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Marc Chénetier

(Á propos de Joseph McElroy)

       Joseph McElroy, né à Brooklyn en 1930, est l'un des romanciers américains les plus importants de notre temps. Il vit à New York. On le compare souvent - défavorablement, et l'on a tort - à Thomas Pynchon, en raison de leur commune préoccupation pour les grandes questions épistémologiques. Ma conviction personnelle est qu'il fait moins de concessions intellectuelles au divertissement et qu'il ose se lancer dans une exploration audacieuse qui n'est plus celle des deux branches du V symbolique de l'entreprise du grand Pynchon mais, de façon plus périlleuse à mes yeux, celle des raisons mêmes de l'origine de cette bifurcation et des conditions auxquelles il serait possible d'y remédier. Il y emploie une grande variété de paradigmes (théorie du chaos, cybernétique, biologie, informatique, géologie, botanique, génétique, astronomie, fractales, écologie, relativité, théorie des quanta, politique, météorologie et bien d'autres encore) croisés ou fusionnés pour tenter de nous permettre de comprendre l'univers littéralement in-com-préhensible dans lequel nous vivons. McElroy explore de façon permanente ce que, dans un essai sur "les voisinages neuronaux", il appelle "la coexistence puissante et mystérieuse de la continuité et de la discontinuité", les rapports reliant "Extérieur et Intérieur", sa conception de l'"expérience humaine" comme "réseau de collaborations", son désir de "transcender la métaphore et de tendre à l'homologie". Il faudrait plus d'espace pour tenter d'exposer ici la nature de ce que l'on a nommé son "réalisme planétaire", pour démêler plus précisément la vision qui est la sienne de ce "vaste champ multiple d'informations interférentes" que nous nommons le monde, que nous nommons nous-mêmes.
       Dans le contexte de l'écriture américaine contemporaine, on rapprocherait fructueusement l'art de McElroy de celui d'écrivains dont il est proche et dont il incorpore les thèmes et les paradigmes favoris: non seulement Thomas Pynchon, mais aussi William Gaddis, William Vollmann ou Robert Coover. D'une certaine façon, si l'on veut bien me faire crédit des différences culturelles planétaires séparant les deux hommes, je serais tenté de dire que Joseph McElroy occupe à la fin de notre siècle la place qu'occupait Henry Adams à la fin du siècle dernier (peut-être après tout ne cesse-t-il pas de retourner à Chartres pour d'autres raisons...). À le lire on pensera peut-être aussi à cette carte à l'échelle 1 :: 1 dont Borgès fit le coeur d'une nouvelle, tant est vaste et humblement ambitieux son projet. La curiosité insatiable de McElroy lui a au fil des années conféré une indiscutable compétence dans des domaines aussi divers que l'hybridation génétique des maïs du sud-ouest américain, la neurologie et le funambulisme. De ses personnages, Tom LeClair a pu écrire qu'ils étaient des "personnes qui ont atteint à une sensibilité extrême, obsédées par leur désir de retrouver et de comprendre un passé sans traduire pour autant leur expérience à un quelconque système réducteur."
       Il a, à ce jour, publié sept romans... mais sans doute un plus grand nombre de pages que des auteurs en ayant publié deux fois plus. McElroy, d'ailleurs, répugne à parler de leur "longueur" ("length"), préférant s'interroger sur leur "longuité" ("longness"), insistant ainsi sur une autre "épaisseur", et une autre durée. Les romans de McElroy sont magnifiquement écrits et construits, même si la puissance et les raisons de leur attrait doivent peu à la séduction: ils sont très difficiles à lire mais récompensent largement de l'effort consenti, la puissance intellectuelle qui leur a donné naissance s'accompagnant de la grande chaleur de l'attention qu'il porte au monde et à ses habitants. Après tout, comme Emily Dickinson le disait jadis dans une lettre, "Il est vrai que l'inconnu est le besoin le plus pressant de l'intellect". Les romans de Joseph McElroy nous importent aussi au premier chef en cela qu'ils n'entreprennent pas moins que de révolutionner la manière dont nous pensons la science et la technologie d'une part, d'y déceler les formes de nos nouveaux rapports à elles et au monde de l'autre. Simultanément, il se penche sur les dislocations épistémologiques qui affectent notre comportement et cherche les formes romanesques nouvelles qui doivent ou peuvent en découler. Homme de grande culture et de grande générosité, McElroy produit une oeuvre d'immense valeur heuristique. Il emprunte à tous les genres consacrés (de la science-fiction au roman policier, de l'histoire à la chronique familiale) pour nous démontrer "à quel point le langage référentiel, dans une fiction, est une convention ténue", comment "les systèmes de perception et de valeur, à l'intérieur comme à l'extérieur de la fiction, trouvent leurs limites dans les sélections arbitraires et la clôture", la manière dont les fictions conventionnelles, nécessairement, "amaigrissent les événements", se muant de ce fait en une "sorte d'évitement" de ce que romancier et lecteur, de notre temps, peuvent être et faire. Le doivent, donc. C'est ainsi que McElroy reconstruit notre notion des oeuvres de fiction, attirant notre attention sur le besoin que nous éprouvons d'"expansion neuronale", nous démontrant dans Women and Men, que "nous n'avons nulle part où pousser qu'à l'endroit où cette épine dorsale versatile mais contraignante s'arrête en haut, là où notre volonté s'est gonflée à en exploser, redoublant de largeur, disposée à droite et à gauche pour emporter l'extrémité sans gaine du tube neuronal vers notre coloquinte à trois bulbes pour illuminer le monde au bénéfice de qui sait quelles recettes réfractées d'esprit et de visage".
       Renonçant aux "comme si" factices de la science-fiction, il assigne au langage lui-même la tâche de reconstruire notre conscience. Il transforme ainsi profondément les formes romanesques. Ses gros romans sont à l'aune de la difficulté de la tâche et obligent le lecteur à un effort proportionnel. Ils sont arides mais chaleureux. La participation du lecteur - ou sa "collaboration", pour reprendre l'un des termes favoris de McElroy - est constamment requise et l'affirmatif, dans son oeuvre, n'est jamais synonyme de péremptoire. Son autorité intellectuelle ne cherche jamais à en imposer. A Smuggler's Bible (1966) est d'ores et déjà reconnu comme un chef-d'oeuvre. C'est un livre sur la mémoire, qui explore la physis de la reconnaissance, comme Les Reconnaissances de Gaddis (1955) en exploraient la métaphysique et l'ontologie. Les huit récits de David Brooke forcent à explorer la nature des connexions et des rapports qu'il est possible d'établir et de tisser entre eux. Hind's Kidnap (1969) est déchiffrage d'un mystère que cette tentative elle-même pourrait bien constituer. Enlèvement réel ou fictif? Peu importe: les comportements s'ensuivent comme s'il avait été. Ancient History: A Paraphase (1971) se déroule du côté du roman policier et de chez Vladimir Nabokov. C'est un ensemble de puzzles entremêlés au centre duquel se trouvent naturellement la question du sens, celle des causes, celle de la nature du psychisme. McElroy tente d'y faire communiquer la théorie des champs en physique et l'espace psychique de la communication humaine. Ce thème de la "collaboration" et de la "connexion neuronale" est omniprésent dans l'oeuvre. Lookout Cartridge (1974) est un autre mystère, une spéculation sur les systèmes d'interprétation, leurs ressemblances, leurs différences, leurs analogies. Dans son plus court roman (Plus, 1977), McElroy pousse le risque à l'extrême: un cerveau tourne autour de la terre et reçoit ses stimuli du sol; de la perception brute on passe à la mémoire, au sentiment, au désir, au langage; on est au plus loin de la vraisemblance et pourtant nul roman de McElroy n'est plus émouvant. Vient enfin le monstrueux volume de Women and Men (1987, 1192 grosses pages) qui lui a coûté dix ans de travail. C'est une étonnante démonstration des rapports existant entre les différents systèmes de croyance et de communication, une oeuvre dense, fuguée, qui se nourrit de politique, de réflexions sur la sexualité et l'information, la science et la famille, dont la masse irréductible signale en elle-même l'ambition démesurée. Ce chef-d'oeuvre aux proportions inusitées soulage à une époque de "cocooning" narcissique, à l'orée de la décennie finale d'un siècle happé par les tentations absurdes du millénarisme, des mythologies vides, de la résignation intellectuelle et de la frilosité. La prodigieuse intelligence et les vastes connaissances de McElroy impressionneraient-elles en ces temps de petits romans prétentieux et "minimalistes", de telles sommes effraieraient-elles, que l'on se contenterait tout de même de renvoyer au bref roman autobiographique qu'il a récemment consacré à la disparition de son père: The Letter Left to Me (1989). En tout état de cause, le lecteur se verra confronté à une prose que l'auteur, avec courage et sans compromission, invite "à nous faire signe pour nous faire sortir de nous-mêmes".

Marc Chénetier a publié au seuil une magistrale étude sur la fiction américaine depuis 1960, Au-delà du soupçon, a organisé le numéro d'Europe consacré à la fiction récente des Etats-Unis et a traduit de nombreux romans. Son livre Brautigan sauvé du vent a été traduit et publié par les éditions L'Incertain. En 2000, il a publié aux Éditions Belin La Perte de l'Amérique.