Pyrrhon d'Élis
Guy Davenport


       
C'est à Élis, ville provinciale du nord-ouest du Péloponnèse, connue dans le monde entier comme le site des Jeux Olympiques, que, quatre ans avant la naissance d'Alexandre de Macédoine, naquit Pyrrhon, le Philosophe sceptique. Il eut une formation de peintre. Pendant quelques années on put voir une de ses peintures murales dans un des gymnases, des coureurs portant des flambeaux. Il fut l'élève de Stilpon ou de Bryson, ou du fils de Stilpon, Bryson: la vie de Pyrrhon, telle qu'elle nous a été transmise, provient d'une copie faite par un scribe qui ignorait tout du grec.
       Pour parachever son éducation, il partit avec Anaxarque en Inde, où il étudia avec les sophistes nus, et en Perse, où il fut instruit par les Mages. À son retour à Élis, il était devenu agnostique et s'abstenait de donner son opinion sur tout sujet. Il niait qu'une chose fût bonne ou mauvaise, vraie ou fausse. Il doutait de l'existence de toute chose, disait que nos actions étaient dictées par les habitudes et les conventions et n'admettait pas qu'une chose soit, en elle-même, plutôt ceci que cela.
       Aucune chose, donc, ne l'attirait plus qu'une autre, il préférait tout laisser au hasard et était d'une insouciance totale lors de ses rencontres, qu'il s'agisse de chars dans les rues, de falaises vers lesquelles le dirigeaient ses pas ou de chiens. Il disait qu'il n'avait aucune raison de croire qu'il fût plus sage de se préoccuper de son bien-être que des conséquences d'un accident. Antigone de Caryste nous apprend que ses amis l'accompagnaient partout afin d'éviter qu'il ne tombât dans les rivières, les puits et les fossés. Il vécut quatre-vingt-dix ans.
       Il vivait à l'écart du monde, car on lui avait appris en Inde qu'aucun homme ne pouvait enseigner le bien s'il devait être aux ordres d'un patron ou flagorner un roi. Il évitait même les membres de sa famille.
       Il ne perdait jamais son sang-froid. Si tous ses auditeurs le quittaient les uns après les autres pendant qu'il exposait quelque chose, il terminait comme s'il avait encore un auditoire pour l'écouter. Il aimait entrer en conversation avec des inconnus et leur faire un bout de conduite. Il arrivait que, pendant plusieurs jours, aucun de ses élèves ou amis ne sût où il était.
       Un jour que son maître Anaxarque était tombé dans un fossé sans pouvoir en sortir, avec de la boue jusqu'au cou, Pyrrhon se trouva passer par là. Il aperçut Anaxarque mais ne lui prêta aucune attention. Il fut fort critiqué pour son indifférence par ceux qui ne le connaissaient pas, mais Anaxarque loua son impassibilité disciplinée et la courageuse suppression de toute affection.
       Il se parlait souvent à lui-même. Lorsqu'on lui en demandait la raison, il répondait qu'il s'exerçait à devenir bon. Il était un formidable adversaire dans un débat, d'une grande finesse pendant les interrogatoires contradictoires et très habile en logique. Le philosophe Épicure, qui l'admirait de loin, était toujours curieux de connaître ce que Pyrrhon venait de dire ou de faire. Quant aux Éléens, ils étaient tellement fiers de Pyrrhon qu'ils l'élurent arkhieros ou chef des prêtres pour les festivals et les sacrifices et l'exonérèrent d'impôts, ainsi que tous les autres philosophes.
       Il fut fait citoyen d'honneur d'Athènes. Il vivait avec sa soeur, qui était sage-femme. Il lui arrivait d'apporter des produits au marché et on pouvait le voir derrière un étal, vendant des volailles, de l'ail et du miel. Tous savaient qu'il faisait les poussières et balayait les sols pour sa soeur, et on l'avait vu une fois en train de faire la toilette du cochon.
       Il vint un jour au secours de sa soeur au cours d'une dispute avec ses voisins. Cela parut en contradiction avec sa doctrine, qui prônait l'indifférence quelle que soit la perturbation, mais il répondit qu'un esprit noble se devait de prendre la défense d'une faible femme. Et un autre jour, après s'être montré inquiet au moment où un chien le mordait au mollet, il répondit qu'il était impossible d'affiner et d'éliminer toutes les réactions humaines à notre monde.
Son grand enseignement était que nous devrions résister de toutes nos forces à la réalité, la niant par nos actions lorsque c'était possible, par les mots lorsque cela ne l'était pas.
       On raconte que, souffrant d'un abcès sur lequel il fallut appliquer des onguents cuisants et qu'on dut finalement cautériser avec un fer chauffé à blanc, il accepta ces remèdes sans sourciller ni frémir.
       Un de ses amis, Philon d'Athènes, écrivit que le penseur qu'il admirait plus que tout autre était Démocrite l'Atomiste, et que, en poésie, son vers favori était d'Homère:

       Comme sont les générations de feuilles, ainsi sont les générations d'hommes.

       Il approuvait qu'Homère compare les hommes aux guêpes, aux mouches et aux oiseaux. Un jour qu'il faisait un voyage en bateau et qu'une tempête mettait la vie des passagers en danger, tout le monde fut terrifié à l'exception de Pyrrhon, qui montra une truie, mangeant calmement dans une caisse. Il lui arriva de renvoyer un élève qui s'était mis en colère et avait chassé le cuisinier jusque dans la rue en brandissant une broche à laquelle tenait encore le rôti. Comme il ne disait jamais à ses élèves ce qu'il pensait, et ne répondait pas aux questions, ceux-ci étaient toujours dans l'embarras et ne savaient jamais ce qu'ils étaient supposés savoir. Il se disait semblable à Homère en ce qu'il défendait différentes opinions à des moments différents. Il approuvait les dictons:

                     Trop c'est trop.
                     Qui se porte garant prépare son malheur.

       Il aimait la poésie d'Archiloque, parce qu'elle souligne l'emprise que Dieu a sur notre être et la brièveté tragique de la vie. Il était l'héritier du pessimisme d'Euripide, de l'agnosticisme de Xénophane, de la négation du mouvement de Zénon et de l'opinion de Démocrite qui refusait le témoignage des sens pour juger la réalité. Ses disciples sont d'accord avec Démocrite pour dire que nous ne savons rien, car la vérité est au fonds d'un puits.
       Il apprenait à ses élèves à douter de tout et à tout nier, y compris du fait qu'ils doutaient de tout et niaient tout. Pas plus ceci que cela! répliquaient-ils à tout, sans même accepter que le miel est plus doux que le raisin, ou la vertu moins nocive que le vice. Il n'y a rien de vrai qui ne soit probablement aussi peu vrai que vrai.
       L'enseignement de Pyrrhon suscite des perplexités, elles sont au nombre de dix et voici comment se sortir de chacune d'elles:
I. Qu'il y a des choses utiles ou nuisibles à nos vies. Mais pour chaque créature, ce qui est nuisible ou utile diffère. La caille s'engraisse avec la ciguë, laquelle est mortelle à l'homme.
II. Que la nature est un continuum traversant toutes les créatures. Mais Démophon, le maître d'hôtel d'Alexandre le Grand, se réchauffait à l'ombre et grelottait de froid au soleil. Aristote nous apprend qu'Andron d'Argos pouvait traverser le désert sans boire d'eau.
III. Que la perception est totale. Mais nous voyons le jaune d'une pomme, respirons son parfum, goûtons sa douceur, sentons son poli, sentons son poids dans notre main.
IV. Que la vie est uniforme et le monde toujours le même. Mais le monde d'un homme malade ne ressemble pas à celui d'un homme robuste. Notre état d'esprit est différent selon que nous dormons ou que nous sommes éveillés. La joie et le chagrin changent tout pour nous. Le jeune homme s'avance dans un monde différent de celui du vieillard. Le courage connaît des routes que la timidité ne peut deviner. Les affamés voient un monde inconnu des bien nourris. Périclès avait un esclave qui marchait sur le faîte des toits dans son sommeil sans jamais tomber. Dans quel monde vivent les fous, les avares, les malveillants?
V. Qu'il n'y a pas de réalité au-delà des conventions, de la loi, de la religion et de la philosophie. Mais chaque ensemble de croyances et d'attitudes voit les mêmes choses innocentes avec des yeux totalement différents. Un Perse peut en toute bienséance épouser sa fille, les Grecs considèrent qu'il s'agit du pire des crimes. Les Massagètes mettent toutes leurs femmes en commun. Les Égyptiens embaument leurs morts dans les épices et le goudron, les Romains brûlent les leurs, les Grecs les enterrent.
VI. Que les choses ont des identités en elles-mêmes. Mais toute chose varie selon le contexte. La pourpre n'a pas la même teinte près du rouge et près du vert, dans une pièce et en plein soleil. Une pierre est plus légère dans l'eau que hors de l'eau. Et la plupart des choses sont des mélanges dont nous ne pourrions pas reconnaître les éléments constitutifs.
VII. Que les objets dans l'espace sont évidents quant à leur position et leur distance. Mais le soleil, ce feu suffisamment grand pour chauffer la terre entière, paraît petit du fait de sa distance. Un cercle vu de biais est un ovale, de profil, une ligne. Des montagnes déchiquetées et grises paraissent, vues de loin, bleues et douces. La lune à son lever est beaucoup plus grande que la lune au zénith, pourtant elle n'a pas changé de taille. Un renard dans les broussailles ne ressemble pas du tout à un renard dans un champ. Qui pourrait décider de la forme d'un cou de colombe? Toute chose est perçue comme une figure sur un fond, ou pas du tout.
VIII. Que la quantité et la qualité ont des propriétés qui peuvent être connues. Mais le vin, bu avec modération, fortifie, consommé avec excès, affaiblit. La rapidité est relative à d'autres vitesses. La chaleur et le froid ne sont connues que par comparaison.
IX. Qu'il y a des choses étranges et rares. Mais les tremblements de terre sont fréquents dans certaines parties du monde, la pluie est rare dans d'autres.
X. Que les relations entre les choses peuvent être énoncées. Mais la droite et la gauche, l'avant et l'arrière, le haut et le bas, dépendent d'une infinité de variables, et la nature du monde est que tout est toujours changeant. La relation d'un frère à une soeur n'est pas la même que d'un frère à un frère. Qu'est-ce qu'une journée? Tant d'heures? Tant de lumière solaire? Le temps entre deux minuits?
       Agrippa dit que ces tropes peuvent être réduits à cinq. La réalité n'autorisera jamais l'unanimité de ses observateurs. Étant donné que chaque proposition peut être fondée sur une autre, il est impossible d'obtenir une image complète de la réalité. Une chose ne peut être connue qu'en relation à autre chose, rien ne peut donc être connu en soi-même. Toutes les hypothèses doivent être construites à partir de principes fondamentaux qu'il faut considérer comme avérés, pourtant, les tenir pour avérés n'est pas penser mais supposer. Confirmer une chose par une autre, et nous ne pouvons jamais faire autrement, c'est se mouvoir dans un cercle futile.
       La démonstration est donc impossible, comme l'est la certitude, la signification, la cause, le mouvement, le savoir, le devenir et l'évaluation. Pyrrhon n'a rien écrit, mais ses disciples Timon, Énésidème, Nouménios et Nausiphane nous ont laissé de nombreux rouleaux dans lesquels ils discutaient la situation désespérante de ne savoir absolument rien, ou de ne pas avoir la moindre certitude de notre existence, ou de l'existence d'autre chose, ou de la possibilité de son existence. Assaillis par la logique et par les réalistes, ils ont tous admis qu'ils n'étaient pas du tout certains de leur incertitude. Nous accepterons le fait apparent, disent-ils, mais nous n'accepterons pas que ce que nous pensons être ce qu'il nous semble voir est ce qui en fait est. Nous voyons que le feu brûle, ou semble brûler, mais nous ne pouvons aller au-delà et dire que tous les feux brûlent, ou que l'intention de Dieu était que le feu brûle. Le miel, dans les rares occasions où nous l'avons goûté, était doux, mais nous ne savons pas s'il est doux. Nous ne savons certainement pas s'il est dans la nature du miel d'être doux, ou s'il est doux sur d'autres langues.
       Ainsi, pendant quatre-vingt-dix ans, Pyrrhon, le fils de Pléistarque, vécut (à l'exception de ses voyages en Inde et en Perse) dans la charmante ville d'Élis, pleine de citoyens éleveurs de chevaux; d'entraîneurs et d'arbitres olympiques; d'une foule de spectateurs et de magnifiques athlètes tous les quatre ans; de rues ombragées où des truies somnolentes nourrissaient leur portée; de meutes de chiens bâtards; de choeurs de trompettes spartiates; d'un grand nombre d'hétaïres corinthiennes aux yeux cernés de khôl, aux plissés roses, avec des broderies asiatiques de l'épaule aux talons et une démarche pareille au son des flûtes lydiennes; de chèvres entourées de nuages de mouches; de sculpteurs éloquents discutant style dans les tavernes; de peintres aux cheveux longs baragouinant au-dessus de soupes à l'oignon dans les auberges; de mathématiciens jouant aux échecs sous les arbres à chapelets; d'enfants lançant des osselets dans les parcs tandis que des gorgones les surveillaient du coin de l'oeil; de dames de la sodalité de Héra parcourant les avenues sur des charrettes à ânes, graves sous leur parasol; de philosophes grisonnants et nus batifolant sur la palestre avec leurs crapuleux petits amis pour se reposer des nombres de Pythagore et de la métaphysique d'Aristote (qui fut quelque temps à la mode à l'époque alexandrine); d'Italiens puant l'ail venus étudier la vertu et les manières à l'école des sophistes; de riches stratèges militaires lacédémoniens vêtus de tuniques écrues sentant le bouc et qui vivaient de porridge et d'eau fraîche; de potiers; de fermiers; d'ébénistes; de négociants en volaille; de selliers; de palefreniers; de poètes; de cuisiniers; de musiciens; de groupes de Petits Ours d'Artémis dansant Le Talon éléen et Le Pas du Solstice sous le regard sévère d'une prêtresse; de petits garçons à l'épaisse tignasse jouant à la marelle dans la cour du magistrat; de maréchaux-ferrants dévots; de juristes romains accompagnés de leurs grosses épouses; de journalistes sportifs qui concoctaient des épigrammes pour les statues des vainqueurs olympiques; un Gaulois triste, aussi, qui écrivait un livre sur la lune; d'acrobates; de prêtres appartenant à tous les mystères auxquels vous pourriez penser, éleusiniens, déliens, sabaziens, dodoniens, tout et n'importe quoi, même un Égyptien brun qui s'occupait d'un temple d'Isis et Osiris là-bas près de la tannerie (et que les garçons d'écurie ennuyaient de leurs questions moqueuses); bref, un beau monde bien rond de gens et de choses, de saisons et d'années, et de rumeurs d'autres mondes aussi lointains que l'Indus et le Nil, la Tamise toujours couverte de brume et le Danube qu'on disait aussi bleu qu'un oeil dorique; mais fut honnêtement incertain de le faire, et n'aurait jamais admis la moindre de ces choses.

Traduit de l'anglais par B.Hoepffner