Certains des liens qui
existent entre l'oeuvre plastique de Rebecca Horn et la littérature
peuvent être élucidés grâce aux quelques
textes écrits par l'artiste; les deux listes d'écrivains
que Rebecca Horn nous donne dans son livre, La Lune rebelle,
semblent, sinon lui avoir servi de référence, du
moins appartenir à sa bibliothèque. Une première
liste, titrée «Erotic library for the animals»
propose des livres de Georges Bataille, du marquis de Sade, de
Fiodor Dostoïevski et de Colette Peignot (Laure); la seconde,
«Library for deep ocean readers», propose les noms
de Herman Melville, James Joyce, Virginia Woolf, T.S. Eliot, Henry
Miller, Samuel Beckett, Djuna Barnes, William Burroughs, Allen
Ginsberg, Jack Kerouac, Sylvia Plath, William Faulkner, Tennessee
Williams et Malcolm Lowry; en outre, le nom de Raymond Roussel
est mentionné dans le poème «Passage intérieur».
Ces listes sont assez peu surprenantes, la plupart des auteurs
sont extrêmement connus, exactement le genre de listes qu'un
professeur d'université pourrait donner à un groupe
d'étudiants en littérature lors de leur premier
cours. Il est d'ailleurs difficile, et surtout, je pense, peu
utile (au sens où nous n'apprendrions pas grand-chose de
plus sur ce qui fait fonctionner [ou fictionner] le travail de
Rebecca Horn) d'analyser ce qui, dans ses oeuvres est dû
à l'influence directe de tous ces écrivains célèbres.
Tout d'abord il me semble que, en ce qui concerne un grand nombre
d'entre eux, cette influence n'est que périphérique
et qu'elle n'est pas bien différente de l'influence qu'ils
ont pu avoir sur un public de lecteurs avertis, quels qu'ils soient.
C'est sans doute le
caractère prévisible de ces listes de noms des grands
maîtres du modernisme qui m'a donné envie de chercher
dans une autre direction et d'essayer de voir comment, en créant
et en organisant un univers d'une extraordinaire cohérence,
où tous les éléments ont une place et une
fonction déterminées, où le moindre de ces
éléments est producteur d'une tension et d'une énergie
permanentes, l'oeuvre de Rebecca Horn fonctionne à la manière
d'une création littéraire, à la manière
d'une fiction, d'un roman, par un jeu de références
constantes entre les différents éléments
constitutifs de cette oeuvre - quel que soit le médium
choisi par l'artiste - et sa totalité. On se retrouve bien,
comme en littérature, confronté à un éventail
de présupposés, à une trame constante de
références internes, ou externes. Je m'intéresserai
plus particulièrement aux références internes.
Lorsque le spectateur
a la possibilité, comme c'est le cas à Grenoble,
de se promener parmi un ensemble d'oeuvres que Rebecca Horn a
disposées avec le plus grand soin (et c'était encore
plus évident au Guggenheim, du fait d'une mise en scène
plus spatiale), il circule dans cet univers comme un lecteur avance
dans un roman, dans une fiction. Ce qui frappe le spectateur n'est
pas seulement, je pense, la particularité de chaque oeuvre,
ce n'est pas non plus l'évolution de l'artiste, l'aspect
le plus saisissant de cette grande exposition est qu'elle offre
la possibilité de vivre un moment dans l'univers créé
par l'artiste (et il ne s'agit absolument pas d'un «environnement»)
en faisant abstraction du monde extérieur, un univers qui
ne fonctionne pas selon la logique «positiviste» de
tous les jours mais qui est tendu par une logique autre, sans
faille, semblable dans sa cohérence aux univers que crée
la fiction, aux univers du Ulysse de Joyce, de la trilogie
de Mervyn Peake, aux mondes de Borges ou de Kafka.
C'est cette logique
autre qui fait vibrer l'univers fictionnel car, si l'on
saisit parfaitement à quel point chaque élément,
chaque référence, trouve sa place exacte (et nécessaire)
dans la totalité (il suffira ici de donner comme exemple
le «danseur mondain-guéridon noir» qu'on voit
se mouvoir à la fin du film Der Eintänzer et
qui réapparaît dans La Ferdinanda, transformé
en «guéridon tremblant»), il est beaucoup plus
difficile d'analyser cette logique et, puisque nous sommes obligés
d'accepter ces liens tendus, ces red herrings (littéralement,
hareng saur, ou plus exactement un faux indice comme on en trouve
dans les romans policiers et qui sont là pour brouiller
les pistes, l'expression vient du fait qu'un hareng saur qu'on
traîne sur une piste empêche les chiens de la suivre),
ces fils rouges, ces fils d'Ariane, ces filandres d'araignée,
nous devons quitter notre bonne vieille logique terre à
terre (earthbound) et permettre à cette autre logique
de s'immiscer en nous, de la faire nôtre. Ainsi, au sortir
du monde d'un livre, notre monde personnel se trouve-t-il transformé.
Le choc de la rencontre avec «l'autre» est justement
l'acceptation d'une logique qui ne coïncide pas exactement
avec la nôtre; pour faire un bout de chemin ensemble il
faut apprendre à régler notre pas sur ceux de «l'autre».
Dans La Forêt-Hydre,
sous les serpents de cuivre qui étincellent, Rebecca Horn
a posé une paire de chaussures vernies ayant appartenu
à Oscar Wilde, je commencerai donc par lui, dont l'oeuvre
toute entière prône la supériorité
de l'art sur la nature, à tel point qu'il affirmait que
les Grecs anciens plaçaient une statue dans la chambre
des jeunes mariées pour que les jeunes épouses puissent
donner naissance à des enfants aussi beaux que les oeuvres
d'art qu'elles avaient devant les yeux; dans Le Déclin
du mensonge il nous dit que «La vie tend un miroir à
l'art; soit elle reproduit quelque personnage étrange imaginé
par le peintre ou le sculpteur, soit elle concrétise ce
qui avait été rêvé par la fiction.»
La cohérence interne du monde construit par Rebecca Horn
est telle qu'il peut nous servir de miroir, c'est dans ce sens
qu'il fonctionne comme certaines oeuvres de fiction, celles qui
sont parvenues a inventer et à faire survivre des univers
considérés en général comme «particuliers»
qui, du fait de leur présence intense dans nos mémoires,
de leur existence en tant qu'Aleph au sens que Borges a donné
à ce terme, ont teinté, transformé, fait
glisser ou dériver notre monde, jusqu'à en devenir
une partie constituante. Les adjectifs tirés de noms d'artistes
ou de personnages de romans remplissent les dictionnaires et s'appliquent
la plupart du temps à des personnages en chair et en os
ou a des situations qui sont loin d'être fictionnelles;
dans une de ses lettres, Malcolm Lowry parle d'une situation kafkaïenne;
Oscar Wilde affirme que, bien qu'à Londres le brouillard
ait toujours existé, il a fallu attendre Turner pour le
voir; pour paraphraser de nouveau Oscar Wilde, l'art nous permet
de voir ce que jusqu'alors nous n'avions fait que regarder. Dans
notre monde d'après Borges («d'après»,
dans les deux sens du mot, parce qu'il vient après Borges,
mais aussi parce que ce monde a été modifié
par Borges), deux écrivains ont écrit le Quichotte,
Cervantes et Pierre Ménard (n'oublions pas le violoncelliste
qui, dans La Ferdinanda, répète inlassablement
le Don Quichotte de Richard Strauss); dans notre monde
d'après Kafka, l'Amérique s'appelle parfois Amerika,
et il n'est pas absurde d'y voir la Statue de la liberté
brandir un glaive au lieu d'un flambeau, de penser qu'un immense
pont relie (ou pourrait relier) New York à Boston (on pense
aussi à Antiterra dans Ada de Vladimir Nabokov),
l'Amérique n'est-elle pas, selon Flann O'Brien «un
pays à dormir debout»? qui peut aujourd'hui déterminer
dans quelle mesure le monologue intérieur de Molly Bloom
dans Ulysse est une transcription réaliste de ce
qui se passe dans nos têtes et dans quelle mesure, l'ayant
lu (ou en ayant entendu parler, ou ayant lu des auteurs qui s'en
sont inspirés), nos pensées ont fini par ressembler
à ce stream of consciousness; j'ai personnellement
du mal, parfois, en vérifiant ce que contiennent mes poches,
à ne pas me sentir un peu comme le Molloy de Beckett comptant
ses cailloux; les pianos à queue que l'on voit dans les
salles de concerts, bien campés au centre d'une estrade,
ne sont-ils pas, aujourd'hui, dans un monde d'après Rebecca
Horn, légèrement à l'envers?
D'ailleurs, en intégrant
à son oeuvre de nombreux éléments issus précisément
de la fiction, Rebecca Horn rend son univers encore plus réel,
bien plus réel que si elle n'y avait intégré
que des éléments «réalistes».
Dans La Forêt-Hydre, Oscar Wilde performe, son utilisation
des chaussures d'Oscar Wilde (objets à la fois absolument
réalistes, puisqu'ils sont supposés avoir appartenu
à Wilde, et fictionnels parce qu'ils sont un rappel de
son oeuvre littéraire) fait penser aux nouvelles de Guy
Davenport, à ces «assemblages d'histoire et de fiction
nécessaire» dans lesquels se promènent des
personnages «réels» (Tatlin, Victor Hugo, Kafka,
etc.); chez Rebecca Horn se promènent Buster Keaton (Buster's
Bedroom), Kafka (Amerika), Wilde. L'oeuvre de l'artiste
n'est ni kafkaïenne, ni keatonienne, ni wildienne; elle est
simplement colorée par les oeuvres de Kafka, de Keaton,
ou de Wilde, que Horn y a intégrées, et qui sont
utilisées comme des présupposés extérieurs
explicites.
Lorsque j'ai découvert
l'oeuvre de Rebecca Horn dans son ensemble, au Guggenheim, je
n'ai pu m'empêcher de penser, encore et encore, aux livres
de Flann O'Brien. Cet écrivain est peu connu en France
mais, étant donné que trois de ses livres viennent
d'être traduits et publiés ici, j'aimerais faire
quelques parallèles entre lui et Rebecca Horn, et tenter
de montrer à quel point tous les deux ont utilisé
des techniques semblables, Horn par des moyens plastiques et O'Brien
par l'écriture, pour créer des univers cohérents
et, malgré leur éloignement de notre monde réel,
plausibles, des univers qui touchent à la science parce
qu'ils contiennent des instruments qui ressemblent à ceux
de la science. Je pense qu'il ne serait pas inutile de présenter
cet écrivain irlandais. De son vrai nom Brian O'Nolan (1911-1966),
il a publié quatre romans sous le nom de Flann O'Brien,
tous traduits en français: At Swimm-Two-Birds -
Kermesse irlandaise (qui lui valut l'admiration de Joyce,
«Un écrivain authentique doué du véritable
esprit comique»), The Third Policeman - Le Troisième
policier, Dalkey Archives - L'Archiviste de Dublin,
The Hard Life - Une Vie de chien, et sous le nom
de Miles na Gopaleen, un roman en irlandais, lui aussi traduit
en français, An Béal Bocht - Le Pleure-misère,
ainsi que des chroniques, Dublinoiseries.
Dans Le Troisième
policier, où les aventures du personnage principal
nous font connaître, par l'intermédiaire d'une glose
des travaux «scientifiques» d'un certain De Selby
(présent dans toute l'oeuvre de Flann O'Brien) et d'un
monde étrange auquel on accède par un inquiétant
poste de police, une logique qui mêle le comique à
l'angoisse, la tension constante entre les divers éléments
n'est pas différente de la tension qui relie entre elles
les diverses oeuvres de Rebecca Horn, tension qui les fait vibrer,
vivre et leur permet d'apparaître en tant que «personnages»
dans ses films et dans ses performances: guéridons, papillons,
balançoires, bains de liquides colorés, miroirs,
plumes, oiseaux, etc.
Certaines des sculptures
de Rebecca Horn sont des instruments, ou des lieux de transmutation
(comme nous avons pu le comprendre hier dans l'analyse de Lynne
Cooke), par lesquels, ou dans lesquels des éléments
chimiques simples comme le souffre, le mercure ou le charbon deviennent,
sont destinés à devenir, «autre chose».
Dans Le Troisième policier, le personnage principal,
qui n'a pas de nom, se trouve un moment dans ce monde tangentiel,
un lieu qui pourrait être le noyau, la matrice du modèle
d'univers ramifié (univers parallèles, selon l'expression
la plus connue) - l'interprétation faite par le mathématicien
et physicien Everett de l'indéterminisme quantique - un
lieu qui est le centre, le mécanisme où des leviers
et des compteurs (des conteurs) font fonctionner tous ces univers,
dont le nôtre (ce lieu n'ayant évidemment aucune
existence scientifique). Le sergent - le premier policier - offre
à notre héros absolument tout ce qu'il veut, l'autre
demande de l'or, voici la réponse qui lui est faite:
«"L'or est
un objet commun et il n'y a pas grand-chose à voir quand
on le regarde, observa le sergent. Demandez à MacCruiskeen
[le deuxième policier] quelque chose qui inspire plus confiance
et qui soit supérieur à ce qui confère d'habitude
la puissance. Or une loupe est une chose bien meilleure car vous
pouvez regarder à la loupe et ce que vous voyez quand vous
regardez est une chose entièrement nouvelle."/ MacCruiskeen
ouvrit une autre porte et me tendit une loupe, un instrument très
ordinaire avec un manche en os. Je m'en servis pour regarder ma
main, mais ne vis rien de reconnaissable. Puis je regardai plusieurs
autres objets, toujours sans rien voir distinctement. MacCruiskeen
la reprit et sourit de mon étonnement./ "Elle grossit
jusqu'à l'invisibilité, expliqua-t-il. Elle agrandit
tellement les choses que le verre n'en réfléchit
qu'une infime particule - pas assez pour qu'on perçoive
la moindre différence entre les choses les plus dissemblables."»
Pas de loupes chez Rebecca
Horn, mais des jumelles (au sens d'instrument d'optique - et aussi
des soeurs jumelles dans chacun de ses trois films) dans La
Forêt des chanteurs hors-la-loi, dans La Pièce
du singe blessé, et dans bien d'autres encore. Ces
jumelles, elles aussi, grossissent jusqu'à ce qu'on ne
perçoive plus «la moindre différence entre
les choses les plus dissemblables.» Le grossissement de
la loupe de O'Brien est tel qu'il permet de pénétrer
dans le monde infiniment petit des atomes, où la logique
positiviste humaine du dix-neuvième siècle ne fonctionne
plus, sans doute le pouvoir grossissant des jumelles de Rebecca
Horn est-il tel que Diana Daniels, dans Buster's Bedroom,
qui regarde dans des jumelles que deux soeurs jumelles tiennent
devant ses yeux (quel grossissement... des jumelles au carré!
[et ce n'est pas parce que le jeu de mots ne fonctionne ni en
allemand ni en anglais qu'il faut l'éliminer, Rebecca Horn
est tout à fait capable de jouer avec les mots en français]),
parvient à voir au-delà du temps (ne dit-on pas,
en anglais, on a clear day you can see for ever)? Dans
Der Eintänzer (Le Danseur mondain), une des
soeurs jumelles se saisit aussi d'une paire de jumelles pour tenter
de voir où se trouve la personne qui lui parle au téléphone.
Les jumelles, qui apparaissent un peu partout dans les sculptures
et qui, comme les papillons, deviennent une sorte de ponctuation,
sont inquiétantes, car il n'y a pas d'yeux posés
sur les oculaires, elles tournent, virent, hésitent; et
ce n'est pas le spectateur qu'elles visent, elles tendent un réseau
de fils, une auto-investigation qui relie les sculptures les unes
aux autres. Elles donnent vie à l'exposition, provoquent
un sentiment d'angoisse parce qu'il est impossible de savoir pourquoi
et quand elles commenceront à pivoter, pourquoi et quand
elles s'immobiliseront (ont-elles trouvé? abandonné?
ont-elles besoin de repos?) Peut-il y avoir de meilleure référence
interne que l'examen réciproque de deux oeuvres? C'est
parce que le spectateur se sent extérieur à cet
examen qu'il accepte ce monde comme étant une chose qui
fonctionne, même si ce fonctionnement demeure (heureusement)
en grande partie indéchiffrable.
Un autre élément
- ou plus exactement un autre thème - est lui aussi souvent
présent dans les sculptures: celui de la pointe, sous forme
de longues lances dont l'extrémité aiguisée
paraît continuer bien au-delà du visible, tant elles
sont acérées; souvent elles touchent un oeuf, sans
que l'on puisse savoir si elles le soutiennent, le menacent ou
le transpercent (d'ailleurs, sous la forme d'aiguilles de seringues
- objets acérés s'il en est - ces pointes pénètrent
des oeufs de paon dans La Ferdinanda et y injectent du
sérum). Dans Le Troisième policier, une pointe
sert, elle aussi, à poser un point d'interrogation sur
les limites du monde visible et palpable, sur ce qu'est exactement
l'extrémité réelle d'une pointe, sur ce qui
se passe lorsque le pointu tend vers l'infini, rentre dans le
monde de l'infiniment petit que nos sens ne sont pas capables
de pénétrer. Le personnage principal est piqué
par une aiguille alors que l'extrémité n'est encore
qu'à dix centimètres de sa main:
«Il n'y a pas
de pointe là où vous pensez qu'est la pointe, ce
n'est que le début de la lancéole. La pointe a sept
pouces de long et elle est si fine et si effilée que les
bonnes vieilles mirettes ne la voient pas. [...] La première
moitié de la lancéole a une forte épaisseur,
mais on ne la voit pas non plus, car la fine pointe lancéolée
se fond en elle et si on voyait l'une, on verrait l'autre ou leur
point de jonction. [...] La vraie pointe est si effilée
qu'elle est invisible, quel que soit l'éclairage ou l'oeil
qui la regarde. À environ un pouce de l'extrémité,
elle est si pointue que parfois - tard dans la nuit ou par temps
mou - rien que d'y penser ou d'essayer de s'en faire la moindre
idée est un atroce casse-tête chinois. [...] Ce qui
vous a piqué et tiré du sang n'était pas
la pointe de l'aiguille. C'est la partie lancéolée
dont je vous parle, qui est à deux bons centimètres
de la pointe supposée de l'article dont nous discutons.
[...] elle est si fine qu'elle peut vous traverser la main de
part en part sans que vous la sentiez, sans que vous voyiez ni
n'entendiez rien. Elle est si fine qu'elle n'existe peut-être
pas, essayez d'y penser pendant une demi-heure, vous n'aurez pas
la moindre idée de ce qu'elle est. Le premier centimètre
de l'extrême pointe est plus épais que le dernier
et il est presque aussi extrême, mais puisque vous brûlez
de savoir ce que j'en pense personnellement je vous dirai que
je ne pense pas qu'il le soit.»
Comme avec les jumelles,
par la multiplication des longues lances, ces interminables pointes
dont on ne sait jamais où elles s'arrêtent - avant,
contre ou à l'intérieur de l'objet qu'elles visent
- Rebecca Horn ajoute à son univers toute la dimension
paradoxale de la division à l'infini, d'un monde fractal
où le nombre de dimensions est fractionnaire, ce monde
(ou ces mondes) qui semble être régi par des règles
qui font penser au non-sens et qui pourtant, étant donné
qu'il est (ou qu'ils sont) tangent au nôtre, a certainement
une influence sur lui. On imagine sans trop de difficultés
un monde à une, à deux, à quatre dimensions,
mais quelle peut être la compréhension intuitive
d'un monde à 1,2618 dimensions (les dimensions du flocon
de Koch, connu par les illustrations des fractales de Mandelbrot)?
Déjà dans les performances du début de sa
carrière, les sculptures corporelles, les extensions corporelles,
les cornes, les longues baguettes qui prolongent les doigts, semblent
faites pour explorer des lieux dont l'accès nous est interdit
par les limitations de nos sens. Ensuite, dans ses sculptures,
La Machine-paon, L'Éventail suspendu, La
Course noir-jaune des pigments, Pendule avec pigment jaune
indien, etc., elle pousse le jeu paradoxal de la pointe lancéolée,
de l'acéré infini, jusqu'à sa plus inconfortable
réalisation, le pendule qui oscille au dessus d'un oeuf
d'ému et dont la pointe est sans doute si fine qu'elle
traverse l'oeuf de part en part à chaque passage sans jamais
le détruire.
Ce jeu avec la matière,
avec la division de la matière - tous ces tas (de souffre,
de pigment, de charbon) qui rappellent la question classique,
«Combien de grains de sable faut-il, au minimum, pour faire
un tas?», tous ces instruments d'optique, toutes ces aiguilles,
tous ces goutte à goutte - est une création de fiction,
la mise en mouvement de ces sculptures (une mise en mouvement
à une autre dimension que celle des mouvements que produisent
les moteurs, et qui, si j'ose une telle comparaison, serait aux
moteurs ce que le mouvement du cosmos est à la rotation
des planètes) pour l'exploration d'autres univers, et c'est
le spectateur-lecteur qui apporte cette dimension en tentant de
suivre par l'imagination ce qui se passe ainsi aux limites de
ce qui a été donné à voir. Je voudrais
ici vous lire deux autres citations de Flann O'Brien, parce que
ce sont de très beaux textes et parce qu'ils décrivent
bien, par les mots, ce qu'est la dimension fictionnelle de l'oeuvre
de Rebecca Horn et c'est aujourd'hui par l'intermédiaire
de mots que j'essaye d'expliquer ce que peut être le fil
rouge narratif d'une exposition comme celle-ci, en outre Flann
O'Brien le fait infiniment mieux que je n'y parviendrai jamais.
Le premier extrait est la fin d'une longue description, où
un des policiers explique comment il a fabriqué une série
de coffres qui s'emboîtent les uns dans les autres, un peu
comme des poupées russes, ou, en anglais, comme des boîtes
chinoises (nesting Chinese boxes):
«Elles ont commencé
à devenir invisibles il y a six ans, loupe ou pas loupe.
Personne n'a jamais vu les cinq dernières que j'ai faites
car il n'y a pas de loupe qui puisse les grossir suffisamment
pour qu'on voie que ce sont les plus petites choses jamais faites.
Personne ne me voit les faire car mes outils sont également
invisibles. Celle que je fais actuellement est si petite qu'elle
est presque rien. Le numéro un pourrait en contenir des
millions et il y aurait encore de la place pour une paire de culottes
de cheval féminine à condition qu'elle soit pliée.
Dieu seul sait où cela pourra bien s'arrêter.»
Le deuxième texte
est tiré de son dernier roman, Les Archives de Dublin.
Si jamais vous êtes allés en Irlande, vous aurez
sans doute remarqué que beaucoup d'Irlandais, lorsqu'ils
bavardent dans la rue, se tiennent en équilibre, un pied
posé sur le bord du trottoir, l'autre dans le caniveau,
et que les bicyclettes ont l'air d'écouter ce qui se dit.
En voici l'explication:
«Tout est composé
de petites mollycules et elles volent tout autour en cercles concentriques,
en arcs, en segments et en d'innombrables autres routes variées
trop nombreuses pour être mentionnées collectivement,
ne tenant jamais tranquilles ou n'étant jamais au repos,
mais tourbillonnant, revenant, filant ici et là, tout le
temps sur la brèche. Vous me suivez intelligemment? Les
mollycules? [...] Elles sont aussi vives que vingt farfadets dansant
la gigue sur une pierre tombale. Maintenant prenez un mouton.
Qu'est-ce qu'un mouton sinon des millions de petits morceaux d'ovidé
tourbillonnant et faisant des convulsions complexes à l'intérieur
de la bestiole. Quoi d'autre que ça? [...] Les mollycules
sont un théorème très complexe, mais il vaut
mieux y aller mollo car vous pourriez passer la nuit entière
à essayer de le démontrer à coup de sinus,
de cosinus et d'autres instruments familiers pour, l'aube venue,
ne pas croire du tout ce que vous avez démontré.
[...] Si vous frappez un rocher suffisamment fort et suffisamment
longtemps avec un marteau en fer, certaines mollycules du rocher
passeront dans le marteau et inversement semblablement. [...]
Le résultat net et brut de tout cela est que les gens qui
passent la plupart de leur vie sur leur bicyclette de fer à
pédaler sur les routes rocailleuses de la paroisse voient
leur personnalité confondue avec celle de leur bicyclette.
C'est le résultat de l'échange de mollycules et
vous seriez surpris de voir le nombre de gens par ici qui sont
mi-homme mi-vélo. [...] Et vous seriez sidéré
de voir le nombre de braves bicyclettes qui sont sereinement mi-humaines.»
Dans plusieurs pièces
de Rebecca Horn, Ballet des piverts, par exemple, on voit
de petits marteaux frapper régulièrement contre
un autre objet (dans ce cas un miroir); il suffit de s'imaginer
l'oeuvre dans quelques années, lorsque les têtes
des marteaux seront devenues partiellement transparentes et qu'une
partie du miroir sera embuée de fer. Le Baiser du rhinocéros,
aussi, si on applique la même théorie d'échange
des atomes, des «mollycules» - échange rendu
visible par la décharge électrique qui relie les
deux cornes (l'arc électrique n'est d'ailleurs qu'un transfert
d'électrons d'une électrode à une autre)
-, est bien plus qu'un baiser, c'est un vrai acte d'amour rhinocéphage
où la corne de gauche finira par contenir la moitié
des atomes de la corne de droite, et vice versa. Dans le film
La Ferdinanda, Richard Sutherland (David Warrilow), tape
sur les murs de la villa Médicis avec un petit marteau
d'argent pour en découvrir les secrets et on pourrait presque
faire de lui l'objet d'une question d'examen: étant donné
qu'il frappe douze coups par minute et qu'il pèse soixante-cinq
kilos, combien de temps faudra-t-il pour qu'il soit trop «plâtré»
(en anglais, plastered) pour manier son marteau (avec un
paramètre supplémentaire pour les élèves
les plus brillants, la probabilité qu'il découvre
d'abord le secret des Médicis)? Peut-être Sutherland
sera-t-il alors transformé en «secret des Médicis»?
Bien que je me sois
plus particulièrement intéressé aux références
internes dans le travail de Rebecca Horn, que je me sois appuyé
sur les livres de Flann O'Brien pour illustrer ces références
- et il est fort peu probable que Rebecca Horn les aie lus - il
existe aussi de nombreuses références externes,
et il serait naturellement possible de trouver des «intertextualités»
qui renvoient à tous les écrivains dont j'ai parlé
au début de cet exposé. Il suffit, par exemple,
de penser aux oeuvres les plus récentes, et dont sept sont
visibles ici à Grenoble, dont le titre est une référence
à une oeuvre littéraire particulière. Dans
Bibliothèque critique pour animaux, on trouve Bataille:
Histoire de l'oeil, Dostoïevski: Le Sous-sol,
ou Notes d'un souterrain, Sade: La Philosophie dans
le boudoir et Sacher-Masoch: La Vénus à la
fourrure (chaque oeuvre contenant les pages déchirées
du livre en question); dans Bibliothèque pour corbeaux
sibériens: Musil: L'Homme sans qualités,
Kafka: Le Procès et Karl Krauss: Les Derniers
jours de l'humanité (chacun de ces livres est posé
sur une boîte et ses pages battent comme les ailes d'un
papillon). Je vais, pour terminer, citer brièvement quelques-unes
de ces références, influences, ou citations, plus
particulièrement en ce qui concerne Franz Kafka.
Franz Kafka, de tous
les écrivains cités par Rebecca Horn, est celui
dont la présence est la plus facile à déceler.
Comme Robert Walser (qui n'est pas dans la liste, mais dont un
livre, L'Institut Benjamina ou Jakob von Guten,
sert de titre, je crois, à une oeuvre récente de
Rebecca Horn), Kafka crée des mondes étranges, où
le point de vue du narrateur, qui ne se sent pas en concordance
avec le réel qui l'entoure, produit des distorsions, des
tensions (un des présupposés étant ici le
monde dans lequel nous vivons). C'est dans cette atmosphère
de vibrations à peine perceptibles, de monde suffisamment
réel pour étrangement ressembler au nôtre,
mais aussi suffisamment différent pour que le lecteur sente
qu'il est sans arrêt sur le point de filer à l'anglaise,
de disparaître derrière l'horizon et de devenir un
monde totalement autre et régi par d'autres lois, que s'établit
le rapport avec l'oeuvre de Rebecca Horn.
En laissant de côté
les références directes qu'annoncent les titres
(Amerika; L'Émigrant - L'Amérique),
il est possible de trouver d'autres références,
plus lointaines, dans d'autres oeuvres. En particulier dans La
Fiancée chinoise. Cette installation tient une place
particulière parmi les autres pièces, d'abord parce
qu'il s'agit d'un meuble, un vrai meuble en bois, solide, soumis
aux lois de la gravité, et qu'il n'existe pour ainsi dire
pas de meubles dans le reste de l'oeuvre: les performances se
font en plein air ou dans des pièces vides; dans les films,
on voit surtout des lits; et, dans El Rio de la luna, comme
dans Inferno, ces lits ne sont que des structures métalliques
sans poids (deux autres meubles pesants, le piano à queue
et les rangées de bancs d'école de La Lune, l'enfant,
la rivière de l'anarchie, sont, comme par hasard, délestés
de l'influence de la gravité puisqu'ils sont collés
au plafond). N'oublions pas les deux guéridons dans les
films, mais là, il s'agit de danseurs.
La Fiancée
chinoise, est «un hérisson», une iron
maiden (ce côté instrument de torture est précisé
par le lien qui peut être fait avec l'une des toutes premières
pièces, Boîte à mesure, qui nous en
montre, pour ainsi dire, la structure), une boîte de prestidigitateur
pour qui pénètre à l'intérieur et,
pour ceux qui préfèrent rester à l'extérieur,
sans doute le seuil d'un autre monde (la personne qui est entrée
ne ressort plus). Ce meuble est proche de l'immense bureau américain
de Karl Rossmann dans Amerika où, en actionnant
un «régulateur», «de minces cloisons
latérales s'abaissaient lentement pour constituer le fond
ou le dessus de nouveaux casiers qui surgissaient alors».
Là aussi on a l'impression d'un outil de prestidigitateur,
tout dossier mis dans un casier finira par disparaître.
Le qualificatif de Chinois provoque aussi un étrange contrepoint,
un jeu d'échos avec Franz Kafka, Robert Walser et Elias
Canetti, trois écrivains de langue allemande (bien qu'aucun
d'eux n'ait été allemand) qu'admire Rebecca Horn.
Robert Walser, dans la nouvelle «La demande d'emploi»
(«Der Stellengesuch») nous apprend que «Je suis,
pour le dire ouvertement, un Chinois», deux ans plus tard,
Kafka, qui avait lu Walser, écrit dans une lettre à
Felice Bauer: «Je suis au fond un Chinois», or Chinois,
en allemand, signifie aussi étranger, personne incompréhensible
(comme on appeler casse-tête chinois [en anglais, Chinese
puzzle] un problème incompréhensible ) et Canetti
nous dit, dans La Conscience des mots que «Kafka
est le seul écrivain chinois habitant en Europe.»
Les portes ouvertes du meuble de Rebecca Horn invitent le spectateur
à y entrer puis elles se referment et des murmures en chinois,
une langue incompréhensible, tentent de calmer l'angoisse
de la personne qui se retrouve ainsi prisonnière.
Le fauteuil roulant
de Diana Daniels (Geraldine Chaplin), dans Buster's Bedroom,
est une référence aux personnages de Beckett, surtout
aux trois héros de la trilogie (Molloy, Malone
meurt, L'innommable), qui abandonnent graduellement
et volontairement l'usage de leurs membres, jusqu'à perdre
tout pouvoir de locomotion (l'image du fauteuil roulant vide dans
la piscine continuant mécaniquement à remplir et
à vider un verre d'eau est une magnifique image de la mort:
il ne reste plus qu'un mécanisme absurde); toujours dans
Buster's Bedroom, l'attente angoissée d'un représentant
de la Fondation Winterbottom qui ne vient jamais et qui à
la fin du film téléphone qu'il ne viendra que dans
un an ou deux, est évidemment à rapprocher de En
attendant Godot, de Beckett.
Je ne mentionnerai pas
les rapports évidents entre Le Procès de
Kafka et les trois films de Rebecca Horn. Nancy Spector, dans
le catalogue de l'exposition, a déjà cité
les nombreuses références au caractère androgyne
(L'Androgyne - Der Zwitter) dans son oeuvre, qui
la relient évidemment à Orlando de Virginia
Woolf, mais aussi à The Twyborn Affair de Patrick
White. Pour ce qui concerne Virginia Woolf cependant, je ne peux
m'empêcher de la citer dans Orlando au sujet de la
biographie: «Une biographie est considérée
comme complète lorsqu'elle rend compte simplement de cinq
ou six Moi, alors qu'un être humain peut en avoir cinq ou
six mille.» Chaque Moi de Rebecca Horn est une nouvelle
source de références, dont seules quelques-unes
sont immédiatement déchiffrables; ce qui importe,
ce n'est pas de connaître toutes les références,
c'est de se douter qu'elles existent.
Les références
à Dostoïevski sont plus difficiles à dénicher
(sans doute parce que je connais assez mal cette oeuvre); le thème
de la maladie, qui est souvent présent chez Rebecca Horn
(il suffit de penser à sa biographie) - l'utilisation de
bandelettes, les sculptures corporelles ressemblant à des
prothèses orthopédiques, les deux «médecins»
des longs métrages - fait penser trop facilement à
la première ligne des Notes d'un souterrain «Je
suis un homme malade...» D'ailleurs Rebecca Horn a fait
en sorte que la première page soit parfaitement lisible
dans l'oeuvre du même nom. Une autre référence
à ce livre, beaucoup plus ténue, peut être
détectée dans les films, où les personnages
«conscients» de ce qui se passe sont mis dans l'incapacité
d'agir parce qu'en réfléchissant aux possibilités
d'actions, en pesant le pour et le contre, ils s'immobilisent
(Diana Daniels, à qui il faut la rage de la jalousie pour
parvenir à l'action et à la mort), alors que ceux
qui ne réfléchissent pas aux motivations qui les
animent agissent (Larry); l'analyse de l'opposition entre l'homme
de conscience et l'homme d'action occupe une grande partie des
Notes d'un souterrain. On pourrait aussi explorer d'autres
thèmes communs à Rebecca Horn et au livre de Dostoïevski,
celui du maître et de l'esclave par exemple.
Bien plus qu'un portrait
de l'artiste, l'ensemble des oeuvres de Rebecca Horn est, comme
les livres de O'Brien, un instrument, une immense salle où
des machines palpent une réalité que l'appareillage
scientifique dérivé des lois de Newton est incapable
de saisir; chez O'Brien, cette réalité est, comme
on l'apprend à la fin du Troisième policier,
le monde après la mort, l'angoisse aussi devant la perte
d'une réalité qui, en fin de compte, nous satisfait
quand même plus ou moins. L'outil principal est l'humour,
le nonsense; l'écrivain irlandais et l'artiste allemande
explorent tous deux les lois de la gravité (dans les deux
sens du mot), Flann O'Brien nous apprend, entre autres choses,
que James Joyce, un de ses personnages, n'a jamais écrit
certains de ses livres et fait dire à Joyce, à propos
d'Ulysse: «On m'a rebattu les oreilles avec ce livre
obscène, cette collection d'insanités, mais je n'ai
pas entendu dire que j'y étais pour quelque chose.»
Rebecca Horn, elle, nous montre qu'il est tout à fait possible
qu'un piano soit accroché par les pieds au plafond et qu'il
vomisse ses entrailles à intervalles réguliers;
pour que ce piano existe, pour que non seulement il existe mais
pour qu'il ait sa place, il suffit de l'imaginer, de le construire,
il suffit aussi, maintenant qu'il existe, d'imaginer la musique
qu'il peut produire. Tous ces appareillages fonctionnent, on ne
sait pas bien dans quel but, et leurs différents avatars
font penser à un certain type de notes de bas de page,
ces merveilleuses notes qui ne nous apprennent rien d'autre que
«ibidem», ou «op. cit.»
ou «idem», éléments déictiques
qui font référence à du déjà
lu, à quelque chose qu'il n'est plus nécessaire
de nommer, et par là même créent une histoire,
une fiction, un déroulement dans le temps et l'espace.
Dans les films de Rebecca Horn les sculptures deviennent des personnages,
des participants importants; mais l'oeuvre toute entière
- y compris les films - est une grande histoire et toutes les
auto-références, si elles ne la font pas réellement
avancer, la tendent en tout cas suffisamment pour créer
un univers dans lequel se déroulent des histoires, que
nous serions cependant bien en peine de raconter. Une des nouvelles
de Fictions de Jorge Luis Borges, «Tlön Uqbar
Orbis Tertius», dont la première phrase est «C'est
à la conjonction d'un miroir et d'une encyclopédie
que je dois la découverte d'Uqbar.» ne nous apprend
rien sur Uqbar, Borges nous fait part seulement de sa découverte
d'un monde nommé Uqbar dans une encyclopédie. Puisqu'il
rend évidente la réalité de ce monde, celui-ci
contient des histoires, mais Borges ne juge pas utile de les énoncer.
C'est dans ce même sens que Rebecca Horn ne crée
pas une histoire, ou des histoires, il lui suffit de créer
une tension qui rend l'existence d'histoires possible, ou plutôt
plausible. On voit là toute la différence qu'il
peut y avoir entre son travail et celui d'un artiste comme Dennis
Oppenheim, avec lequel son oeuvre est parfois mise en parallèle.
Les pièces d'Oppenheim existent de façon individuelle,
mais il n'est pas possible de les relier les unes aux autres (du
moins je ne suis pas parvenu à le faire) sinon par leur
chronologie.
Lors du vernissage de
l'exposition de Grenoble, j'ai vu à plusieurs reprises
des spectateurs tournant autour de La Boîte à
la spirale, ils attendaient qu'elle «fasse quelque chose»,
et on pouvait les entendre émettre des hypothèses
sur ce qui allait probablement se produire. La tension existait
alors que l'oeuvre elle-même ne contenait aucun mécanisme.
Il se peut aussi que je n'ai pas eu la patience d'attendre assez
longtemps - j'ai vu d'autres spectateurs attendre un long moment
afin de voir la valise-papillon de L'Émigrant - L'Amérique
s'élever dans l'air, puis, lassés, passer à
autre chose et, c'est en se retournant qu'ils s'apercevaient que
la valise était déjà montée et finissait
de redescendre.
Quelle que soit l'histoire
que raconte l'ensemble des oeuvres de Rebecca Horn, elle est,
comme toutes les fictions, elliptique (il ne s'agit pas de la
re-création d'un monde dans tous ses détails). Dans
un roman, on ne décrit pas toutes les fenêtres d'un
château, c'est le lecteur qui les imagine; ainsi, dans une
merveilleuse nouvelle de l'écrivain hongrois Dezcö
Kosztolányi, le narrateur présente un traducteur
cleptomane qui, en traduisant des romans policiers, dérobe
certains éléments du livre original: dans la version
traduite, la salle de bal n'a plus quatre lustres, mais deux,
la comtesse a été dépouillée de son
diadème et de la plupart de ses bijoux. Mais qui parmi
les lecteurs, aurait réellement imaginé les quatre
lustres, ou les fenêtres du château qui sont passées
de trente-six à douze? Ce qui tend un roman, une nouvelle,
c'est l'imagination du lecteur, c'est ce que fait Rebecca Horn
en tendant ses fils rouges, ses red herrings, des fils
qui sont eux-mêmes des ellipses, qui ne mènent à
aucun lieu tangible, qui sont simplement des tensions, des appareils
permettant à l'ensemble de vibrer (doucement ou violemment)
et donc de vivre. Un parfait exemple de cette vie - indépendante,
semble-t-il, du spectateur - est High Moon.
Textes originaux en anglais des citations, dans l'ordre où elles apparaissent.
«Life holds the mirror up to art, and either reproduces some strange type imagined by the painter or sculptor or rea lizes in fact what has been dreamed in fiction.»
«a great conundrum of a country.»
«A real writer with the true comic spirit.»
«"Gold is a common article and there is not much
to see when you look at it," the Sergeant observed. "Ask
him for something confidential and superior to ordinary pre-eminence.
Now a magnifying glass is a better thing because you can look
at it and what you see when you look is a third thing altogether."
Another door was opened by MacCruiskeen and I was handed a magnifying
glass, a very ordinary-looking instrument with a bone handle.
I looked at my hand through it and saw nothing that was recognizable.
Then I looked at several other things but saw nothing that I could
clearly see. MacCruiskeen took it back with a smile at my puzzled
eye.
"It magnifies to invisibility," he explained. "It
makes everything so big that there is room in the glass for only
the smallest particle of it - not enough of it to make it different
from any other thing that is dissimilar."»
«What you think is the point is not the point at all but only the beginning of the sharpness. [...] The point is seven inches long and it is so sharp and thin that you cannot see it with the old eye. The first half of the sharpness is thick and strong but you cannot see it either because the real sharpness runs into it and if you saw the one you could see the other or maybe you would notice the joint. [...] Now the proper sharp part is so thin that nobody could see it no matter what light is on it or what eye is looking. About an inch from the end it is so sharp that sometimes - late at night or on a soft bad day especially - you cannot think of it or try to make it the subject of a little idea because you will hurt your box with the excruciation of it. [...] What gave you the prick and brought the blood was not the point at all; it was the place I am talking about that is a good inch from the reputed point of the article under our discussion. [...] it is so thin that it could go into your hand and out in the other extremity externally and you would not feel a bit of it and you would see nothing and hear nothing. It is so thin that maybe it does not exist at all and you could spend half an hour trying to think about it and you could put no thought around it in the end. The beginning part of the inch is thicker than the last part and is nearly there for a fact but I don't think it is if it is my private opinion that you are anxious to enlist.»
«Six years ago they began to get invisible, glass or no glass. Nobody has ever seen the last five I made because no glass is strong enough to make them big enough to be regarded truly as the smallest things ever made. Nobody can see me making them because my little tools are invisible into the same bargain. The one I am making now is nearly as small as nothing. Number One would hold a million of them at the same time and there would be no room left for a pair of woman's horse-breeches if they were rolled up. The dear knows where it will stop and terminate.»
«Everything is composed of small mollycules of itself and they are flying around in concentric circles and arcs and segments and innumerable various other routes too numerous to mention collectively, never standing still or resting but spinning away and darting hither and thither and back again, all the time on the go. Do you follow me intelligently? Mollycules? [...] They are as lively as twenty punky leprechauns doing a jig on the top of a flat tombstone. Now take a sheep. What is a sheep only millions of little bits of sheepness whirling around doing intricate convulsions inside the baste. What else is it but that? [...] Mollycules is a very intricate theorem and can be worked out with algebra but you would want to take it by degrees with rulers and cosines and familiar other instruments and then at the wind-up not believe what you have proved at all. [...] If you hit a rock hard enough and often enough with an iron hammer, some mollycules of the rock will go into the hammer and countrarywise. [...] The gross and the net result of it is that people who spend most of their life riding iron bicycle over the rocky roadsteads of the parish get their personality mixed up with the personalities of their bicycles as the result of the interchanging of the mollycules of each of them, and you would be surprised at the number of people in country parts who are nearly half people and half bicycles. [...] And you would be unutterably flibbergasted if you knew the number of stout bicycles that partake serenely of humanity.»
«I have heard more than enough about that dirty book, that collection of smut, but do not be heard saying that I had anything to do with it.»