«Double, double toil and trouble»
Bernard Hoepffner


       
Les doubles s'expriment en langues mutuellement incompréhensibles et mènent des existences plus ou moins parallèles. Il est difficile de reconnaître laquelle, des deux voix, est le double de l'autre: le jeu d'une première lecture, au premier degré, fait que souvent la voix réaliste, celle qui s'exprime au premier plan, qui, pour ainsi dire, s'adresse directement au lecteur, apparaît comme celle d'un personnage réel, bâti de chair, d'os et pourvu de dimensions multiples; l'autre voix en serait donc le double, le faire-valoir - un léger frémissement supposé lui apporter une dimension supplémentaire (appelé parfois l'inconscient), le rendant donc encore plus solide. Et pourtant tout n'est pas aussi simple. Dans Bartleby, d'Herman Melville, le titre même indique déjà que nous pourrions nous tromper, puisque le personnage de premier plan - le narrateur - n'a pas de nom, il n'est qu'un «je». Deux autres titres de Melville (Billy Bud, Benito Cereno), eux aussi, brouillent le jeu dès le départ - car le personnage principal n'est jamais la personne posée, l'aurige, celle qui tire les ficelles des apparences, son autorité est illusion, naïveté, incompréhension de la complexité du langage du monde. Au contraire, comme une deuxième lecture (et non une seconde, car ces textes en méritent d'autres) nous le fait vite sentir (et le plaisir de la première est justement dans ce trouble croissant qui vient brouiller les cartes, les contours des personnages), c'est le double qui nous attire - il vit entre les lignes.
       Chez Melville, ces premiers personnages bien ancrés dans la réalité, l'homme de loi de Bartleby, le capitaine Delano dans Benito Cereno, le capitaine Vere dans Billy Bud, sont proches de certains personnages secondaires de Dickens, ils s'expriment de manière ridicule, un ridicule qui prend toute sa valeur à mesure que nous devenons conscients de l'épaisseur du double, ils parlent par clichés, ils sont des clichés - et plus nous lisons et relisons ces histoires, plus ils perdent ces dimensions que leur donne la loi, la société, ils deviennent des personnages de papier, à deux dimensions; et leur double apparent, insaisissable, indiscernable tant il est fait de vapeurs ambiguës, de double devient trouble, et ainsi triple.
       Bartleby est un personnage exemplaire, ce que n'est certainement pas son employeur; Bartleby est la lumière noire qui nous éclaire, et ceci justement parce qu'il est insaisissable et que tout ce que nous savons de lui, ou presque, est qu'il «aimerait mieux pas» faire ce que tous attendent de lui; son évanescence ne fait que se développer au fur et à mesure que son importance grandit aux yeux du lecteur. Il s'oppose en cela à Billy Bud et à Benito Cereno, qui, au sens musical, finissent par se résoudre, par se ressouder à leur double, le premier parce qu'il meurt en criant «Vive le capitaine Vere», le second parce qu'il finit par être «illuminé par un éclair de révélation»; de la sorte ces deux paires de doubles se rejoignent. Bartleby, au début double sans consistance de son employeur, lui échappe par la négation et grandit jusqu'à devenir une clé de notre époque. En cela il ressemble un peu à deux doubles du vingtième siècle, Le Compagnon secret de Joseph Conrad et Felix, le double de Hermann, dans La Méprise de Vladimir Nabokov (naturellement les doubles abondent dans les oeuvres de Conrad et de Nabokov). Là non plus, il ne peut pas y avoir de résolution, de solution, les doubles non seulement conservent leur existence séparée mais divergent tout à fait, pour finir, de celui qui semblait les avoir créés.
       Le mot double n'est utilisé qu'une seule fois dans Bartleby, et alors seulement pour indiquer une porte à double battant (ce qui n'est d'ailleurs vrai qu'en français, puisque le mot anglais est folding doors; pourtant, une définition de to fold est to reduce by doubling over); il est sans cesse répété dans les textes de Conrad et de Nabokov, écrits respectivement 64 et 86 ans après Bartleby, car ces textes jouent ou se jouent du thème du double, jouent avec le lecteur; c'est peut-être pour cela qu'ils ne parviennent pas à rivaliser avec l'éclat de diamant de la longue nouvelle de Melville. Toute la beauté magique de Bartleby réside dans ce retournement, les deux voies des doubles s'entrecroisent, et Bartleby, qui au début n'était, pour ainsi dire, que l'apostille de son employeur, grandit alors même qu'il s'évanouit dans l'épaisseur du monde de Wall Street, et c'est son monde inconnu, invisible, non matériel qui prime, monde dans lequel son employeur n'est plus qu'une note de bas de page.