Quand la source se tarissait, je m'alarmais
(«Ne vous laissez pas trop vitre mettre hors de sens ni alarmer par des manifestations de l'esprit.» Deuxième Epître aux Thessaloniciens)
Bernard Hoepffner


       Il est des voix qui retentissent d'abord, résonnent un peu, vibrent mollement, et finissent par se répercuter contre les murs et les escaliers disparus de l'enfance pour s'insinuer entre les pierres. Elles causent bien, ces voix, elles ronronnent souvent de toute la beauté classique d'une langue pateline puisée chez les meilleurs auteurs, un peu figée sans doute parfois, disons rhétorique, et tellement attendue; des phrases qu'on pourrait terminer soi-même comme on termine, inconsciemment, un alexandrin. Ces voix, ce sont celles de ceux qui savent, car leurs sous-vêtements ont les couleurs cardinales de la justice, de la prudence, de la tempérance et du courage; ce sont des voix qui ne crient pas - car dans un cri il arrive qu'on s'évanouisse tout entier pour ne plus être le sujet de son cri -, des voix qui savent qu'il n'est pas nécessaire de crier pour être bien entendu; pour que la voix porte il vaut mieux sublimer et sublimiser, prendre au dépourvu ses forces de révolte, les encoconner dans la soie du supérieur, du majestueux, la soie d'un soi qu'on a déguisé, lui donnant ainsi toutes les apparences de l'inexistence (et pourtant il est aussi présent que l'odeur du fil de soie ténu qu'exhale la bougie qui a été éteinte), à qui l'on donne la guise de l'effacement, afin qu'il sourde mieux plus loin et insidieux - le soi - inaperçu, sous des phrases trompeuses, des phrases ampoulées mais banales - sans marcel - car elles portent, ces voix, une cravate invisible barrant un col ouvert.
       C'est sans aucun doute notre mauvaise conscience que réveillent ces voix; c'est là que le bas bât blesse; c'est à leur écoute que surgissent des souvenirs mal enfouis, que revivent un moment ces gens décrits par Victor Hugo: «ces prétendus hommes charitables, qui font les confits, qui vont à la messe, qui donnent dans la prêtraille, prêchi, prêcha, dans les calotins, et qui se croient au-dessus de nous, et qui viennent nous humilier.» Les discours de ces hommes, de cette «prêtraille», je les hais parce que je les avais crus disparus, ou du moins bien répertoriés et qu'en revoilà qui veulent faire croire qu'ils détiennent une vérité supérieure, et c'est ainsi que Charles Juliet s'adresse à nous: «J'ai enfin compris que nous ne gagnons rien à nous rebeller, que la vie ne se laisse pas forcer, qu'elle ne s'offre qu'aux humbles, à ceux qui ne refusent pas de se soumettre.»
       Si je suis ainsi choqué - à si bon compte, me dira-t-on - ce n'est pas tant de l'existence de l'oeuvre d'écrivains tels que Charles Juliet, mais de l'importance que donne à son discours le label agrafé d'une modernité usurpée qui lui donne un poids qui est loin d'être le sien. Parce qu'en pénétrant dans ce monde si souvent - par lui - qualifié d'intérieur, je n'ai pu que retrouver les prêches informels des jésuites en civil. Et je ne voudrais pas qu'on se méprenne, je lis et apprécie beaucoup d'écrivains qui puisent leurs forces dans une spiritualité d'origine religieuse. Mais qu'on ne prêche pas d'un ton doctoral.
       J'ai été présent, récemment, à une lecture publique, dans une clairière, du dernier livre de Charles Juliet: Dans la lumière des saisons, j'ai été immédiatement pris d'assaut par ce ton insupportable, le ton d'un prêtre qui nous parle des vraies valeurs, celles qu'il nous faudra lutter pour obtenir, que nous n'atteindrons jamais; mais ils savent, ils nous font savoir, eux, ces prêtres en civil, quelles jouissances leur apportent ces valeurs; ils en possèdent la certitude. C'est le ton, non pas d'un Christ de Grünenwald, qui vit là, sur son panneau, comme oeuvre d'art, mais celui d'un christ de pacotille et enflé - non pas de purulences - mais de billevesées emphatiques, un christ qui se présente à nous gentiment (presque guilleret de sa souffrance), l'ami de tous, une profonde tristesse dans l'ombre de ses yeux, la tête légèrement penchée en avance du jour où elle devra se pencher pour de bon dans l'agonie, la jouissance suprême, car elle sait, cette tête, qu'elle souffrira pour nous comme elle souffre déjà, depuis toujours - pour nous. J'avais le sentiment, au cours de cette lecture - cette bon-dieuserie pieuse aux yeux rimés de khôl - qu'on me collait entre les pages d'un missel; que, pour paraphraser Michaux, on m'enfonçait dans une aiguille creuse.
       J'ai ouvert le Journal, plus tard, au hasard: «Aucune notion de temps et d'espace ne peut m'aider à me rendre compte de l'immensité de mes parcours intérieurs.» Un tel orgueil n'est-il pas magnifique? (cf. Job: «Mon estomac [mon intérieur dans d'autres traductions] est comme le vin nouveau qui n'a point d'air, qui rompt les vaisseaux neufs où on le renferme.»)
       Et je crois bien qu'il s'agit de cette cassure apparente entre le contenu et le contenant, entre le label de la couverture (car il y a bien un label POL comme il y a un label Minuit) et l'absence éclatante de signet en soie cardinale fixé à la tranchefile - d'ailleurs les tranchefiles ont disparu. C'est le mouton revêtu de la pelisse du loup; la main de velours dans un gant d'acier; c'est le monde à l'envers. C'est cette cassure qui m'inquiétait lorsque j'entendais ces phrases s'égrainer pontifiantes, ponctuées (c'était l'ouverture de la chasse) par les coups de feu. Car on nous fait passer là des vessies anciennes pour des lanternes neuves: cette voix est acceptée, elle serait porteuse, elle aussi, nous annonce-t-on, du doute du vingtième siècle. Elle transcrirait fidèlement ce manque de substance sous nos pas, l'incertitude d'un Kafka, d'un Beckett, ces voix qui ont refusé d'accepter le langage comme certitude, qui lancent leurs écrits contre les barreaux de la prison. Or, si elle porte le doute, semble-t-il:

 
quand le doute
tranche mes racines
elle le porte, pourrait-on dire, en bandoulière, comme emblème de certitude:
ma voix (...)
mais si faible
et impuissante
qu'elle soit
je voudrais tant
pouvoir la porter
aux humiliés
de la parole
si longtemps
j'ai été l'un d'eux

(mais je ne le suis plus). Là, j'entends l'alcoolique réformé sur sa caisse à savon, le pécheur repenti, le prêcheur, l'homme qui a enfin compris ce que nous aurions dû tous comprendre, et qui nous apporte sa souffrance - car elle existe, et je ne veux pas la mettre en doute - dans le seul but de nous faire oublier la nôtre, qui, elle est vaine - encore emprunte du doute -, et ne plonge pas dans cette certitude qui enfin la rachète.
       C'est peut-être une constante de La Main de Singe que d'être allergique au sillon bien tracé au fond duquel suinte la France «profonde»... Charles Juliet n'a pas, lui, de chaumière, mais il habite bien son terroir, et dans son terroir, il y a des «grangeons», et contre ces grangeons s'appuient aussi les hommes simples de la terre.

 
Que mon soc
déchire ta peau
ta terre
que la laiteuse
liqueur circule
dans ton sang
et déjà
l'aube
chasse
la nuit
le blé
lève
dans mes
sillons

       Une telle âme poétique (sa liqueur vaut mieux, à tout prendre, qu'un sang impur) venant irriguer la terre inerte de nos vies intérieures, c'est une âme déjà tant de fois rabâchée, plagiée par anticipation; il n'y a qu'à lire Lamartine (et je n'ai pas dû chercher bien loin):

 
Et sur le germe éteint où couve encor la sève
      en laisse retomber un peu.
      Le printemps, de sa tiède ondée,
      L'arrose comme avec la main;
      Cette poussière est fécondée
      Et la vie y circule enfin.

       Lamartine auquel a répondu Tristan Corbière:

 
-Décès: Rolla: - L'Académie -
Murger, Baudelaire: - hôpital, -
Lamartine: - en perdant la vie
De sa fille, en strophes pas mal...
 
Doux bedeau, pleureuse en lévite,
HARMONIEUX tronc des MOISSONNES,
Inventeur de la larme ECRITE,
lacrymatoire d'abonnés!...

       Étrange aussi comme Tristan Corbière a lui aussi plagié par anticipation en annonçant dans Litanie du Sommeil:

 
Vous qui ronflez au coin d'une épouse endormie,
RUMINANT! Savez-vous ce soupir: l'INSOMNIE?

vers auxquels répond en écho cette phrase de Charles Juliet: «L'attente. Avez-vous connu, connaissez-vous l'attente?»
       Quelle étrange impression de déjà vu, de déjà lu, aussi: «la femme ne peut, ne doit être qu'amour, maturité, maternelle tendresse», phrase qui est si proche des trois K si souvent entendus dans mon enfance, écho satirique de l'Allemagne des années 30: Kirche, Kindern, Küche (église, enfants, cuisine); c'était là la place de la femme (avec celle qu'on lui faisait au coin d'un époux endormi pour besoin de Kindern), et la seule qui lui était laissée, et nous sommes ici bien loin de Corbière.
       En lisant ces textes, je me rends compte qu'on me fait la leçon, que j'ai devant moi un de ces prêtres d'antan qui tente de m'amadouer, patelin, dans sa parole transparente, et je me souviens d'une autre cassure, toute différente, celle que j'ai sentie chez John McGahern quand j'ai compris combien il était loin des personnages qu'il a créés et qui ruent pour se dégager de la glu des sillons humides où la glaise colle aux grolles; il était le père, dur, irlandais, la ceinture à la main, c'était lui qui «castiguait». La grande, l'immense différence est que McGahern écrit des romans, et que lui, ce hobereau nanti, il étincelle de clins d'oeils rabelaisiens et d'un humour dont je n'ai pas trouvé la moindre trace dans l'oeuvre - non romancée - de Charles Juliet. John McGahern accepte le paradoxe, il suffit pour cela de lire son merveilleux dernier roman. McGahern crée des personnages, tandis que Charles Juliet parle de lui-même.

 
Certains qui croient
mourir de soif
il leur manque
d'être véritablement altérés

       J'ai cru un moment que je lisais le Nouveau Testament; non, Charles Juliet a compris ce qu'est la soif véritable:

 
j'attends (...)
que jaillisse l'eau
dont j'ai soif.

et nous indique combien la nôtre est peu profonde.

       Dans le Nouveau Testament, on trouve «Celui qui croit en moi n'aura jamais soif», et «Si quelqu'un a soif, qu'il vienne à moi et qu'il boive.» L'eau de Charles Juliet jaillit bien près, et il lui suffit, aujourd'hui, de se baisser pour la boire, il a enfin trouvé cette simplicité qu'il cherchait: «Mais avant que perce une certaine lueur, avant que les lèvres puissent s'offrir à la source, que de distances à parcourir, que de crises à surmonter, que d'obstacles à vaincre.»
       Si le roi n'est pas tout à fait nu, il semble en tout cas que sa chasuble soit bien élimée.