Le Centaure cartésien
Hugh Kenner [*]

                            ...whilst this machine is to him...
                                                               -Hamlet
                            
Il n'y a plus de roues de bicyclette.
                                                        Fin de Partie

       Molloy avait une bicyclette; on emmenait Moran sur le porte-bagages d'une bicyclette, Malone se rappelle le couvercle d'un timbre de bicyclette, des bicyclettes passent devant les yeux de Watt au début et à la fin de sa traversée de la maison de Knott; Clov suppliait qu'on lui donne une bicyclette pendant que les bicyclettes existaient encore, et tandis qu'il y avait encore des bicyclettes, ce fut un accident de tandem qui priva Nagg et Nell de leurs jambes. Comme le chapeau melon et la lettre M, la bicyclette traverse silencieusement à intervalles réguliers le paysage intérieur de Beckett, que ce soit pour nous persuader que ce lieu possède après tout une sorte d'identité, ou que ce soit alors, comme la jarre dans le Tennessee dont nous parle le poète (1), pour nous fournir pendant quelque temps un point autour duquel les impressions puissent se rassembler. S'il ne s'agit jamais d'une bicyclette neuve et solide, toujours d'une bicyclette perdue, d'une bicyclette dans le souvenir, comme les jambes de Nagg ou la santé de Molloy, c'est que cet état de chose est essentiel à son rôle; comme le corps elle se désintègre, comme la vigueur du corps elle se retire dans le passé: Hoc est enim corpus suum, un cadre ambulant, en équilibre newtonien.
       Molloy est séparé de sa bicyclette, la première étape d'une désintégration qui comprend le raidissement d'une jambe, le raccourcissement de l'autre jambe qui avait auparavant été raide, la chute des doigts d'un pied (il oublie lequel), les cercles décrits en vacillant, la reptation, se traîner sur le ventre en se servant de ses béquilles comme de grappins, quelques brefs moments où il pense rouler et finalement s'immobiliser dans un fossé. «Molloy pouvait rester, là où il était.» Auparavant, alors qu'il était en possession de la bicyclette, sa posture était moins abandonnée lorsqu'il restait là où il était:

       «Tous les cent mètres à peu près je m'arrêtais pour me reposer les jambes, la bonne aussi bien que la mauvaise, et non seulement les jambes, non seulement les jambes. Je ne descendais pas à proprement dire de selle, je restais à califourchon, les deux pieds par terre, les bras sur le guidon, la tête sur les bras, et j'attendais de me sentir mieux.»

       Dans ce tableau l'homme et la machine s'unissent en une stase conjointe, chacun indispensable au soutien de l'autre. À l'arrêt, la bicyclette prolonge et stabilise l'endosquelette de Molloy. Dans le mouvement aussi, elle complète et corrige ses déficiences structurelles:

       «Je montais à bicyclette avec un certain bonheur, à cette époque. Voici comment je m'y prenais. J'attachais mes béquilles à la barre supérieure du cadre, une de chaque côté, j'accrochais le pied de ma jambe raide (j'oublie laquelle elles sont raides à présent toutes les deux) à la saillie de l'axe de la roue avant et je pédalais avec l'autre. C'étais une bicyclette acatène, à roue libre, si cela existe. Chère bicyclette, je ne t'appellerai pas vélo, tu étais peinte en vert, comme tant de bicyclettes de ta promotion, je ne sais pourquoi.»

       Cette étrange machine est le parfait complément de Molloy. Elle compense même son incapacité à s'asseoir («la position assise n'était plus pour moi, à cause de ma jambe courte et raide); et elle transfert en un plan idéal, newtonien de progression rotatoire et de stabilité gyroscopique ces expédients locomoteurs invraisemblablement complexes pour l'être humain intact, et impraticables pour Molloy, infirme.
       Dans divers passages de son oeuvre, Beckett a examiné ces expédients avec force détails. Sur plus d'une demi-page il énumère les différentes sortes de mouvements partiels qu'entraîne «la méthode dont usait Watt pour avancer droit vers l'est, par exemple». Le protagoniste de «L'Expulsé» consacre presque 500 mots à un thème semblable, remarquant que chaque tentative pour modifier ses méthodes plutôt malcommodes «finissait toujours de la même manière, je veux dire par une perte d'équilibre, suivie d'une chute», tandis que la progression caractéristique du protagoniste du «Calmant» «à chaque pas semblait résoudre un problème statodynamique sans précédent». «Sur les genoux, mon chéri, essaie sur les genoux», crie Winnie dans Oh les beaux jours. «Genoux! Genoux! (Pause) Quelle malédiction la mobilité.» Car le corps humain est pour la compréhension newtonienne une machine intolérablement défectueuse. Il ne possède, en position verticale, absolument aucun équilibre; ce n'est que par d'innombrables petites modifications compensatoires qu'il entretient l'illusion de l'immobilité, et quand il s'avance sur ses jambes il le fait en perdant et en retrouvant périodiquement son équilibre, d'une manière trop profondément plongée dans le ad hoc pour qu'on puisse la reconstruire analytiquement. Chaque pas est improvisé, excepté chez les systématiseurs acharnés comme Watt. Et c'était ce type de machine, dont l'union avec l'intelligence pure laissait Descartes perplexe, qui créa le mode de spéculation dans lequel tous les personnages de Beckett se sont spécialisés.

       «Or il n'y a rien que cette nature m'enseigne plus expressément, ni plus sensiblement, sinon que j'ai un corps qui est mal disposé quand je sens de la douleur, qui a besoin de manger et de boire, quand j'ai les sentiments de la faim ou de la soif, etc. En partant je ne dois aucunement douter qu'il n'y ait en cela quelque vérité.»

       Cette dernière phrase, malgré la certitude que proclame Descartes, a le ton de Molloy, et le passage entier - il est tiré de la Sixième Méditation (1641) - invite à la comparaison avec certaines spéculations de L'Innommable.

      «Me prendre, sans scrupule ni ménagement pour celui qui existe, d'une façon quelconque, peu importe laquelle, pas de fignolage, celui dont cette histoire, un instant, se voulait l'histoire. Mieux, me prêter un corps. Mieux encore, m'arroger un esprit. Parler d'un monde à moi, dit aussi intérieur, sans étrangler. Ne plus douter de rien. Ne plus rien chercher. Profiter de l'âme, de l'épaisseur, tout flambant neuves, pour abandonner, du seul abandon possible, du dedans. Enfin, bref, ces décisions prises, et d'autres encore, continuer tranquillement comme par le passé. Il y a quand même quelque chose de changé.»

       Ces décrets et ces révulsions sont plus proches de l'esprit cartésien que ne l'est Descartes lui-même; car Descartes, lorsqu'il détournait son attention des vérités immuables des mathématiques, pouvait résoudre les multiples confusions existant au sujet de l'état humain parce que «de cela seul que Dieu n'est point trompeur, et que par conséquent il n'a point permis qu'il pût y avoir aucune fausseté dans mes opinions, qu'il ne m'ait aussi donné quelque faculté capable de la corriger». Mais cette hypothèse vient d'en dehors du Système, et un Molloy ou un Malone n'y accordent pas grande confiance; pour ne rien dire de L'Innommable, qui suppose que les puissances supérieures trompent perpétuellement. Les protagonistes de Beckett accorderaient certainement moins de poids apodictique aux résolutions classiques du doute cartésien que ne le fait Descartes; et en particulier à sa conclusion que le corps est «une machine ayant été faite des mains de Dieu», et que celle-ci «est incomparablement mieux ordonnée, et a en soi des mouvements plus admirables, qu'aucune de celles qui peuvent être inventées par les hommes». Car, au contraire de celui de Molloy, le corps cartésien ne paraît pas assujetti à la perte de doigts de pied ou à l'arthrite des poignets.
       Descartes est tellement attaché à ce mécanisme corporel parfait qu'il doit se pencher avec une attention toute particulière sur la question de savoir comment une machine bien faite peut être distinguée d'un homme, d'autant plus qu'il ne faut pas oublier qu'une machine est susceptible de s'acquitter bien mieux de la plupart des tâches: «Une horloge, qui n'est composée que de roues et de ressorts, peut compter les heures et mesurer le temps plus justement que nous avec toute notre prudence.» Sa réponse est loin d'être rigoureuse, étant donné qu'elle se fonde justement sur cette interpénétration du corps et de l'esprit qu'il a, par ailleurs, tant de mal à expliquer. Molloy ou Malone auraient, eux, moins de difficultés à résoudre ce problème. Le corps, si nous le considérons sans aucun préjugé à la lumière de ce que le dix-septième siècle connaissait des machines simples, se distingue de toute autre machine, quelle qu'en soit la complexité, en ceci qu'il est malhabile, mal ajusté et inintelligible; l'ingéniosité analytique la plus acérée est incapable de résoudre une seule de ses fonctions, si ce n'est, sans aucune précision, en termes de levier, de cale, de roue, de poulie, de vis, de plan incliné, ou d'une combinaison quelconque de ces termes. Si nous voulons admirer un corps digne de la raison humaine, il nous faudra le créer, ce que firent les Grecs lorsqu'ils unirent les fonctions les plus nobles de l'être rationnel et de l'être animal, l'homme et le cheval, et créèrent la race à laquelle ils assignèrent Chiron, éducateur d'Asclépios, de Jason et d'Achille. Depuis de nombreuses années, cependant, nous avons pu utiliser une image de la perfection corporelle bien plus noble que ne l'était celle du cheval. Le Centaure cartésien est un homme à bicyclette, mens sana in corpore disposito.
       Cet être domine clairement la confusion où Descartes a laissé la relation corps-esprit. L'intelligence guide, la merveille mobile obéit, et il n'y a pas de mystérieuse interpénétration de fonctions. (La bicyclette, naturellement, impose ses conditions; il est tout à fait inutile à l'intelligence de tenter de la faire monter sur le tronc vertical d'un arbre. Dieu, de la même façon, est incapable de contredire Sa propre nature.) Dans «Le Calmant», un cycliste spectral passe dans une rue déserte à un moment non précisé, sans cesser de lire un journal qu'il tient ouvert devant ses yeux à l'aide de ses deux mains. Ainsi le corps et l'esprit s'occupent noblement de leurs affaires respectives, sans interférence ni interaction. De temps en temps il fait sonner le timbre, sans cesser de lire, jusqu'à ce que des lois optiques de la plus implacable précision l'aient réduit à un point sur l'horizon. Il n'existe pas, dans toute l'étendue du paysage beckettien, d'image plus complète et plus indépendante de la félicité.
       Nous commençons à comprendre le grand plaisir qu'aurait Molloy à faire une description détaillée de sa bicyclette, et pourquoi Moran écrirait «volontiers quatre mille mots» sur la bicyclette qu'achète son fils, laquelle a dû autrefois être de première qualité. Bien qu'aucune de ces descriptions ne soit jamais fournie, on nous donne cependant une description suffisamment technique du mode d'union - pour ne pas dire de symbiose - de chacune de ces bicyclettes avec son cycliste. («Voici en quelques mots la solution à laquelle j'arrivai. La gibecière d'abord, puis le sac à dos, puis le manteau de mon fils plié en quatre, le tout solidement ficelé, avec les bouts de ficelle de mon fils, au porte-bagages et au pilier de la selle. Quand au parapluie, je me l'accrochai au cou, afin d'avoir les deux mains libres pour tenir mon fils à la taille, sous les aisselles plutôt, car j'étais finalement plus haut perché que lui. Roule, dis-je. Il fit un effort désespéré, je veux bien le croire. Nous tombâmes. Je ressentis une vive douleur au tibia. J'étais tout empêtré dans la roue arrière. Aide-moi! criai-je.») Le monde est un lieu imparfait; ce thème mérite d'être expliqué sur un plan plus idéal. Essayons donc.
       Considérez le cycliste au moment où il passe, suprême spécialiste, transfigurant l'acte du mouvement d'un endroit à un autre qui est lui-même la suprême spécialité du corps sensible. Il est le terme de l'évolution locomotrice en partant de la limace et des choses qui rampent. Si Gulliver avait pu voir ce phénomène il se serait détourné des Houyhnhnms, et Platon aurait réexaminé la possibilité d'incarner une idée. Ici s'achève toute métaphysique rationaliste (tandis qu'il passe en pédalant, le mouvement réciproque constamment converti en mouvement rotatoire). Freud est imperméable à cette association, et Shakespeare n'y aurait trouvé aucune utilité évidente. Ce corps glorieux est l'accomplissement suprême du cartésianisme, le produit d'une pure intelligence, qui l'a devancé dans le temps et le domine à présent dans la fonction. Il n'est ni engendré ni (avec un minimum de précaution) corrompu. Ici Euclide atteint la mobilité: cercle, triangle, rhombe, les formes claires et distinctes de la connaissance cartésienne. Ici la stabilité gyroscopique rivalise avec l'ancien paradoxe du point fixe et de la jante pour retenir notre attention. (Il pédale avec une dignité impénétrable, combinant la position assise avec la marche, sedendo et ambulando, le roi-philosophe.) L'examen de l'infinie perfection de la chaîne, des maillons qui s'imbriquent sans discontinuer sur les dents, est un plaisir perpétuel; se dire qu'un maillon spécifique est alternativement stationnaire par rapport à la couronne dentée, puis en mouvement par rapport à la même couronne dentée, sans le moindre hiatus entre ces états, c'est entretenir le type de mystère rassurant qui, comme Moran l'a fait remarquer «avec exaltation» dans un autre ordre d'idées, peut être étudié pendant toute une vie sans qu'on parvienne jamais à le comprendre. Les roues sont un miracle; le dispositif avance sur de l'air, soutenu par un réseau de câbles tendus, non pas opposés à la gravité, mais opposés les uns aux autres. La Litanie des Machines Simples accompagne sa progression. Levier, Poulie, Roue et Axe: les manivelles du pédalier, la chaîne, les roues. Vis, le frein à contre-pédalage. Cale, l'embase chargée de la sécurité du guidon. Et l'apogée de sa transparente ingéniosité, car, du fait de l'inclinaison de la fourche avant, si la roue avant s'écarte vers la gauche ou vers la droite, la bicyclette est ramenée à la ligne droite par le mécanisme d'une sixième machine invisible, le Plan Incliné; étant donné que tant qu'elle ne maintient pas une ligne droite elle est gênée par la conviction qu'elle essaye de gravir une pente, ce qu'elle préfère ne pas faire. Voici la fixation du rêve de l'enfance, voici l'accomplissement du jeune homme. Toutes les facultés humaines viennent s'intégrer, tous les muscles humains à l'exception peut-être de celui l'auriculaire. Ainsi se trouve exaucée la promesse que le serpent fit à Eve, et eritis sicut dii; et il est normal qu'au moment où j'écris ces mots, un coureur cycliste vétéran parcoure la France, exposé à l'attention intermittente de M. Beckett, il est chauve, il a du «fond», et est régulièrement placé dans les courses locales et nationales, son prénom est insaisissable, et son nom est Godeau 
(2).
       Monsieur Godeau, et ceci est évident d'après nos spéculations, est le type même de l'Homme cartésien in excelsis, du Centaure cartésien, corps et esprit unis en une tension harmonieuse: l'esprit occupé de survie, de maîtrise, et de la contemplation des relativités immuables (tout passe, et tout dure), le corps, réduction jusqu'à la quintessence, en termes non désordonnés, de la machine. L'oeuvre beckettienne nous indique aussi clairement que M. Godot, ce parangon de résolution et de transformation, ne vient pas aujourd'hui, mais peut-être demain, et que pendant ce temps les Molloy, les Moran et les Malone de ce monde doivent se débrouiller comme ils le peuvent, c'est-à-dire, plutôt mal. L'homme cartésien privé de sa bicyclette n'est qu'une intelligence attachée à un animal mourant.
       L'animal mourant conserve néanmoins les stigmates de son état supérieur. Molloy, après l'abandon de sa bicyclette, ne se résigne pas alors à la démarche traînante de l'humain et ne renonce pas à ce royaume où l'arc, la tangente et la trajectoire décrivent le lieu géométrique du mouvement idéal. Non, même dans son état décyclé, il est à moitié mécanisé; il peut se servir du levier pour avancer, pour se «balancer lentement en avant, à travers les airs».

       «La démarche du béquillard, cela a, cela devrait avoir, quelque chose d'exaltant. Car c'est une série de petits vols, à fleur de terre. On décolle, on atterrit, parmi la foule des ingambes, qui n'osent soulever un pied de terre avant d'y avoir cloué l'autre. Et il n'est jusqu'à leur course la plus joyeuse qui ne soit moins aérienne que mon clopinement.»

       («Mais ce sont là des raisonnements, basés sur l'analyse», ajoute-t-il avec précaution, se situant, sans toutefois s'y soumettre, dans la faille tragique du paradis cartésien.) Quand ses jambes l'abandonnent il parvient à adapter le principe de l'encliquetage à rochet: «Allongé à plat ventre, me servant de mes béquilles comme de grappins, je les plongeais devant mois dans le sous-bois, et quand je les sentais bien accrochées, je me tirais en avant, à la force des poignets.» Périodiquement, tandis qu'il se jette en avant de cette manière, comme le prototype d'un camion lunaire, il améliore l'analogie avec une bicyclette assez mal dessinée en actionnant sa corne («Je l'avais détachée de ma bicyclette») à travers l'étoffe de sa poche. «Elle rendait un son de plus en plus étouffé.»
Le mouvement réciproque est, semble-t-il, une des caractéristiques de Molloy, qu'il soit ou non monté sur une bicyclette. La bicyclette acatène, inhabituelle, où l'énergie est apparemment transmise comme dans une locomotive par des tiges réciproques 
(3), met l'accent sur ce motif. Et il n'est pas non plus le seul personnage de ces livres dont le mode de progression soit une chose étudiée et analysée, distincte de l'inconséquence humaine. Il est étrangement pertinent de dire des personnages de Beckett, comme des corps newtoniens, qu'ils sont ou bien au repos ou bien en mouvement; et dans l'univers de Beckett, le mouvement, pour ceux qui ont la capacité de se mettre en mouvement, est une entreprise qui mérite une description détaillée, et sans aucun doute une réflexion prolongée. Par exemple, Macmann, la création de Malone, commence par rouler sur le sol, et se retrouve avancer «avec régularité et même une certaine rapidité, selon l'arc d'un cercle gigantesque probablement», une de ses extrémités étant plus lourde que l'autre «mais de peu». «Et sans ralentir son allure il se prit à rêver d'un pays plat où il n'aurait jamais plus à se lever ni à se maintenir debout en équilibre, d'abord sur le pied droit par exemple, ensuite sur le pied gauche, et où il pourrait aller et venir et de cette façon survivre, à la manière d'un grand cylindre doué d'intelligence et de volonté.»
       Malone lui-même, au contraire, est au repos; et le mécanisme cartésien a été tellement démantelé qu'il lui faudrait, estime-t-il, plusieurs semaines pour rétablir les connections entre son cerveau et ses pieds, si le besoin s'en faisait sentir. Il n'a pas, c'est évident, de bicyclette, et ne parle nulle part de bicyclette; mais il inclut parmi ses possessions, non seulement une moitié de béquille, mais aussi le couvercle du timbre de sa bicyclette: le plus infime rudiment, comme un osselet de dinosaure. Et pourtant l'idée lui vient, à lui aussi, de jouer à la Cause première: «Je me demande si je pourrais arriver, en me servant du bâton comme d'une gaffe, à déplacer mon lit. Il peut très bien être sur des roulettes, beaucoup de lits le sont. Incroyable que je ne me sois jamais posé cette question depuis le temps que je suis ici. J'arriverais peut-être à le guider à travers la porte, tellement il est étroit, et même à lui faire descendre l'escalier, s'il y a un escalier qui descend.» Malheureusement, au premier essai, il lâche le bâton, et, méditant sur ce désastre, affirme une affinité intellectuelle avec une autre Cause spéculative: «J'ai dû mal choisir mon point d'appui dans l'obscurité. Or tout est là, Archimède avait raison.»
       Que personne ne soit déconcerté par la présence d'Archimède: la bicyclette de Beckett peut orchestrer tous les grands thèmes de la spéculation humaine. Toutefois, étant donné que les personnages de Beckett traitent leurs affaires les plus palpables dans quelque univers d'absence, c'est sans surprise que nous découvrons que la bicyclette fait son apparition la plus complète et la plus paradigmatique dans un roman qui n'a pas été publié 
(4). Il s'agit d'une composition des années 45 où sont exposées en détail les aventures de ce que L'Innommable appellera plus tard «le pseudo-couple Mercier-Camier».

              Tu te souviens de notre bicyclette? dit Mercier.
              Oui, dit Camier.
              Parle plus fort, dit Mercier, je n'entends rien.
              Je me souviens de notre bicyclette, dit Camier.
              Il en subsiste, dit Mercier, solidement enchaîné à une grille, ce qui peut raisonnablement subsister, après plus de huit jours de pluie incessante, d'une bicyclette à laquelle on a soustrait les deux roues, la selle, le timbre et le porte-bagages. Et le réflecteur, ajouta-t-il, j'allais l'oublier. Quelle tête j'ai.
              Et la pompe, naturellement, dit Camier.
              Tu me croiras ou tu ne me croiras pas, dit Mercier, ça m'est égal, mais on nous a laissé notre pompe.
              Elle était cependant bonne, dit Camier. Où est-elle?
              J'ai pensé qu'il s'agissait peut-être d'un simple oubli, dit Mercier. Alors je l'ai laissée. J'ai cru bien faire. Que gonflerions-nous, à présent? Je l'ai invertie, par exemple. Je ne sais pas pourquoi.
              Elle tient aussi bien comme ça? dit Camier.
              Oh, tout aussi bien, dit Mercier.

       Cet échange est hérissé de problèmes. Ayant subi un démembrement à la Molloy, la bicyclette a-t-elle à un moment ou à un autre livré son identité? Ou bien n'est-elle identifiable qu'au sens où on identifie un cadavre? Et d'aucune autre façon? D'une autre façon? Une fois de plus, si nous acceptons qu'un cadre en tube d'acier rhomboïde bifurqué, équipé d'un guidon et d'un pignon, est reconnaissable comme étant une bicyclette, cet agrégat d'apparences sensibles a-t-il abandonné son essence avec la disparition des roues? De ses deux roues il a tiré son nom, sur ses deux roues il s'acquitte de sa fonction essentielle. Jusqu'où le caractère décisif d'une nomenclature peut-il nous persuader de mettre en équation la fonction, l'essence et l'identité? Il y a là matière à troubler un professeur; ces problèmes auraient certainement mobilisé toute l'attention tatillonne de Watt. Mercier, homme moyen sensuel, est suffisamment expert en précision pour reconnaître le problème en passant - que peut-on dire de ce qui reste d'une bicyclette réduite de la sorte - mais insuffisamment curieux pour poursuivre son investigation. Au lieu de cela, son attention s'attarde, un peu aseptiquement, sur deux problèmes humains, le premier éthique peut-être (si, étant donné que l'anatomiste anonyme n'a sans doute qu'oublié de prendre la pompe, elle ne devrait pas être laissée là pour lui) et le second herméneutique (pourquoi, ayant décidé de la laisser, n'a-t-il lui-même pas pu s'empêcher de la remettre à l'envers).
       Ces différents types de questions se trouvent avoir un éclat formel bien supérieur à leur importance pratique. L'univers Mercier-Camier est aigri par des causes finales non transférables, ce que, avec leur laconisme astringent, les deux personnages ne semblent reconnaître qu'à moitié. Ils se trouvent en présence, en fait, d'un événement archétypique, ou peut-être d'un présage, ou peut-être d'une cause: on n'en sait rien. Rétrospectivement, toutefois, une chose est claire: à partir du démembrement de leur bicyclette nous pouvons dater la désintégration de l'unité originelle et asservie en paire de Mercier et Camier. Dans le dernier tiers de ce roman, ils deviennent graduellement de vagues connaissances qui se saluent, comme les deux roues qui étaient autrefois soutenues par le même cadre mais sont désormais libres de poursuivre des carrières indépendantes. Cette séparation n'est pas voulue, elle a lieu, tout simplement, comme la dissolution de quelque conjonction aléatoire de planètes: «pseudo-couple», évidemment.
       Pour L'Innommable, il n'y a ni bâton, ni Archimède, ni le moindre problème du type de ceux de Malone, du type de ceux de Mercier-Camier, en grande partie parce qu'il n'y a pas de corps vérifiable; et il n'y est fait allusion, ni à une bicyclette, ni à la réflexion d'une bicyclette, et aucune bicyclette n'y est mentionnée du début à la fin du roman, qui, à cet égard comme à tant d'autres, se situe à part dans l'oeuvre de Beckett. Et ceci n'est pas surprenant; car L'Innommable est l'étape finale d'une trilogie qui suit le processus cartésien à l'envers, commençant par un je suis corporel et se terminant par un cogito dépouillé. Cette réduction commence par un voyage (celui de Molloy) et un démembrement du Centaure cartésien; son terme central (Malone meurt) est un état, que domine un cerveau impossible à apaiser; et la troisième phase, qui n'a ni l'identité du repos ni celle du mouvement, ne fonctionne ni sous le signe de la matière ni sous celui de l'esprit parce qu'elle échappe aux deux, et ne se préoccupe à l'infini que d'une intimité déconcertante entre le discours et la non existence.
       Ce qui ne veut pas dire, cependant, que les problèmes fondamentaux d'un philosophe du dix-septième siècle, et en particulier les problèmes des corps en mouvement, sous leurs formes les plus dépouillées, ne touchent pas L'Innommable. Le premier corps en mouvement est, inopinément, Malone, qui «paraît et disparaît avec une exactitude de mécanique, toujours à la même distance de moi, à la même vitesse, dans le même sens, dans la même attitude». Il est peut-être assis, il roule sans faire de bruit; les signes semblent en fait indiquer qu'il est porté à travers cet espace idéal sur quelque quintessence de bicyclette. Et voilà pour la cosmologie. Nous sommes ensuite confrontés à un certain Mahood, sous deux aspects: Mahood en mouvement, Mahood au repos. En mouvement, sur des béquilles mais avec une jambe en moins, il exécute une spirale convergente; au repos, il habite dans une urne. Sous ces deux aspects, il est un Descartes soumis à la calamité des ténèbres de la lune. Au repos dans l'urne, il poursuit suffisamment le cogito pour penser à demander une preuve de son existence («Que tout devient simple et clair, quand on ouvre l'oeil sur le dedans, à condition bien sûr de l'avoir au préalable exposé au dehors, afin de mieux jouir du contraste»). Poursuivant de la sorte les «délices du clair et simple», il s'arrête pour se permettre «un distinguo (je pense toujours)»:

«Que mon sanctuaire soit réellement là, je ne songe pas à le nier, cela ne me regarde pas, quoique la présence à un tel endroit, sur la réalité duquel je n'entends pas chicaner non plus, d'une urne aussi vaste me paraisse peu vraisemblable. Non. Je doute seulement que je sois dedans. Il est plus facile d'élever un temple que d'y faire descendre l'objet du culte. (...) Voilà où mènent les distinguo.»

       Il est clair que l'urne est ce à quoi le corps, conçu géométriquement, peut être réduit par l'intelligence qui systématise. Quand à l'unijambiste aux béquilles, il continue sa spirale convergente (la première courbe rectifiée par Descartes), complémentant par son mouvement idéalement incommodé la cogitation idéalement perplexe de l'autre, et complétant ainsi un petit cosmos envahi par les deux fonctions cartésiennes, le mouvement et la pensée. Il cahote, saute, oscille et tombe, tellement éloigné de l'ancienne symbiose avec la bicyclette qu'une telle possibilité ne peut même pas lui venir à l'esprit, et pourtant, en exploitant au mieux les insuffisances de la chair, elle lui permettra de parodier avec acharnement quelque machine obsessionnelle. Molloy aussi progressait en spirales, sa navigation était imparfaite, et en arrivant dans la forêt il décide sournoisement de déjouer l'illusion qui ferait décrire aux voyageurs des cercles involontaires: «tous les trois ou quatre rétablissements je modifiais le cap, ce qui me faisait décrire, sinon un cercle, tout au moins un vaste polygone, on fait ce qu'on peut, et me permettait d'espérer que j'avançais droit devant moi, malgré tout, en ligne droite». La géométrie de Molloy est plane; la spirale décrite par le substitut de L'Innommable se trouve sur la surface d'une sphère, et il s'ensuit que, si elle prend son origine en un point, elle ne peut que s'élargir jusqu'à l'exécution d'une oscillation égale à la plus grande circonférence de la sphère, pour ensuite commencer nécessairement à se refermer. À l'endroit où nous entreprenons la lecture de son histoire, son oscillation globale converge vers un espace vraiment très petit, précédant le moment où il n'aura pas d'autre solution que repartir dans l'autre sens par manque de place. Au pôle de convergence, nous sommes surpris de trouver sa famille le surveillant, l'encourageant de la voix («Tiens bon, mon grand, c'est le dernier hiver.»), chantant des hymnes, évoquant quel beau bébé il avait été.
       Et pourtant le lecteur de ces dernières pages n'est jamais frappé par cette volonté de s'imposer, embourbée mais néanmoins humaine, qui avait précédemment animé la progression de Molloy vers sa mère. Premièrement, la narration n'est plus imprégnée de cette infatigable énergie à la première personne. La progression de Mahood, en partie quelque chose dont L'Innommable fait l'expérience mais en partie aussi quelque chose de peu fiable qu'il nous raconte, a été dissociée de ses passions empathiques, et, tout en tentant de se rappeler ses pensées et ses sentiments (ou ceux de Mahood) il ne peut que rendre compte de l'absorption dans les détails techniques de la progression spirale. «Ce mouvement qui m'avait été imprimé, il s'agissait pour moi, ne pouvant faire autrement, de m'y maintenir, dans la mesure de mes moyens déclinant.» L'anéantissement de sa famille par le poison ne l'arrête pas alors qu'il termine ses girations, «en piétinant les restes méconnaissables des miens, à qui le visage, à qui le ventre, selon le hasard de leur distribution, et en y enfonçant les bouts de mes béquilles, à l'arrivée comme au départ».
       La bicyclette a disparu depuis longtemps, le Centaure a été démembré; il ne reste rien de l'ivresse de la progression du cycliste à l'époque ou il était maître des choses qui se mouvaient, si ce n'est l'habitude indéracinable de s'obstiner comme une machine. La sereine confiance du majestueux Cogito... est, elle aussi, dissociée, dans cette dernière étape du rêve de l'homme cartésien, en une verbosité qui n'a conservé que des vestiges de logique, et qui est peut-être introduite en lui par d'autres êtres: condition qui avait été étrangement préfigurée par le perroquet auquel un ami de Malone avait essayé d'apprendre le Nihil in intellectu quod non prius in sensu, une doctrine qu'il aurait de toute façon réduite à une parodie chaque fois qu'il aurait ouvert le bec. Il ne peut aller plus loin que Nihil in intellectu, qu'il fait suivre d'une série de couacs. Bien plus fondamentalement que son grand ancêtre, Bouvard et Pécuchet, la trilogie de Beckett juge l'époque des Lumières et réduit à ses termes essentiels les trois siècles au cours desquels ces processus ambitieux dont Descartes est le symbole et le précurseur (mais peut-être, comme pour L'Innommable, un Comité de Zeitgeist parlait-il aussi à travers lui?) sont parvenus à la déhumanisation de l'homme. La raison pour laquelle Godot ne vient pas est évidente. Le Centaure cartésien était un rêve du dix-septième siècle, le rêve fatal d'être, de savoir, et de se mouvoir comme un dieu. Au vingtième siècle, lui et sa machine ont disparu, et il ne reste plus qu'un élan désespéré: «je ne sais pas, je ne le saurai jamais, dans le silence on ne sait pas, il faut continuer, je vais continuer.»

 

Extrait de Samuel Beckett: A Critical Study. © Hugh Kenner
(New York: Grove Press Inc., 1961; London: John Calder, Ltd, 1961)
Publié avec la permission de l'auteur et des éditeurs

 

Notes:

*     Hugh Kenner est, selon Guy Davenport, "certainement le meilleur critique et le meilleur écrivain en prose que nous ayons"; spécialiste incontesté du mouvement moderniste, il a été le premier critique a écrire sur Ezra Pound et sur Wyndham Lewis; son livre sur Joyce - Joyce's Voices - est une investigation en profondeur de la forme narrative. Il a achevé il y a deux ans une trilogie sur les trois "provinces" du modernisme international en littérature: les modernistes américains, les modernes irlandais et les modernes anglais. "Le Centaure cartésien" fait partie d'un livre (Samuel Beckett: A Critical Study) épuisé aujourd'hui. On attend toujours que ses analyses des modernistes (Joyce, Wyndham Lewis, Ezra Pound) ou sa magistrale étude sur les "contrefacteurs" (illustré par Guy Davenport) soient publiées en France. Hugh Kenner est de nationalité canadienne, mais vit aux Etats-Unis et enseigne à Johns Hopkins University. [>]

1. Allusion au poème de Wallace Stevens «Anecdote of a Jar», Harmonium, 1923. (N.d.T.) [>]

2. Pour tranquilliser le lecteur sceptique, je voudrais ajouter que c'est M. Beckett lui-même qui m'a appris l'existence de cet homme. [>]

3. M. Beckett se souvient avoir vu une bicyclette de ce type pendant son enfance à Dublin. [>]

4. Mercier et Camier a été publié en France en 1970, après qu'ait été écrit ce texte. (N.d.T.) [>]

Traduit de l'anglais par B. Hoepffner