Une langue maternelle
se fonde parmi les susurrements affectueux de la petite enfance,
se fond dans le brouhaha d'une communauté linguistique;
elle devient drapeau qui claque ses labiales dans les tièdes
remous de l'appartenance - dans la sécurité les
questions disparaissent: «les rivières les plus profondes
ne sont en fait, pas des rivières du tout», a dit
Rosmarie Waldrop en croisant le langage avec un philosophe. Il
n'y a pas de langue pater-nelle. Les autres langues se font -
toutes seules, sans famille - connaître de l'extérieur.
Donc, une odeur d'appartenance, vicariante, dont on aurait pu
décider de s'envelopper.
Pour traduire, il faut
connaître (on dit aussi posséder) une autre langue
que celle de son enfance. (D'ailleurs, on ne pourrait soi-disant
traduire que vers sa langue maternelle.) L'exil est la perte plus
ou moins temporaire d'une terre familiale, familière, fourmillante,
et la langue maternelle se perd alors plus ou moins temporairement;
on peut en être hanté - alors - et revenir en soi
par moments pour y puiser ces forces utiles à l'apprentissage
nécessaire d'une autre langue.
L'enfant - ou plutôt le fant, celui qui dit ses premiers
mots - bégaye, et l'apprentissage de sa langue maternelle
lui donne de l'assurance, c'est ainsi qu'il perd son bégaiement.
On dit qu'un bègue parvient parfois à apprendre
une nouvelle langue sans bégayer, il peut obtenir une nouvelle
nationalité dans laquelle il ne fonctionne plus par à
coups. Il est à l'aise dans son nouveau paysage linguistique
- aura-t-il changé de langue maternelle?
J'ai connu une anglaise,
bilingue, vivant en France, qui se refusait à lire en français
pour ne pas abîmer la langue dans laquelle elle écrivait.
Une personne qui traduit dans une langue qui n'est pas «maternelle»
abîme-t-elle cette langue parce qu'elle ne la connaîtrait
pas depuis l'enfance? Un homme est-il incapable de traduire une
femme? Toute traduction qui n'apporte pas son poids d'étrangeté
n'est en fin de compte que de la belle écriture, oubliant
la langue maternelle de l'écrivain traduit, qu'elle a gommée.
Ce texte, que j'ai
écrit il y a bien des années, est ainsi traduit
de l'anglais. Peut-être parvient-il à énoncer
ce sentiment de perte (il s'agit d'une fiction) d'une langue qui
aurait été maternelle. Les langues sont chatoyantes;
une langue n'est pas une et indivisible; c'est peut-être
en acceptant que les frontières en sont floues, que l'ambiguïté
y règne, qu'on parvient à se servir du langage,
à l'attaquer, de l'extérieur, de biais. Le langage,
on finit par le comprendre, «de travers peut-être.
La question n'est pas là».
Ce court texte est elliptique,
les liaisons en sont absentes - l'exil est une discontinuité
de liaisons préétablies.