Les doubles s'expriment
en langues mutuellement incompréhensibles et mènent
des existences plus ou moins parallèles. Il est difficile
de reconnaître laquelle, des deux voix, est le double de
l'autre: le jeu d'une première lecture, au premier degré,
fait que souvent la voix réaliste, celle qui s'exprime
au premier plan, qui, pour ainsi dire, s'adresse directement au
lecteur, apparaît comme celle d'un personnage réel,
bâti de chair, d'os et pourvu de dimensions multiples; l'autre
voix en serait donc le double, le faire-valoir - un léger
frémissement supposé lui apporter une dimension
supplémentaire (appelé parfois l'inconscient), le
rendant donc encore plus solide. Et pourtant tout n'est pas aussi
simple. Dans Bartleby, d'Herman Melville, le titre même
indique déjà que nous pourrions nous tromper, puisque
le personnage de premier plan - le narrateur - n'a pas de nom,
il n'est qu'un «je». Deux autres titres de Melville
(Billy Bud, Benito Cereno), eux aussi, brouillent
le jeu dès le départ - car le personnage principal
n'est jamais la personne posée, l'aurige, celle qui tire
les ficelles des apparences, son autorité est illusion,
naïveté, incompréhension de la complexité
du langage du monde. Au contraire, comme une deuxième lecture
(et non une seconde, car ces textes en méritent d'autres)
nous le fait vite sentir (et le plaisir de la première
est justement dans ce trouble croissant qui vient brouiller les
cartes, les contours des personnages), c'est le double qui nous
attire - il vit entre les lignes.
Chez Melville,
ces premiers personnages bien ancrés dans la réalité,
l'homme de loi de Bartleby, le capitaine Delano dans Benito
Cereno, le capitaine Vere dans Billy Bud, sont proches
de certains personnages secondaires de Dickens, ils s'expriment
de manière ridicule, un ridicule qui prend toute sa valeur
à mesure que nous devenons conscients de l'épaisseur
du double, ils parlent par clichés, ils sont des clichés
- et plus nous lisons et relisons ces histoires, plus ils perdent
ces dimensions que leur donne la loi, la société,
ils deviennent des personnages de papier, à deux dimensions;
et leur double apparent, insaisissable, indiscernable tant il
est fait de vapeurs ambiguës, de double devient trouble,
et ainsi triple.
Bartleby est
un personnage exemplaire, ce que n'est certainement pas son employeur;
Bartleby est la lumière noire qui nous éclaire,
et ceci justement parce qu'il est insaisissable et que tout ce
que nous savons de lui, ou presque, est qu'il «aimerait
mieux pas» faire ce que tous attendent de lui; son évanescence
ne fait que se développer au fur et à mesure que
son importance grandit aux yeux du lecteur. Il s'oppose en cela
à Billy Bud et à Benito Cereno, qui, au sens musical,
finissent par se résoudre, par se ressouder à
leur double, le premier parce qu'il meurt en criant «Vive
le capitaine Vere», le second parce qu'il finit par être
«illuminé par un éclair de révélation»;
de la sorte ces deux paires de doubles se rejoignent. Bartleby,
au début double sans consistance de son employeur, lui
échappe par la négation et grandit jusqu'à
devenir une clé de notre époque. En cela il ressemble
un peu à deux doubles du vingtième siècle,
Le Compagnon secret de Joseph Conrad et Felix, le double
de Hermann, dans La Méprise de Vladimir Nabokov
(naturellement les doubles abondent dans les oeuvres de Conrad
et de Nabokov). Là non plus, il ne peut pas y avoir de
résolution, de solution, les doubles non seulement conservent
leur existence séparée mais divergent tout à
fait, pour finir, de celui qui semblait les avoir créés.
Le mot double
n'est utilisé qu'une seule fois dans Bartleby, et
alors seulement pour indiquer une porte à double battant
(ce qui n'est d'ailleurs vrai qu'en français, puisque le
mot anglais est folding doors; pourtant, une définition
de to fold est to reduce by doubling over); il est
sans cesse répété dans les textes de Conrad
et de Nabokov, écrits respectivement 64 et 86 ans après
Bartleby, car ces textes jouent ou se jouent du thème
du double, jouent avec le lecteur; c'est peut-être pour
cela qu'ils ne parviennent pas à rivaliser avec l'éclat
de diamant de la longue nouvelle de Melville. Toute la beauté
magique de Bartleby réside dans ce retournement,
les deux voies des doubles s'entrecroisent, et Bartleby, qui au
début n'était, pour ainsi dire, que l'apostille
de son employeur, grandit alors même qu'il s'évanouit
dans l'épaisseur du monde de Wall Street, et c'est son
monde inconnu, invisible, non matériel qui prime, monde
dans lequel son employeur n'est plus qu'une note de bas de page.