Dante
T.S. Eliot

I

L'Enfer

       Selon mon expérience personnelle d'appréciation de la poésie, il m'est toujours apparu qu'avant de commencer la lecture d'un poète, il valait mieux en savoir le moins possible sur lui et son oeuvre. C'est souvent le hasard d'une citation, d'un essai enthousiaste ou de la remarque d'un critique qui nous pousse à la lecture d'un auteur particulier; mais un travail minutieux de préparation des connaissances historiques et biographiques a toujours pour moi représenté un obstacle. Je ne prends pas ici la défense d'un savoir approximatif; et j'avoue qu'une telle attitude, si elle était figée en principe, serait difficilement applicable à l'étude du latin ou du grec. Mais c'est un procédé qui peut très bien s'appliquer aux auteurs de notre propre langue, et même à certains auteurs dans d'autres langues modernes. Il vaut mieux, de toute façon, être poussé à acquérir un savoir parce que vous avez apprécié la poésie que penser apprécier la poésie parce que vous avez acquis un savoir. J'aimais déjà passionnément une partie de la poésie française bien avant d'être capable d'en traduire correctement deux strophes. Avec Dante, l'écart entre appréciation et compréhension était encore plus grand.
       Je ne conseille à personne d'attendre d'avoir lu Dante pour étudier la grammaire italienne, mais il ne fait aucun doute qu'une immense partie du savoir, si elle est acquise avant d'avoir éprouvé un intense plaisir à la lecture d'une partie de sa poésie - c'est-à-dire un plaisir aussi vif que celui que peut nous apporter toute poésie - est positivement indésirable. En disant cela, j'évite deux extrêmes possibles de la critique. Certains pourraient dire que la compréhension du projet, de la philosophie, du sens caché des vers de Dante est essentielle à l'appréciation; et d'autres pourraient dire, au contraire, que ces choses n'ont pas la moindre importance, que la poésie contenue dans ses poèmes est un élément qui peut être apprécié pour lui-même sans qu'ait été nécessairement étudiée la structure dont l'auteur s'est servi pour produire sa poésie, structure dont le lecteur n'a pas besoin pour apprécier la poésie. Cette dernière erreur est la plus répandue, et elle explique sans doute pourquoi tant de gens ne connaissent, de la Comédie, que l'Enfer, ou seulement certains passages de ce poème. L'appréciation de la Divine Comédie est un processus continu. Si vous n'en retirez aucun fruit à la première lecture, il en sera probablement toujours ainsi; mais, si, lorsque vous déchiffrez l'oeuvre pour la première fois, vous ressentez de temps en temps des chocs immédiats d'intensité poétique, seule la paresse pourra émousser votre désir d'une connaissance toujours plus approfondie.
       Ce que la poésie de Dante a de surprenant, c'est qu'elle est, dans un sens, extrêmement facile à lire. On peut ainsi vérifier (un test positif, je n'affirme pas qu'il soit toujours valable négativement) que la véritable poésie peut communiquer avant d'être comprise. Cette impression sera facilement confirmée quand la connaissance aura été approfondie; en lisant Dante et d'autres poètes dont je maîtrisais mal la langue, je me suis rendu compte que de telles impressions n'avaient rien de fantaisiste. C'est-à-dire qu'elles ne provenaient pas d'une compréhension du passage, ni du fait d'y lire quelque chose qui ne s'y trouvait pas, ni d'une évocation sentimentale et accidentelle de mon propre passé. Cette impression était nouvelle et appartenait, je crois, à l' «émotion poétique» objective. D'autres raisons circonstanciées existent, qui expliquent l'expérience ressentie lors d'une première lecture de Dante, et qui me permettent d'affirmer qu'il est facile à lire. Je ne veux pas dire qu'il écrit dans un italien très simple, ce qui n'est pas vrai; ni non plus que le contenu de ses vers est simple ou toujours exprimé avec simplicité. Il est souvent exprimé avec une telle force de concentration que l'élucidation de trois vers nécessite un paragraphe, et les allusions qu'ils contiennent, une page de commentaires. Ce que je veux dire, c'est que Dante est, dans un sens qu'il faudra définir (car, en lui-même, le mot ne signifie pas grand chose) le plus universel des poètes parmi ceux des langues modernes. Ce qui ne signifie pas qu'il est «le plus grand», ni le plus complet - on trouve davantage de diversité et de détails dans Shakespeare. L'universalité de Dante ne vient pas seulement de sa personne. La langue italienne, et particulièrement la langue italienne de l'époque de Dante, a l'avantage d'être le produit du latin universel. Les langues dans lesquelles Shakespeare et Racine durent s'exprimer avaient quelque chose de bien plus local. Ce qui ne veut pas dire non plus, que l'anglais et le français soient inférieurs, comme véhicules de la poésie, à l'italien. Mais l'italien vernaculaire de la fin du Moyen ge était encore très proche du latin, en tant qu'expression littéraire, tout simplement parce que les hommes qui, comme Dante, s'en servaient, avaient été formés, en philosophie et dans toutes les matières abstraites, en latin médiéval. Or, il se trouve que le latin médiéval est une langue magnifique; qui a véhiculé une prose et une poésie magnifiques; et qu'il avait les qualités d'un espéranto extrêmement développé et littéraire. Lorsque nous lisons de la philosophie moderne, en anglais, en français, en allemand ou en italien, nous ne pouvons qu'être frappés par les différences nationales ou raciales de la pensée: les langues modernes ont tendance à séparer la pensée abstraite (les mathématiques sont à présent la seule langue universelle); alors que le latin médiéval avait tendance à se concentrer sur ce que les hommes de diverses races et de divers pays pouvaient penser en commun. Une partie du caractère de cette langue universelle fait partie intégrante du parler florentin de Dante; et la localisation (le parler «florentin») ne fait que souligner cette universalité, car elle s'oppose à la division moderne en nationalités. Toute appréciation de la poésie française ou allemande demande, je pense, une certaine sympathie avec l'esprit français ou allemand; Dante, qui n'en est pas moins italien et patriote, est avant tout européen.
       Cette différence, qui est une des raisons pour lesquelles Dante est «facile à lire», peut être analysée dans certaines de ses manifestations particulières. Le style de Dante possède une lucidité qui lui est propre - une lucidité poétique qu'il faut distinguer d'une lucidité intellectuelle. Si la pensée est parfois obscure, le mot, lui, est lucide, ou plutôt translucide. Dans la poésie anglaise les mots ont une sorte d'opacité qui fait partie de leur beauté. Je ne veux pas dire que la beauté de la poésie anglaise ne réside que dans ce que l'on appelle la «beauté verbale. «Mais je veux plutôt dire que les mots ont des associations, et que les groupes de mots en association ont eux-mêmes des associa-tions, que tout cela forme une sorte de conscience locale, car ces associations représentent la croissance d'une civilisation particulière; et ceci est tout aussi vrai dans d'autres langues modernes. C'est dans ce sens que l'italien de Dante, bien qu'il soit essentiellement l'italien d'aujourd'hui, n'est pas une langue moderne. La culture de Dante n'était pas celle d'un pays européen, mais celle de l'Europe. Je suis évidemment conscient du caractère direct du parler de Dante, qu'il partage avec d'autres grands poètes d'avant la Réforme et d'avant la Renaissance, en particulier Chaucer et Villon. Ces trois poètes ont de toute évidence quelque chose en commun, à tel point que j'ai du mal à m'imaginer une personne qui admirerait l'un d'eux sans admirer aussi les deux autres; et de toute évidence le style poétique devient plus opaque et s'épaissit après la Renaissance, dans toute l'Europe. Mais la lucidité et l'universalité de Dante vont bien plus loin que ces mêmes qualités chez Villon et Chaucer, bien qu'elles leur soient apparentées.
       Si Dante est «plus facile à lire» pour un étranger qui connaît mal l'italien, c'est aussi pour d'autres raisons: toutes, cependant, rattachées à cette raison centrale qui est que l'Europe à l'époque de Dante, malgré ses dissensions et sa saleté, était mentalement plus unie qu'il ne nous est possible de le concevoir aujourd'hui. Ce n'est pas vraiment le Traité de Versailles qui a séparé les nations les unes des autres; le natio-nalisme était né bien avant; et le processus de désintégration qui, pour notre génération, a atteint son apogée avec ce traité était entamé peu de temps après l'époque de Dante. Une des raisons qui expliquent la «facilité» de Dante est la suivante - mais je dois d'abord faire une digression.
       Je dois expliquer pourquoi j'ai dit que Dante était «facile à lire», au lieu de parler de son «universalité.» Il m'aurait été bien plus facile de me servir de ce dernier mot. Mais je ne voudrais pas donner à penser que j'attribue à Dante une universalité que je refuse à Shakespeare, à Molière ou à Sophocle. Dante n'est pas plus «universel» que Shakespeare: je pense néanmoins que nous [les Anglais] pouvons nous approcher bien plus près d'une connaissance de Dante qu'un étranger ne pourrait le faire avec les trois autres. Shakespeare, ou même Sophocle, ou même Racine et Molière, traite d'un matériau tout aussi universellement humain que celui de Dante; mais ces écrivains ne peuvent éviter de le traiter de manière bien plus locale. Comme je l'ai déjà dit, l'italien de Dante est très proche, dans sa sensibilité, du latin médiéval; et des philosophes médiévaux que lisait Dante, et que lisaient les érudits de son temps; il y avait, par exemple, saint Thomas, qui était italien, le prédécesseur de saint Thomas, Albertus, qui était allemand, Abélard qui était français, et Hugues et Richard de Saint-Victor qui étaient écossais. En ce qui concerne le médium dont Dante devait se servir, il suffit de comparer le début de l'Enfer:

              Nel mezzo del cammin di nostra vita
       mi ritrovai per una selva oscura,
       ché la diritta via era smarrita.

              Au milieu du chemin de notre vie
       je me retrouvai par une forêt obscure

       car la voie droite était perdue 
[1].

avec les vers par lesquels le château de Macbeth est présenté à Duncan:

       This castle hath a pleasant seat; the air
       Nimbly and sweetly recommends itself
       Unto our gentle senses.
                            This guest of summer
       The temple-haunting martlet, does approve
       By his loved masonry that the heaven's breath
       Smells wooingly here: no jutty, frieze,
       Buttress, nor coign or vantage, but this bird
       Hath made his pendant bed and procreant craddle:
       Where they most breed and haunt, I have observed

       The air is delicate
 [2].

       Je ne prétends absolument pas que nous puissions apprécier, même dans un unique vers de Dante, tout ce qu'un Italien cultivé peut y apprécier. Mais je soutiens que l'on perd davantage en traduisant Shakespeare en italien qu'en traduisant Dante en anglais. Comment un étranger peut-il trouver dans sa propre langue les mots qui communiquent cette combinaison exacte d'intelligibilité et d'éloignement que nous trouvons dans beaucoup de phrases de Shakespeare?
       Je ne cherche pas à savoir si, des langues de Dante et de Shakespeare, l'une est supérieure à l'autre, car je ne peux admettre une telle question: j'affirme simplement que les différences qui existent entre elles font que Dante est plus facile pour un étranger. Les avantages de Dante ne sont pas dûs à un plus grand génie, mais au fait qu'il écrivait à une époque où l'Europe formait plus ou moins un tout. Et même si Chaucer ou Villon avaient été les contemporains de Dante, ils auraient cependant été plus éloignés que lui du centre de l'Europe, linguistiquement aussi bien que géographiquement.
       Mais la simplicité de Dante s'explique aussi par une autre raison circonstanciée. Non seulement il pensait comme pensaient alors tous les hommes de sa culture dans l'Europe entière, mais il utilisait aussi une méthode qui était commune à toute l'Europe et qui y était communément comprise. Il n'est pas dans mon intention, dans cet essai, d'aborder les points de désaccord qui tournent autour de l'interprétation de l'allégorie chez Dante. Ce qui m'importe dans mon propos, c'est que la méthode allégorique était une méthode définie qui n'était pas limitée à la seule Italie; c'est aussi, bien que cela puisse paraître un paradoxe, que la méthode allégorique permet une plus grande simplicité et une plus grande intelligibilité. Nous avons tendance à penser à l'allégorie comme à un mots-croisés ennuyeux. Nous avons tendance à l'associer à des poèmes de peu d'intérêt (au mieux, Le Roman de la rose), et, dans un grand poème, à la laisser de côté comme n'ayant aucune importance. Ce que nous laissons de côté, dans le cas de Dante, c'est l'influence qu'elle a sur la lucidité du style.
       Je ne conseille pas au lecteur qui découvre pour la première fois le premier chant de l'Enfer, de se préoccuper de l'identité de la Panthère, du Lion ou de la Louve. Il vaut mieux, en fait, au début, ne pas connaître leur signification ou ne pas s'en inquiéter. Ce que nous devons prendre en compte n'est pas tant la signification des images, mais le processus inverse, celui qui amena un homme ayant une idée à l'exprimer en images. Il nous faut considérer le type d'esprit qui, par sa nature et par sa pratique, avait tendance à s'exprimer par l'allégorie: et pour un poète habile, allégorie signifie images visuelles limpides. Et ces images visuelles limpides sont bien plus intenses lorsqu'elles ont une signification - il n'est pas nécessaire que nous connaissions cette signification, mais dans la conscience que nous avons de l'image, nous devons aussi avoir conscience que la signification existe. L'allégorie n'est qu'une méthode poétique parmi d'autres, mais c'est une méthode qui comporte de grands avantages.
       L'imagination de Dante est visuelle. Elle est visuelle dans un sens qui n'est pas celui de l'imagination d'un peintre moderne de natures mortes: elle est visuelle au sens où Dante vivait à une époque où les hommes avaient encore des visions. C'était une habitude psychologique, dont nous avons oublié la technique, mais elle vaut bien les nôtres. Nous n'avons que des rêves, et nous avons oublié qu'avoir des visions - pratique aujourd'hui abandonnée aux anormaux et aux illettrés - était autrefois une façon de rêver bien plus significative, intéressante et disciplinée. Il va de soi, pour nous, que les rêves sourdent d'en bas: et sans doute la qualité de nos rêves en souffre-t-elle en conséquence.
       Tout ce que je demande au lecteur, au début de sa lecture, c'est de débarrasser son esprit, s'il le peut, de tous les préjugés qu'il pourrait avoir contre l'allégorie, et d'accepter au moins que ce procédé n'était pas simplement une technique qu'utilisaient, pour écrire des vers, ceux qui manquaient d'imagination, mais était en fait une habitude mentale, capable, quand elle atteint au génie, de créer un grand poète aussi bien qu'un grand mystique ou un grand saint. Et c'est l'allégorie qui permet à un lecteur qui connaît mal l'italien d'apprécier Dante. Les langues diffèrent, mais nous avons tous les mêmes yeux. Et l'allégorie n'était pas une coutume locale italienne, c'était une méthode européenne universelle.
       Dante tente de nous faire voir ce qu'il a vu. Il se sert donc d'un langage très simple, et de très peu de métaphores, car l'allégorie et la métaphore font mauvais ménage. Et ses comparaisons ont une qualité particulière qui vaut la peine d'être notée en passant.
       On trouve dans le magnifique Chant XV de l'Enfer une célèbre comparaison, ou similitude, et Matthew Arnold fit remarquer, avec raison, qu'elle était digne de notre plus grande admiration; elle est caractéristique de la manière qu'avait Dante d'utiliser ces figures. Il parle de la foule des personnes, en enfer, qui les observaient, lui et son guide, dans la pénombre:

       e sí ver' noi aguzzavan le ciglia
       comme 'l vecchio sartor fa ne la cruna.

       elles clignaient des yeux vers nous
       comme le vieux tailleur au chas de son aiguille.

       Le seul objectif de ce type de comparaison est de nous faire voir avec plus d'exactitude la scène que Dante nous a exposée dans les vers précédents.

                                   she looks like sleep,
       As she would catch another Antony

       In her strong toil of grace
 [3].

       L'image de Shakespeare est bien plus compliquée que celle de Dante, et bien plus complexe qu'elle n'en a l'air. Elle a la forme grammaticale d'une sorte de comparaison (la forme «as if»), mais «catch in her toil» est évidemment une métaphore. Mais tandis que la comparaison de Dante n'est là que pour nous faire voir avec plus de netteté de quoi les gens avaient l'air, et est explicative, la figure de Shakespeare est expansive plutôt qu'intensive; son but est d'ajouter à ce que nous voyons (sur la scène ou dans notre imagination) un rappel de cette fascination exercée par Cléopâtre et qui a transformé son histoire et celle du monde, et de nous rappeler que cette fascination avait une telle force qu'elle triomphe même dans la mort. Il faut une bonne connaissance de la langue anglaise pour pouvoir saisir et transmettre cette image. Il n'est pas question de se demander, lorsque nous sommes devant deux hommes capables de telles inventions, si l'un est plus ou moins grand que l'autre. Mais, étant donné que tout le poème de Dante est, d'une certaine façon, une immense métaphore, il ne reste plus grand place pour la métaphore dans les détails.
Raison de plus pour bien connaître le poème de Dante, d'abord section par section, en insistant même sur les sections qui, de prime abord, nous enchantent davantage, parce qu'il est impossible d'extraire le sens entier d'une de ces sections sans connaître le tout. Nous ne pourrons comprendre l'inscription sur la porte de l'Enfer:

              Giustizia mosse il mio alto fattore;
       fecemi la divina podestate,
       la somma sapïenza e 'l primo amore.

              Justice a mû mon sublime artisan,
       puissance divine m'a faite,

       et la haute sagesse et
le premier amour [4].

qu'après nous être élevés jusqu'au point le plus haut du Paradis et en être revenus. Mais nous pouvons comprendre le premier épisode qui frappe la plupart des lecteurs, celui de Paolo et Francesca, suffisamment pour qu'à la première lecture, il nous touche autant que toute autre poésie. Il est introduit par deux comparaisons, tout aussi explicatives dans leur nature que celle que je viens de citer:

              E come li stornei ne portan l'ali
       nel freddo tempo, a schiera larga e piana,
       cosí quel fiato li spiriti mali
              di qua, di là, di giú, di sú li mena;

              Tout comme leurs ailes portent les étourneaux,
       dans le temps froid, en vol nombreux,
       ainsi ce souffle mène, de çà de là,
              de haut en bas, les esprits mauvais;

              E come i gru van cantando lor lai,
       faccendo in aere di sé lunga riga,
       cosí vid' io venir, traendo guai,
              ombre portate da la detta briga;

              Et comme les grues vont chantant leurs complaintes,
       en formant dans l'air une longue ligne,
       ainsi je vis venir, poussant des cris,
              les ombres portées par ce grand vent;

       Nous pouvons voir et sentir la situation des deux amants perdus, bien que nous ne comprenions pas encore la signification que Dante donne à celle-ci. En prenant un tel épisode séparément du reste, nous pouvons en retirer le même bénéfice que d'une pièce entière de Shakespeare. Une seule lecture ne suffit pas à comprendre Shakespeare, et certainement pas la lecture d'une seule pièce. Il existe un lien entre les différentes pièces de Shakespeare, prises dans l'ordre; et il faut des années de travail pour parvenir à avancer la moindre interprétation personnelle du dessin que forme le tapis de Shakespeare. Il n'est pas certain que Shakespeare lui-même ait su quel était ce dessin. Plus vaste sans doute que celui de Dante, il est cependant plus difficile à discerner. Nous pouvons lire sans aucun problème de compréhension les vers:

              Noi leggiavamo un giorno per diletto
       di Lancialotto come amor lo strinse;
       soli eravamo e sanza alcun sospetto.
              Per piú fïate li occhi ci sospinse
       quella lettura, e scolorocci il viso;
       ma solo un punto fu quel che ci vinse.
              Quando leggemmo il disïato riso
       esser basciato da cotando amante,
       questi, que mai da me non fia diviso,
              la bocca mi basciò tutto tremante.

              Nous lisions un jour par agrément
       de Lancelot, comment amour le prit:
       nous étions seuls et sans aucun soupçon.
              Plusieurs fois la lecture nous fit lever les yeux
       et nous décolora le visage;
       mais un seul point fut celui qui nous vainquit.
              Lorsque nous vîmes le rire désiré
       être baisé par tel amant,
       celui-ci, qui jamais plus ne sera loin de moi,
              me baisa la bouche tout tremblant.

       Quand est venu le moment de mettre cet épisode à sa place dans la Comédie toute entière, et de comprendre comment cette punition est apparentée à toutes les autres punitions et aux purgations et récompenses, nous sommes alors plus à même d'apprécier la subtile psychologie du vers si simple de Francesca:

              se fosse amico il re de l'universo

              si le roi de l'univers était notre ami...

ou du vers:

Amor, ch'a nullo amato amar perdona,

Amour, qui contraint tout aimé à réaimer...

ou surtout du vers déjà cité:

       questi, que mai da me non fia diviso,

       celui-ci, qui jamais plus ne sera loin de moi... [5]

       En nous avançant dans l'Enfer, lors d'une première lecture, nous sommes confrontés à une série d'images fantasmagoriques mais claires, d'images qui sont cohérentes, en cela que chacune renforce la précédente; d'apparitions brèves de personnages qu'une phrase parfaite rend mémorables, comme celle du fier Farinata degli Uberti:

       ed el s'ergea col petto e con la fronte
       com' avesse l'inferno a gran dispitto.

       il redressait la poitrine et le front
       comme s'il avait l'enfer en grand mépris.

et d'autres épisodes spécifiques plus longs que ce dernier, qui demeurent séparément dans la mémoire. Je pense que, parmi ceux qui s'imposent avec le plus de force à la première lecture, se trouvent les épisodes de Brunetto Latini (Chant XV), d'Ulysse (Chant XXVI), de Bertrand de Borne (Chant XXVIII), d'Adam de Brescia (Chant XXX), et d'Ugolino (Chant XXXIII).
       Bien qu'à mon avis ce soit une erreur de sauter des pages, et que je pense qu'il vaudrait mieux attendre que ces épisodes viennent à nous dans leur suite logique, ce sont justement ces passages de l'Enfer que j'ai gardés en mémoire, ceux qui m'ont immédiatement convaincu, particulièrement les épisodes de Brunetto et d'Ulysse, auxquels aucune citation ni allusion ne m'avait préparé. Et ils peuvent très bien être reliés l'un à l'autre, car le premier est l'hommage rendu par Dante à un maître des arts qu'il aimait, et le second la reconstruction d'une figure légendaire de l'épopée antique; chaque épisode possède cependant cette qualité de surprise que Poe déclara essentielle à la poésie. La surprise, à son sommet, ne pourrait être mieux illustrée qu'en citant les derniers vers du chant, dans lesquels Dante congédie le maître damné qu'il aime et respecte:

              Poi si rivolse, e parve di coloro
       che corrono a Verona il drappo verde
       per la campagna; e parve di costoro
              quelli che vince, non colui che perde.

              Puis il se retourna, et parut l'un de ceux
       qui à Vérone, par la campagne,
       courent le drap vert; et, parmi eux, il sembla
       celui qui gagne, et non celui qui perd.

       Il n'est pas nécessaire d'avoir la moindre idée de ce qu'est cette course au drap vert pour que ces vers vous frappent avec force; et en faisant courir Brunetto, ainsi déchu, comme celui qui gagne, la punition se trouve auréolée d'une qualité qui n'appartient qu'à la plus haute poésie. De même Ulysse, invisible dans les branches de la flamme,

              Lo maggior corno de la fiamma antica
       comminciò a crollarsi mormorando,
       pur come quella cui vento affatica;
              indi la cima qua e là menando,
       comme fosse la lingua che parlasse,
       gittò voce di fuori e disse: «Quando
              mi departi' da Circe, che sottrasse
       me piú d'un anno là presso a Gaeta,

              La plus haute branche de la flamme antique
       se mit à tressaillir en murmurant,
       pareille à celle que le vent tourmente.
              Puis agitant sa pointe çà et là
       comme si c'était la langue qui parlait,
       elle jeta au-dehors une voix, et dit:
              «Quand je quittai Circé, qui me cacha
       plus d'une année là-bas près de Gaète,

est une créature de pure imagination poétique, qui peut être perçue en dehors du lieu et du temps et du projet du poème. Il se peut fort bien que l'épisode d'Ulysse nous frappe, de prime abord, comme une sorte d'excursion, sans rapport avec le reste du poème, une complaisance de Dante qui prendrait ainsi des vacances de son projet chrétien. Mais lorsque nous connaissons le poème tout entier, nous nous apercevons que c'est avec une grande finesse et de manière fort convaincante que Dante s'est servi d'hommes réels, ses contemporains, ses amis, ses ennemis, de personnages légendaires et bibliques, et de personnages de la fiction antique. On lui a fait le reproche, avec parfois un léger sourire, d'avoir assouvi des rancunes personnelles en mettant en enfer des hommes qu'il connaissait et détestait; mais ces hommes, tout comme Ulysse, se retrouvent en général transformés; car, réels ou irréels, ils représentent tous des types de péché, de souffrance, de faute et de mérite, et ils finissent tous par appartenir à la même réalité et à devenir contemporains. Si l'épisode d'Ulysse est particulièrement «lisible», c'est, je pense, parce que la narration en est continue et linéaire, et parce que, pour un lecteur anglais, la comparaison avec le poème de Tennyson [6] - un poème parfait d'ailleurs - est fort instructive. Il est intéressant de remarquer le degré éminemment supérieur de simplification de la version de Dante. Tennyson, comme la plupart des poètes, comme même la plupart de ceux que nous appelons grands poètes, doit obtenir l'effet voulu en forçant un peu. Ainsi, le vers où la mer

       moans round with many voices [7],

parfait exemple de virgilianisme-à-la-Tennyson, est trop poétique, quand on le compare à ceux de Dante, pour être de la très grande poésie. (Seul Shakespeare parvient à être aussi «poétique» sans donner une impression de surcharge, ni de nous distraire du but principal:

       Put up your bright swords or the dew will rust them [8].)

Ulysse et ses compagnons d'équipage passent par les piliers d'Hercule, ce «passage étroit»

       dov' Ercule segnò li suoi riguardi
              acciò che l'uom piú oltre non si metta;

       où Hercule posa ses signaux,
              afin que l'homme n'allât pas au-delà;

              «O frati», dissi, «che per cento milia
       perigli siete giunti a l'occidente,
       a questa tanto picciola vigilia
              d'i nostri sensi ch'è del rimanente
       non vogliate negar l'esperïenza,
       di retro al sol, del mondo sanza gente.
              Considerate la vostra semenza;
       fatti non foste a viver come bruti,
       ma per seguir virtute e canoscenza.»

              «O frères», dis-je, «qui par cent mille
       périls êtes venus à l'occident
       et à cette veille si petite
              de nos sens, qui leur reste seule;
       ne refusez pas l'expérience,
       en suivant le soleil, du monde inhabité.
              Considérez votre semence:
       vous ne fûtes pas faits pour vivre comme des bêtes
       mais pour suivre vertu et connaissance.»

Ils poursuivent leur route, mais tout à coup:

              n'apparve una montagna, bruna
       per la distanza, e parvemi alta tanto
       quanto veduta non avëa alcuna.
              Noi ci allegrammo, e tosto tornò in pianto,
       ché de la nova terra un turbo nacque
       e percosse del legno il promo canto.
              Tre volte il fé girar con tutte l'acque;
       a la quarta levar la poppa in suso
       e la prora ire in giú, com' altrui piacque,
              infin che 'l mar fu sovra noi richiuso.

              nous apparut une montagne brune,
       dans la distance, et qui semblait si haute
       que je n'en avais jamais vue de pareille.
              Nous nous réjouîmes, et la joie se changea vite en pleurs,
       car de la terre nouvelle un tourbillon naquit,
       qui vint frapper le navire à l'avant.
              Il le fit tournoyer trois fois avec les eaux,
       à la quatrième il lui dressa la poupe en l'air,
       et enfonça la proue, comme il plut à un Autre,
              jusqu'à ce que la mer fût refermée sur nous.

       L'histoire d'Ulysse, telle que la raconte Dante, se lit comme un roman de chevalerie tout simple, comme un récit de matelot parfaitement raconté; l'Ulysse de Tennyson est avant tout un poète fort conscient de lui-même. Mais le poème de Tennyson est plat, il n'a que deux dimensions; il ne contient rien d'autre que ce qu'un Anglais moyen, sensible à la beauté verbale, pourrait voir. Nous n'avons pas besoin, au début, de savoir quelle montagne était cette montagne, ou de connaître le sens des mots comme il plut à un Autre, pour sentir combien le sens des vers de Dante est plus profond.
Il est bon de faire remarquer une fois de plus que Dante avait raison d'introduire parmi ses personnages historiques au moins un personnage qui même pour lui, ne pouvait qu'être une fiction. Car l'Enfer se trouve ainsi débarrassé de toute mesquinerie ou de tout arbitraire quant au choix par Dante de ses damnés. Et nous nous souvenons alors que l'Enfer n'est pas un lieu mais un état; que l'homme est damné ou béatifié autant dans les créatures de son imagination que dans les hommes qui ont réellement vécu; et que l'Enfer, bien qu'il soit un état, est un état qui ne peut qu'être imaginé, et dont, peut-être, on ne peut faire l'expérience que par la projection d'images sensorielles; et que la résurrection du corps a peut-être une signification encore plus profonde que ce que nous pouvons concevoir. Mais toutes ces réflexions ne peuvent résulter que d'une multitude de lectures; elles ne sont pas nécessaires à une première appréciation poétique.
       L'expérience d'un poème est à la fois l'expérience d'un instant et celle de toute une vie. Elle ressemble beaucoup aux expériences les plus intenses que nous avons d'autres êtres humains. Il y a d'abord, au début, un premier instant qui est unique, de choc et de surprise, et même de terreur (Ego dominus tuus); un instant qui ne peut jamais plus être oublié, mais qui ne se répète jamais intégralement; et qui, pourtant, se verrait dénué de toute signification s'il ne survivait pas dans l'ensemble plus large de l'expérience, qui survit comme partie d'un sentiment plus profond et plus calme. Nous finissons par nous détacher de la majorité des poèmes et par leur survivre, comme nous nous détachons de la majorité des passions humaines et leur survivons: Dante fait partie de ceux à qui nous pouvons tout juste espérer nous rattacher vers la fin de notre vie.
       Le dernier chant (XXXIV) est sans doute, à la première lecture, le plus difficile. La vision de Satan peut paraître grotesque, particulièrement si, dans nos esprits, s'est fixé le héros byronien aux boucles folles que nous a dépeint Milton; il ressemble trop à Satan sur une fresque de Sienne. Il va sans dire que, pas plus que l'Esprit Divin, l'Essence du Mal ne peut être restreinte à une seule forme et à un seul lieu; et je confesse que l'impression que Dante me donne de Satan est plutôt celle d'un diable qui souffre comme souffrent les âmes damnées humaines; alors que j'ai le sentiment que le type de souffrance que ressent l'Esprit du Mal aurait dû être représenté de façon entièrement différente. Tout ce que je peux dire est que Dante a fait de son mieux et que sa tâche était impossible. Avoir placé Brutus, le noble Brutus, et Cassius aux côtés de Judas Iscariote, gênera aussi tout d'abord le lecteur anglais, pour qui Brutus et Cassius ne pourront jamais être que le Brutus et le Cassius de Shakespeare: mais, à supposer que ma justification de la présence d'Ulysse soit légitime, alors celle de la présence de Brutus et de Cassius l'est aussi. Si un lecteur se trouve rebuté par le dernier chant de l'Enfer, je ne peux que lui demander d'attendre d'avoir lu et vécu des années durant avec le dernier chant du Paradis, qui représente, selon moi, le point le plus haut, passé ou futur, jamais atteint par la poésie, et par lequel Dante corrige amplement ce qui pourrait être considéré dans le Chant XXXIV de l'Enfer comme des échecs; mais peut-être vaut-il mieux, lors d'une première lecture de l'Enfer, omettre le dernier chant et revenir au début du chant III:

              Per me si va ne la città dolente,
       per me si va ne l'etterno dolore,
       per me si va tra la perduta gente.
              Giustizia mosse il mio alto fattore;
       fecemi la divina podestate,
       la somma sapïenza e 'l primo amore.

              Par moi on va dans la cité dolente,
       par moi on va dans l'éternelle douleur,
       par moi on va parmi la gent perdue.
              Justice a mû mon sublime artisan,
       puissance divine m'a faite,

       et la haute sagesse et le premier amour. 
[9]

 

Notes:

1     Le texte des extraits de la Divine Comédie et leur traduction française (Eliot avait lui-même traduit ces extraits en prose anglaise) sont tirés de la traduction de Jacqueline Risset (Flammarion, 1985, 1988, 1990) (N. d. T.). [>]
2     Ce château jouit d'un heureux site: l'air suave
       Et vivifiant s'y recommande aux sens flattés
       Avec forte douceur.
                     Cet hôte de l'été,
       Le martinet ami des églises, témoigne
       Par sa prédilection à bâtir, que le ciel
       Exhale ici un souffle embaumé: point de frise,
       De saillie, de recoin propice où cet oiseau
       N'ait fait son lit aérien et son berceau:
       Là où de préférence il niche et multiplie,
       J'ai remarqué que l'air est doux.
                                   (Macbeth. Traduction de Pierre Leyris.) [>]

3                                   on croirait qu'elle dort;
       dans une pose de grâce si triomphante
       qu'un autre Antoine serait séduit.
                                          (Antoine et Cléopâtre. Traduction d'André Gide.) [>]

4       Ces mots sont soulignés par Eliot (N. d. T.).  [>]
5       Souligné par Eliot; les points de suspension sont eux aussi d'Eliot (N. d. T.). [>]
6       Ulysses (1833), poème que Tennyson tira de sa lecture de Dante (N. d. T.) [>]
7       gémit et tourne de toutes ses voix, [>]
8       Dressez vos rutilantes épées ou la rosée les teindra de rouille. Othello; I; II: 59. [>]
9       Non traduit par Eliot. [>]

Traduit de l'anglais par B. Hoepffner