa pire ennemie, «une victime parce qu'elle s'était elle-même transformée en victime» (Interview). Il faut toutefois attendre le début de l'histoire de Miss Ethel, attendre qu'elle se prépare «à entrer en elle-même» (27) pour la voir découvrir le courage et l'intelligence d'accepter ses propres défauts; ses déficiences sont cependant toujours réparties entre plusieurs personnages qu'elle qualifie de victimes «naturelles».
       La pauvre petite Effie, la première femme que la maîtresse d'école nous présente, est victime d'un corps trop menu pour accueillir son mari. Avec ses minuscules seins et ses minuscules orifices, ce petit oiseau est terrifié, comme sa créatrice, par le contact physique et ne se sent en sécurité qu'en présence d'autres femmes. Contente de trouver refuge dans la maison de sa mère, où il n'y a que des femmes et où elle sera à l'abri des sollicitations sexuelles, Effie disparaît rapidement de l'histoire et est remplacée par Jabez. Avant de la faire disparaître, Miss Ethel se laisse aller à une auto-flagellation ironique en mettant dans la bouche du Jim qu'elle a créé des commentaires sur les similitudes entre sa femme et son ancien mentor; il fait remarquer qu'Effie, comme la vieille fille, «elle aussi certainement frigide, [...] cherchait à se désexualiser.» (118) Mais Effie, un des agents de la vengeance de Miss Ethel, est tout autant bourreau que victime. Elle réduit l'anatomie de son mari à une plaisanterie d'étable, qu'elle partage avec un autre alter ego, Helen Taylor, encore une maîtresse d'école vierge, affligée d'une curiosité lascive envers l'organe de Jim. Effie trouve d'autres moyens de tourmenter son mari: elle le force à porter un appareillage lorsqu'ils font l'amour; elle donne à entendre que sa sexualité fruste a poussé un plus jeune frère à quitter la maison; et surtout, elle fait croire à Jim qu'il n'est pas mieux que les bêtes qu'il doit aller trouver pour se satisfaire sexuellement.
       Miss Ethel, que la punition administrée par Effie ne suffit pas à apaiser, remplit l'esprit de son ancien élève de souvenirs d'autres femmes qui l'ont poussé au désespoir. C'est par un chantage émotionnel sur Jim qu'Helen Taylor, confidente de Miss Effie, arrache à Jim la permission de vivre dans une maison qui lui appartient: le prétexte de son chantage est la supposée responsabilité de Jim dans le tort causé à une jeune parente du nom de Ludie. Bien que Ludie soit une femme sensuelle, «remplie de jus» (166), elle ressemble aussi beaucoup à Miss Ethel, car toutes deux ont été rejetées et poussées à la folie par Jim, et toutes deux sont représentées dans un «bateau semblable à un corbillard tiré par des chevaux noirs» (14 et 50). En invoquant Ludie, Miss Ethel transforme Jim en victime du passé, obligé à revivre son amour malheureux pour la jeune fille, un amour non consommé parce qu'elle avait refusé de lui abandonner sa virginité après avoir appris que Jim, l'homme qu'elle désirait, s'apprêtait à en épouser une autre. En réfléchissant à cela et à d'autres choses, Jim se rend compte qu'il a toujours été un simple pion entre les mains de femmes mystérieuses. «Il connaissait comme sa poche les tactiques transparentes, inoffensives d'Effie, mais Helen, et toutes les autres femmes, restaient des inconnues [...] sa mère, et la mère d'Effie, et Ludie.» (187) C'est ainsi que Miss Ethel, tout en utilisant Ludie pour exprimer ainsi son amour pour l'étudiant qu'elle a elle-même perdu, parvient aussi à exprimer son hostilité en permettant à cette jeune fille et à d'autres personnes de sexe féminin de contrôler la vie de Jim, contrôle qu'elle-même n'avait pu exercer.
       Cette absence de maîtrise transparaît ironiquement dans l'histoire, car c'est la voix de Cummins qui la domine: c'est lui qui devient la référence morale et évalue son créateur. Au cours de son voyage d'exploration en elle-même, Miss Ethel renverse les rôles, Jim devient l'enseignant et elle l'élève. Et ce qu'elle apprend n'est pas bien flatteur puisque, bien que les pensées de Jim soient pleines d'affection nostalgique, elle sait qu'à ses yeux elle est une personne égoïste, hypocrite, despotique et prude. Le peu que nous savons de la «vraie» Miss Ethel nous renseigne sur l'exactitude de ce jugement.
       En tentant de comprendre sa propre oppression, la vieille fille transforme tous ses personnages fictionnels en victimes, et réserve un traitement particulier à Jim Cummins. Parce que, dans la vie réelle, il était la seule personne suffisamment intelligente pour voir les limites de Miss Ethel, elle transforme son exceptionnel cerveau en un phallus exceptionnel, «stupéfiée de découvrir en elle-même, avec si peu d'ambiguïté, un talent pour la métaphore sexuelle.» (13) Et pourtant il refuse d'accepter l'étiquette de victime «naturelle». «L'image qu'il avait fini par se faire de lui-même était, la plupart du temps, celle d'une brute, presque un monstre lorsqu'il était nu, mais il entretenait cependant une toute petite pointe de doute parce qu'il ne pouvait pas accepter l'idée de lui-même comme victime absolue sans devenir fou.» (47)
       La dignité tranquille de Jim est évidente d'un bout à l'autre de l'histoire dans l'histoire, malgré les intentions manifestes de Miss Ethel. Elle voulait au départ humilier le «vrai» Jim en créant une caricature grotesque, mais le Jim «fictionnel» possède clairement bon nombre des qualités de son modèle dans la réalité. Il est intelligent, sensible, sensuel et, par dessus tout, généreux. Au cours du récit de Miss Ethel, il essaye sans cesse d'assouvir la faim des autres tandis que lui-même reste affamé. Dans son enfance, il a toujours désiré les pommes vertes cachées dans le jardin de son père, car «il ne parvenait pas, semblait-il, à se remplir l'estomac, peu importaient les quantités qu'il avalait à table.» (139) À la recherche de quelque chose qu'il ne pouvait pas atteindre, il a enduré à la fois la souffrance physique et la punition paternelle en tentant de soulager son «obsession». Des années plus tard, devenu un adulte émotionnellement affamé, il ne supporte pas de voir une autre créature souffrant de la faim. Néanmoins, même si elles vont dans le sens du thème victime-oppresseur, les bonnes intentions de Jim ont parfois un effet néfaste, comme lorsqu'il bourre de nourriture d'abord un jeune réfugié, puis Jabez, au point de les rendre violemment malades.
       La faim de Jim pour un contact physique et émotionnel est apaisée de façon ambiguë dans la fantaisie créée par Miss Ethel lorsqu'elle introduit Jabez; avec l'apparition de ce personnage l'histoire devient bien plus complexe que le récit d'une simple vengeance. Sa propre identification à la plus étrange de ses créations est évidente. Androgyne lorsqu'elle était petite du fait de l'influence de «cinq frères sauvages et [d']une meute de cousins tout aussi sauvages», (25) Miss Ethel n'a aucune difficulté à attribuer à un enfant mâle ses haines et ses désirs les plus profonds: «Elle construisit des scènes: Jim et l'enfant; elle-même, Jim, et l'enfant; elle-même et l'enfant - et cette dernière était comme d'être seule avec elle-même.» (23) Parmi les traits de caractère que partagent l'enfant et la vieille dame, on trouve leur capacité à faire «penser» Jim, leur mépris pour les femmes vierge (un signe de haine envers soi-même), et une préoccupation obsessionnelle pour le cerveau et le phallus, ainsi que Jabez l'exprime avec humour: «[...] l'intérêt que je porte aux gens est confiné au-dessus des yeux et en dessous de la ceinture.» (128)
       Au début, Jabez apparaît comme l'ultime arme de la vengeance de Miss Ethel contre son ancien élève. Projetant sans doute ses propres sentiments de culpabilité parce qu'elle a désiré un jeune élève, Jim désire sexuellement, non seulement un enfant, mais un enfant du même sexe que lui. Pourtant, il est ironique de voir à quel point Miss Ethel féminise Jabez et, peu à peu, son arme de vengeance devient sa propre doublure terrestre, car, comme l'a expliqué Dowell, «Elle est obligée de faire un androgyne de cet enfant mâle parce qu'elle ne peut pas accepter de se laisser pénétrer, même dans ses fantasmes...» (Interview). L'amant insaisissable de Jim satisfait aussi les besoins de plusieurs autres personnages. Dichotomie amorphe entre le jeune et le vieux, le masculin et le féminin, l'innocence et la corruption, Jabez apporte la pluie vitale dans un pays de sécheresse et fait oublier les problèmes d'un monde déchiré par la guerre en jouant le rôle de prétendant platonique pour Effie, d'enfant de substitution pour Helen Taylor, de doublure de Ludie, de frère et de fils tout autant que d'amant et de bourreau pour Jim.
       Dans le récit de Miss Ethel, Jabez a été envoyé pour venger l'honneur de Ludie en détruisant l'innocence de Jim. Tout comme son homonyme biblique Jabès, il parvient en douce à prendre possession d'un jardin où il peut se tapir pour guetter sa proie qui, inconsciente du danger, vient chercher les pommes défendues. Toutefois Jabez n'est pas seulement l'idée que Miss Ethel se fait d'un diable incarné venu tenter un pauvre fermier naïf et lui faire commettre des actes contre nature. Dans l'enfant lui-même on identifie le propre désir de la vieille fille, transformé en vengeance et en punition. Par l'intermédiaire de la séduction sadomasochiste de Jim par sa personnification la plus intime, Miss Ethel expose la relation symbiotique qui unit victime et bourreau.
       Lors d'une étrange scène sexuelle, Jabez, qui porte parfois le nom de «Bessie», revêt les vêtements de Miss Effie, entreprend Jim en usant de ruses féminines et reçoit, en retour, de la tendresse; cependant, lorsqu'il endosse le rôle du mâle et tente de violer Jim, il est sauvagement battu. Miss Ethel protège de la sorte l'identité sexuelle de Jim jusque dans le récit qu'elle écrit, mais son manque d'expérience transforme la consommation de l'acte sexuel en une perversion de la passion. N'ayant «aucun lien avec cette partie du pays» (205), sa sexualité refoulée met en équation la douleur, la culpabilité et, finalement, l'anéantissement. Une fois qu'il y a eu consommation, la mort est imminente.
       Le personnage androgyne créé par Miss Ethel, tout comme elle, tient des journaux secrets. Assis dans son lit, l'enfant mourant termine son journal par la déclaration, «JE NE PEUX PLUS ME PERMETTRE DE VIVRE.» (200) Cette affirmation sert de passerelle au lecteur pour atteindre l'épilogue, où le «vrai» Jim s'aperçoit que la vieille fille a transcrit exactement le même commentaire «dans son propre livre, avec ses propres mots, de sa propre main...» (210)

       Coleman Dowell, en référence à un personnage émotionnellement cannibale qu'il avait créé, a déclaré: «Les gens capables de créer sont en fait malades. Ils dévorent, ils avalent. Ils maltraitent ceux qui les entourent [...]» (Interview). Cette remarque éclaire beaucoup la «préoccupation centrale [de l'auteur]: la responsabilité du créateur face à celui ou celle qu'il a créé(e)...» (Interview). Cette préoccupation - pour lui «quelque chose de très, très moral» - a fait dire à Dowell qu'un grand nombre d'écrivains contemporains étaient «absolument immoraux» parce qu'ils «permettaient que les pires choses arrivent à leurs personnages sans autre raison que celle du fric. Les personnages sont bien plus qu'une invention à moins que vous ne soyez un auteur polémique.» (Interview)
       Le conflit entre auteur moral et immoral, exploré dans Mrs. October Was Here, réapparaît dans Trop de chair pour Jabez, un autre roman traitant secrètement «de l'écriture, rien que de l'écriture» (Interview). Bien que novice, Miss Ethel est tout aussi préoccupée par son art que l'était Mrs. October. Nous apprenons qu'elle tient «un journal, des cahiers, des carnets» (206) et qu'elle «avait réécrit tout le récit et en était satisfaite, et pourtant elle ne pouvait pas vraiment s'empêcher d'y revenir.» (9) En outre, elle est une praticienne douée et qui sait ce qu'elle fait, car c'est elle qui introduit le cadre de son histoire, prouvant son «talent pour la narration» (10), abandonnant la première personne pour la troisième et devenant la narratrice cachée.
       Malheureusement, Miss Ethel abuse de ses talents. L'histoire de la maîtresse d'école est pleine de mensonges, elle y montre ses «désirs plutôt que les événements». (206) Elle en est consciente: «Les scènes où elle apparaissait étaient ainsi signées, comme le papillon de Whistler avait été sa signature. Si ces apparitions étaient déformées, si elles étaient une dissimulation, il ne s'agissait, selon elle, que d'un astucieux stratagème [...]». (10) Le motif de la vengeance est parfaitement clair, et son «histoire perverse», en termes de droit, lui donne le rôle d'un «monstrueux juré», qui «à partir de fragments inspirés par les commérages de la ville et de quelques regards et silences échangés entre ceux qui étaient pour elle 'les accusés de l'affaire', [...] avait créé un monde» (10) qui, s'il avait été vrai, aurait pu «envoyer [Jim] derrière les barreaux.» (206)
       Il y a une grande différence entre l'écrivain immoral de l'histoire dans l'histoire et Coleman Dowell, l'écrivain moral du roman tout entier. Sa propre voix omnisciente est décelable dans les passages du prologue qui font référence à Miss Ethel comme à «la maîtresse». Toutefois, ce point de vue, auquel Dowell a donné le nom de «voix organisatrice» (Interview) a d'autres usages dans Trop de chair pour Jabez que dans les autres romans, où cette voix apparaît au milieu de phrases narratives pour spéculer et philosopher. Au cours du prologue de Jabez, la technique de l'omniscience croise la technique de l'intelligence centrale pour présenter les données sur Miss Ethel selon son point de vue à elle, et nous apprenons ainsi, sans jugement de valeur, l'existence du manuscrit de la vieille fille, qu'elle a pris sa retraite, qu'elle avait connu Jim autrefois, on nous parle de son enfance, de son isolement actuel.
       Alors que Jabez représente le besoin créatif de Miss Ethel, Jim est celui de Dowell, ce qu'il a peut-être indiqué lorsqu'il a expliqué, «À la fin, c'est le récit de Jim. Il prend la succession et termine la vie et le livre de Miss Ethel.» (Interview) Il est vrai que l'épilogue est rédigé à travers le regard de ce personnage. En passant du prologue à l'épilogue, du point de vue de Miss Ethel au point de vue de Jim Cummins, Dowell transforme l'objectivité en sympathie. Jim interprète la fantaisie comme la confession amoureuse d'une femme qui a nié sa nature sexuelle, une histoire où la déception de soi-même, l'auto-flagellation sont omniprésentes: «Il vit à quel point elle était disséminée dans tout le livre, et à quel point ses déguisements n'étaient là que pour se tromper elle-même: sous les traits de Ludie, de Jabez - lui parlant des sentiments qu'elle éprouvait pour lui. [...] Il pensa que ce n'était pas lui qu'elle calomniait mais elle-même [...]». (209) La pitié que Jim ressent envers le personnage est parallèle à sa tolérance envers l'histoire qu'elle a écrite, lorsque, par exemple, «Ce qu'il aurait voulu faire, [...] c'était la prendre dans ses bras comme une enfant, [...] la conduire à la ferme et la forcer à manger.» (204) Ayant été indirectement appelé au chevet de Miss Ethel, Jim effectue une pénétration symbolique, ce qui, pour la vieille fille, signifie la mort: «Alors, tout en lisant, il la vit perdre cette virginité, l'abandonner, l'éparpiller un peu partout en petits bouts de cartilage et de sang, car l'hymen le plus résistant est mental. [...] Il se demanda s'il avait 'fini' sa vie en la lisant, comme elle le lui avait demandé. Il soupçonnait qu'il en était ainsi [...]. Alors, il l'étreignit.» (209)
       Il est significatif que Miss Ethel meure à la fin de la Seconde Guerre mondiale, car ce conflit public est un miroir de son conflit privé. Elle se retrouve associée à la fois à Adolph Hitler et au frère imaginaire de Jim, un nazi du nom de Will - car, existe-t-il quelqu'un qui ait «une volonté [will en anglais] qui [ne soit] pas une dictature à parti unique?» (209) - ses élèves lui avaient donné le surnom de «fasciste» (202), un sobriquet dont Jim se souvient encore dans l'épilogue, où «[...] elle était toujours la maîtresse d'école, toujours la »fasciste»». (208) Il est évident que Miss Ethel était tout aussi impitoyable comme éducatrice que comme artiste, ces deux rôles étant liés selon Dowell, qui a dit, «Une partie de mon désir d'écrire est un désir d'enseigner. La plupart des écrivains veulent enseigner...» (Interview). Mais, au contraire de l'immorale Miss Ethel, le Dowell moral enseigne par «compassion [...] pour l'être humain, cette 'pauvre créature fendue', si vulnérable du fait de sa sexualité.» (Interview)

Traduit de l'anglais par B. Hoepffner

Notes:

1. John Kuehl et Linda Kuehl, «An Interview with Coleman Dowell», Contemporary Literature, XXII (été 1981), pp. 272-291. Toutes les autres références qui en sont issues sont indiquées dans le texte par (Interview). [>]

2. Walter Blair (éd.), Native American Humor, San Francisco, Chandler Publishing, 1960, p. 92. [>]

3. Coleman Dowell, Too Much Flesh for Jabez, New Direction, 1977, (Trop de chair pour Jabez, Climats, 1995; toutes les références à ce livre sont indiquées par le numéro de page de l'édition française, entre parenthèses). [>]