L'Exil de la langue
Bernard Hoepffner

       Une langue maternelle se fonde parmi les susurrements affectueux de la petite enfance, se fond dans le brouhaha d'une communauté linguistique; elle devient drapeau qui claque ses labiales dans les tièdes remous de l'appartenance - dans la sécurité les questions disparaissent: «les rivières les plus profondes ne sont en fait, pas des rivières du tout», a dit Rosmarie Waldrop en croisant le langage avec un philosophe. Il n'y a pas de langue pater-nelle. Les autres langues se font - toutes seules, sans famille - connaître de l'extérieur. Donc, une odeur d'appartenance, vicariante, dont on aurait pu décider de s'envelopper.
       Pour traduire, il faut connaître (on dit aussi posséder) une autre langue que celle de son enfance. (D'ailleurs, on ne pourrait soi-disant traduire que vers sa langue maternelle.) L'exil est la perte plus ou moins temporaire d'une terre familiale, familière, fourmillante, et la langue maternelle se perd alors plus ou moins temporairement; on peut en être hanté - alors - et revenir en soi par moments pour y puiser ces forces utiles à l'apprentissage nécessaire d'une autre langue.
L'enfant - ou plutôt le fant, celui qui dit ses premiers mots - bégaye, et l'apprentissage de sa langue maternelle lui donne de l'assurance, c'est ainsi qu'il perd son bégaiement. On dit qu'un bègue parvient parfois à apprendre une nouvelle langue sans bégayer, il peut obtenir une nouvelle nationalité dans laquelle il ne fonctionne plus par à coups. Il est à l'aise dans son nouveau paysage linguistique - aura-t-il changé de langue maternelle?
       J'ai connu une anglaise, bilingue, vivant en France, qui se refusait à lire en français pour ne pas abîmer la langue dans laquelle elle écrivait. Une personne qui traduit dans une langue qui n'est pas «maternelle» abîme-t-elle cette langue parce qu'elle ne la connaîtrait pas depuis l'enfance? Un homme est-il incapable de traduire une femme? Toute traduction qui n'apporte pas son poids d'étrangeté n'est en fin de compte que de la belle écriture, oubliant la langue maternelle de l'écrivain traduit, qu'elle a gommée.

       Fin d'après-midi dans une petite ville de l'Allemagne industrielle, le jeune Mapscher est installé confortablement sur le porte-bagages d'une bicyclette, assis dans un panier de fil de fer où il est en sécurité; il s'agrippe fermement aux deux ressorts d'acier sous la selle. Sa mère tient d'une main la poignée de caoutchouc noir du guidon tout en bavardant avec une autre femme. Ils étaient sans doute en route pour le Kindergarten. Les deux femmes parlent allemand et, aujourd'hui, à Londres, bien des années plus tard, Champers se souvient presque des mots qu'elles pronon-çaient, mais il ne comprend plus l'allemand - une musique, à peine. Le paysage urbain est plat, aucun détail sur lequel fixer son attention - aujourd'hui - comme si sa myopie ne lui offrait que l'épais métal gris des ressorts et le cuir usé de la selle à moins d'un pied de son visage. Son cou le démange à l'endroit où le col de sa chemise frotte sa peau (ses chemises étaient en nylon, et les ourlets, «cousus» au fer à souder, grattaient), et tout autour de lui le flou, le susurrement d'un pays devenu totalement étranger. (C'était ainsi qu'il l'avait voulu.)
       Comment aurait-il pu tomber? tout ici est logique, raisonnable, ou devrait l'être dans ses souvenirs. Mais il suffit d'une seconde de négligence... ce qui peut toujours arriver et dont il faut absolument tenir compte. À peine une fraction de seconde, si infime qu'elle n'a aucune existence rationnelle, une inadvertance. Et l'enfant s'alourdit, s'est alourdi, il lui faut obéir aux lois de la physique, la bicyclette se cabre, la main qui en serrait le guidon a disparu. La bicyclette tourne autour de l'axe et des deux écrous papillon, part en arrière, sans quitter le plan vertical, sans osciller ni à droite ni à gauche - et lui, il n'est pas tombé; il est resté là, suspendu, dans cette petite ville de l'Allemagne industrielle, au beau milieu de l'après-midi, il a trois ou quatre ans, et il glisse lentement sur le ronronnement d'un roulement à billes. Au-dessus, le guidon menace. Il n'existe pas de logique à opposer à la réalité de ce souvenir, pas de mot pour retrouver le solide, le permanent, pas d'odeur pour restituer la continuité qui aurait dû accompagner ce souvenir: il aurait dû être là-bas, à susurrer, la morve au nez, content, au milieu de ces bâtiments qui n'étaient pas encore - alors - laids. C'est alors qu'il a commencé à tomber et Champers ne pensait pas avoir jamais cessé de tomber.

       Ce texte, que j'ai écrit il y a bien des années, est ainsi traduit de l'anglais. Peut-être parvient-il à énoncer ce sentiment de perte (il s'agit d'une fiction) d'une langue qui aurait été maternelle. Les langues sont chatoyantes; une langue n'est pas une et indivisible; c'est peut-être en acceptant que les frontières en sont floues, que l'ambiguïté y règne, qu'on parvient à se servir du langage, à l'attaquer, de l'extérieur, de biais. Le langage, on finit par le comprendre, «de travers peut-être. La question n'est pas là».
       Ce court texte est elliptique, les liaisons en sont absentes - l'exil est une discontinuité de liaisons préétablies.