Il est des voix qui
retentissent d'abord, résonnent un peu, vibrent mollement,
et finissent par se répercuter contre les murs et les escaliers
disparus de l'enfance pour s'insinuer entre les pierres. Elles
causent bien, ces voix, elles ronronnent souvent de toute la beauté
classique d'une langue pateline puisée chez les meilleurs
auteurs, un peu figée sans doute parfois, disons rhétorique,
et tellement attendue; des phrases qu'on pourrait terminer soi-même
comme on termine, inconsciemment, un alexandrin. Ces voix, ce
sont celles de ceux qui savent, car leurs sous-vêtements
ont les couleurs cardinales de la justice, de la prudence, de
la tempérance et du courage; ce sont des voix qui ne crient
pas - car dans un cri il arrive qu'on s'évanouisse tout
entier pour ne plus être le sujet de son cri -, des voix
qui savent qu'il n'est pas nécessaire de crier pour être
bien entendu; pour que la voix porte il vaut mieux sublimer et
sublimiser, prendre au dépourvu ses forces de révolte,
les encoconner dans la soie du supérieur, du majestueux,
la soie d'un soi qu'on a déguisé, lui donnant ainsi
toutes les apparences de l'inexistence (et pourtant il est aussi
présent que l'odeur du fil de soie ténu qu'exhale
la bougie qui a été éteinte), à qui
l'on donne la guise de l'effacement, afin qu'il sourde mieux plus
loin et insidieux - le soi - inaperçu, sous des phrases
trompeuses, des phrases ampoulées mais banales - sans marcel
- car elles portent, ces voix, une cravate invisible barrant un
col ouvert.
C'est sans aucun doute
notre mauvaise conscience que réveillent ces voix; c'est
là que le bas bât blesse; c'est à leur écoute
que surgissent des souvenirs mal enfouis, que revivent un moment
ces gens décrits par Victor Hugo: «ces prétendus
hommes charitables, qui font les confits, qui vont à la
messe, qui donnent dans la prêtraille, prêchi, prêcha,
dans les calotins, et qui se croient au-dessus de nous, et qui
viennent nous humilier.» Les discours de ces hommes, de
cette «prêtraille», je les hais parce que je
les avais crus disparus, ou du moins bien répertoriés
et qu'en revoilà qui veulent faire croire qu'ils détiennent
une vérité supérieure, et c'est ainsi que
Charles Juliet s'adresse à nous: «J'ai enfin compris
que nous ne gagnons rien à nous rebeller, que la vie ne
se laisse pas forcer, qu'elle ne s'offre qu'aux humbles, à
ceux qui ne refusent pas de se soumettre.»
Si je suis ainsi choqué
- à si bon compte, me dira-t-on - ce n'est pas tant de
l'existence de l'oeuvre d'écrivains tels que Charles Juliet,
mais de l'importance que donne à son discours le label
agrafé d'une modernité usurpée qui lui donne
un poids qui est loin d'être le sien. Parce qu'en pénétrant
dans ce monde si souvent - par lui - qualifié d'intérieur,
je n'ai pu que retrouver les prêches informels des jésuites
en civil. Et je ne voudrais pas qu'on se méprenne, je lis
et apprécie beaucoup d'écrivains qui puisent leurs
forces dans une spiritualité d'origine religieuse. Mais
qu'on ne prêche pas d'un ton doctoral.
J'ai été
présent, récemment, à une lecture publique,
dans une clairière, du dernier livre de Charles Juliet:
Dans la lumière des saisons, j'ai été
immédiatement pris d'assaut par ce ton insupportable, le
ton d'un prêtre qui nous parle des vraies valeurs, celles
qu'il nous faudra lutter pour obtenir, que nous n'atteindrons
jamais; mais ils savent, ils nous font savoir, eux, ces prêtres
en civil, quelles jouissances leur apportent ces valeurs; ils
en possèdent la certitude. C'est le ton, non pas d'un Christ
de Grünenwald, qui vit là, sur son panneau, comme
oeuvre d'art, mais celui d'un christ de pacotille et enflé
- non pas de purulences - mais de billevesées emphatiques,
un christ qui se présente à nous gentiment (presque
guilleret de sa souffrance), l'ami de tous, une profonde tristesse
dans l'ombre de ses yeux, la tête légèrement
penchée en avance du jour où elle devra se pencher
pour de bon dans l'agonie, la jouissance suprême, car elle
sait, cette tête, qu'elle souffrira pour nous comme elle
souffre déjà, depuis toujours - pour nous. J'avais
le sentiment, au cours de cette lecture - cette bon-dieuserie
pieuse aux yeux rimés de khôl - qu'on me collait
entre les pages d'un missel; que, pour paraphraser Michaux, on
m'enfonçait dans une aiguille creuse.
J'ai ouvert le Journal,
plus tard, au hasard: «Aucune notion de temps et d'espace
ne peut m'aider à me rendre compte de l'immensité
de mes parcours intérieurs.» Un tel orgueil n'est-il
pas magnifique? (cf. Job: «Mon estomac [mon intérieur
dans d'autres traductions] est comme le vin nouveau qui n'a point
d'air, qui rompt les vaisseaux neufs où on le renferme.»)
Et je crois bien qu'il
s'agit de cette cassure apparente entre le contenu et le contenant,
entre le label de la couverture (car il y a bien un label POL
comme il y a un label Minuit) et l'absence éclatante de
signet en soie cardinale fixé à la tranchefile -
d'ailleurs les tranchefiles ont disparu. C'est le mouton revêtu
de la pelisse du loup; la main de velours dans un gant d'acier;
c'est le monde à l'envers. C'est cette cassure qui m'inquiétait
lorsque j'entendais ces phrases s'égrainer pontifiantes,
ponctuées (c'était l'ouverture de la chasse) par
les coups de feu. Car on nous fait passer là des vessies
anciennes pour des lanternes neuves: cette voix est acceptée,
elle serait porteuse, elle aussi, nous annonce-t-on, du doute
du vingtième siècle. Elle transcrirait fidèlement
ce manque de substance sous nos pas, l'incertitude d'un Kafka,
d'un Beckett, ces voix qui ont refusé d'accepter le langage
comme certitude, qui lancent leurs écrits contre les barreaux
de la prison. Or, si elle porte le doute, semble-t-il:
(mais je ne le suis plus). Là, j'entends l'alcoolique
réformé sur sa caisse à savon, le pécheur
repenti, le prêcheur, l'homme qui a enfin compris ce que
nous aurions dû tous comprendre, et qui nous apporte sa
souffrance - car elle existe, et je ne veux pas la mettre en doute
- dans le seul but de nous faire oublier la nôtre, qui,
elle est vaine - encore emprunte du doute -, et ne plonge pas
dans cette certitude qui enfin la rachète.
C'est peut-être
une constante de La Main de Singe que d'être allergique
au sillon bien tracé au fond duquel suinte la France «profonde»...
Charles Juliet n'a pas, lui, de chaumière, mais il habite
bien son terroir, et dans son terroir, il y a des «grangeons»,
et contre ces grangeons s'appuient aussi les hommes simples de
la terre.
Une telle âme poétique (sa liqueur vaut mieux, à tout prendre, qu'un sang impur) venant irriguer la terre inerte de nos vies intérieures, c'est une âme déjà tant de fois rabâchée, plagiée par anticipation; il n'y a qu'à lire Lamartine (et je n'ai pas dû chercher bien loin):
Lamartine auquel a répondu Tristan Corbière:
Étrange aussi comme Tristan Corbière a lui aussi plagié par anticipation en annonçant dans Litanie du Sommeil:
vers auxquels répond en écho cette phrase de
Charles Juliet: «L'attente. Avez-vous connu, connaissez-vous
l'attente?»
Quelle étrange
impression de déjà vu, de déjà lu,
aussi: «la femme ne peut, ne doit être qu'amour,
maturité, maternelle tendresse», phrase qui est si
proche des trois K si souvent entendus dans mon enfance, écho
satirique de l'Allemagne des années 30: Kirche, Kindern,
Küche (église, enfants, cuisine); c'était
là la place de la femme (avec celle qu'on lui faisait au
coin d'un époux endormi pour besoin de Kindern),
et la seule qui lui était laissée, et nous sommes
ici bien loin de Corbière.
En lisant ces textes,
je me rends compte qu'on me fait la leçon, que j'ai devant
moi un de ces prêtres d'antan qui tente de m'amadouer, patelin,
dans sa parole transparente, et je me souviens d'une autre
cassure, toute différente, celle que j'ai sentie chez John
McGahern quand j'ai compris combien il était loin des personnages
qu'il a créés et qui ruent pour se dégager
de la glu des sillons humides où la glaise colle aux grolles;
il était le père, dur, irlandais, la ceinture à
la main, c'était lui qui «castiguait». La grande,
l'immense différence est que McGahern écrit des
romans, et que lui, ce hobereau nanti, il étincelle de
clins d'oeils rabelaisiens et d'un humour dont je n'ai pas trouvé
la moindre trace dans l'oeuvre - non romancée - de Charles
Juliet. John McGahern accepte le paradoxe, il suffit pour cela
de lire son merveilleux dernier roman. McGahern crée des
personnages, tandis que Charles Juliet parle de lui-même.
J'ai cru un moment que je lisais le Nouveau Testament; non, Charles Juliet a compris ce qu'est la soif véritable:
et nous indique combien la nôtre est peu profonde.
Dans le Nouveau Testament,
on trouve «Celui qui croit en moi n'aura jamais soif»,
et «Si quelqu'un a soif, qu'il vienne à moi et qu'il
boive.» L'eau de Charles Juliet jaillit bien près,
et il lui suffit, aujourd'hui, de se baisser pour la boire, il
a enfin trouvé cette simplicité qu'il cherchait:
«Mais avant que perce une certaine lueur, avant que les
lèvres puissent s'offrir à la source, que de distances
à parcourir, que de crises à surmonter, que d'obstacles
à vaincre.»
Si le roi n'est pas
tout à fait nu, il semble en tout cas que sa chasuble soit
bien élimée.