pour C. G.
- Il me semble,
dit la bibliothécalcaire, que votre demande n'est pas couchée
dans les termes appropriés.
Le lecteur frémit.
Une ride supplémentaire s'inséra dans son masque
déposé de lecteur. Il retourna entre ses doigts
la fiche que la prêt-posée venait de reposer sur
son bureau. A nouveau il repôsa s'adresser à elle:
- Pourtant...
- Monsieur le lecteur,
vous connaissez le règlement: les formulaires de demande
de prêt-à-lire doivent être remplis selon les
règles de l'art. Et il est vidant, ajouta-t-elle en ajetant
le fameux coup d'oeil des Xperthes à la fiche, que la vôtre
n'est pas conforme.
- Cela fait trois
heures que j'essaye. S'il vous plaît, introduisez -la.
Elle soupira, surpira,
souprit, surprit, prit (ne sourit pas) la carte rose et l'approcha
de la fente de la machine.
- Vous savez que
si la machine la rejette, vous perdez un tour. Je vous aurai prévenu.
La machine ronronna quand la fiche fut introduite, un hublot s'alluma
derrière lequel la carte rose apparut, rougit, s'enflamma,
rugit de douleur par haut-parleur interposé, puis disparut
en fumée.
- Vous voyez.
- Mais pourquoi?
j'ai passé une demi-heure sur cette fiche.
- Croyez-vous que
je n'ai rien d'autre à faire que de former les lecteurs
aux pratiques et subtilités de la bibliothécalco,
ainsi qu'aux règles des Bâtons, des Chiffres et des
Lettres?
Elle baissa hargneugneusemant
la tête et se remit à lire. Le lecteur (en puissance)
lui jeta un venimeux regard, envieux et prématurément
vieilli: il aurait tant voulu, lui aussi. Déjà le
quatrième essai, le dernier. C'était la règle:
pas plus de quatre essais qu'on sait cutifs dans la même
journée ouvrable. Il avait chaud, il sangsut gré
et haut et retourna vers les rayons. Là se trouvaient tous
les livres, bien rangés, à portée d'oeil,
désirables, et pourtant si loin de la main, protégés
par un écran de verre trempé. Le suprême supplice
était qu'il lui était même loisible de voir
le livre qu'il désirait tant lire: Zazie dans le métro,
sur le rayon Queneau, publié par Gallimard. Depuis la réforme
TGB , depuis que les bibliothécalcaires avaient fini
de se calcifier, depuis qu'elles avaient décidé
que trop de leur temps précieux était gaspillé
en futile catalogage de livres, ceux-ci étaient mis en
rayon sans aucun chiffre de référence.
C'était maintenant
le tour des lecteurs, des CROUS comme on les appelait désormais;
on leur avait abandonné les livres de catalogage auxquels
ils avaient libre-accès de colère; c'étaient
aux lecteurs qu'était à présent confiée
la tâche de trouver le Nombre Magique fait de chiffres et
de lettres (le bâton, évidemment, sanctionnait la
quatrième erreur) qu'ils pensaient correspondre au livre
qu'ils désiraient. L'ordinateur traduisait ce Nombre en
commande (excitant est qu'il était parfois juste) et le
livre était alors remis au lecteur. Ce livre n'était
pas prêté comme cela en avait été l'usage
autrefois, mais donné - les chances qu'un autre lecteur
réussisse jamais à trouver ce même Nombre
étaient trop infirmes pour qu'on en tienne compte (comme
ça, d'autor).
Le piètre lecteur
retourna donc au pupitre - le Cathare Logos - sur lequel il trouva
une autre fiche vierge et rose. Il réfléchit en
marmonnant:
- C'est un roman...
voyons... (il feuilletait les lourdes pages du grand registre)
voilà: 709. 021. Queneau... bien sûr: QNO. Zazie...
Zazie... 26. 26. Il lui manquait encore cinq chiffres, les cinq
chiffres les plus importants (les subsides d'hier), mais le temps
fugait, les néons commençaient à clignoter
pour indiquer la fin prochaine de la journée de travail
de la bibliothécalcifiée (elle en éteignait
quelques-uns, stratégiquement placés, une demi-heure
avant cinq heures: pas de lecteurs de dernière minute pour
l'empêcher de s'empresser de se dépêcher, elle
ne voulait pas rater son bus!). Il se décida pour 1926,
23 ans après la naissance de Raymond Queneau (et 28 ans
avant la mort du Grand Catalogueur - Grad Dewey - mais ça,
le lecteur ne le savait pas ), puis, comme l'inspiration
lui venait enfin, un 4 pour faire bonne mesure et parce qu'il
était secrètement amoureux de la bibliothécomaniaque
qui s'appelait Quatrine, elle était la lumière qui
guidait son esprit (mais elle ne s'en doutait pas) et il était
mathématicien .
Il inscrivit donc dans
les cases ad hoc, avec soin, diligence et un stylo: 709. 021.
QNO. 26. 26. 1926. 4.
Le lecteur s'en fut
alors vers le bureau, muni de sa fiche qu'il tendit à celle
qu'il aurait tant aimé embrasser (il aurait de la sorte
pu savoir dans quel livre elle était plongée) et
qui ne daigna même pas le regarder. Elle l'enfourna dans
la machine (la fiche, bien sûr) sans s'arrêter de
lire. L'ordinateur peurra, ronronna, ronna ovale, puis rond à
nouveau. Un gong tentit une première fois, retentit, tentit
une troisième fois.
Un livre tomba sur la
table.
La bibliothécalco,
logique, lui sourit (un lecteur potentiel devenu lecteur de facto
- occurrence accidentelle et fort rare - est une personne d'importance).
Le lecteur s'empara
du livre.
C'était: L'Art roman et son expression tardive dans les queneaux du métropolitain par Catherine Raymond, publié chez Zazimard.
Pas tout à fait ce qu'il voulait, mais enfin...
1984-1991