L'érudition débute comme
l'acte critique d'un regard amoureux: la curiosité est
une passion.
["The Scholar as Critic", EFEaF, p.
89]
L'estomac
rempli de rôti et de gratin de macaronis, un jeune garçon
marche dans la campagne, pas bien loin du fleuve Savannah; son
père, ses frères, quelques amis sont là et
avancent en éventail dans la même direction, ils
"sont à la recherche de flèches indiennes".
C'est de cette façon que chaque semaine, après l'école
du dimanche, après le culte, après le déjeuner
dominical, Guy Davenport a appris à regarder autour de
lui, à sentir la présence d'une pièce intéressante
à travers sa gangue de terre, à apprécier
l'existence d'une civilisation disparue qui n'est certainement
pas inférieure à celle à laquelle il appartient.
Lorsqu'on veut savoir
regarder, il faut être capable de nommer, ce qui explique
en partie pourquoi les textes de Guy Davenport sont parsemés
de mots rares qu'enchâsse une écriture qu'on pourrait
croire précieuse mais qui n'est que précision, feu
d'artifice verbal, obscurité volontaire et nécessaire
- dans l'essai intitulé "Finding" où il
parle de ces après-midi dominicaux de recherche archéologique,
il nous apprend qu'"une enfance entière passée
à chercher dans les champs m'a appris que le dessein des
choses devait peut-être rester invisible, seulement à
moitié compris" [TGotI, p. 366]. Guy Davenport habite l'histoire, la préhistoire
et le monde contemporain, et c'est avec des yeux d'expert qu'il
observe ce que d'autres ont vu, comment ils l'ont vu, comment
leur vision et leur pensée ont transformé notre
monde, depuis les peintres de Lascaux, depuis Héraclite,
jusqu'à aujourd'hui, en passant par Charles Fourier, Louis
Agassiz, Ezra Pound (qui est partout présent entre les
lignes) et tant d'autres, une histoire devenue en grande partie
incompréhensible mais qu'il nous faut néanmoins
tenter de nous approprier, noyée comme ces champs de la
Caroline du Sud: "Et tout cela s'est replié dans un
passé irrévocable. La plupart de nos champs sont
aujourd'hui au fond d'un immense lac" ["Finding",
TGotI, p. 367].
C'est dans l'Antiquité
grecque, dans la Grèce archaïque, dans le monde préhistorique,
que Guy Davenport plonge ses racines, et les personnages, réels
ou inventés, venus d'époques disparues, voient et
examinent le monde qui les entoure - pierres, plantes, hommes
et femmes - avec les mêmes yeux que les adolescents du vingtième
siècle. Chez Davenport, nous baignons dans la mobilité
universelle, dans le paradoxe héraclitéen de l'unité
des contraires: vivre-la-mort et mourir-la-vie.
Depuis trente ans Davenport
publie aux États-Unis des volumes de nouvelles et d'essais,
des poèmes, des traductions du grec ancien, souvent ornés
de ses illustrations. Peu d'oeuvres sont aussi variées,
mais peu d'oeuvres contiennent une telle unité: unité
dans la langue et diversité dans les langues (son utilisation
fréquente du latin, du grec, du russe, du hollandais, du
français, etc.); diversité étonnante, extraordinairement
érudite, des personnages et unité dans leur mouvement
incessant, dans leur pensée qui ne cesse de sourdre, de
jaillir, nourrie par l'observation de ce qui les entoure, dans
l'action qui fait éclater les pages, "C'est l'action,
et non la parole, qui est le personnage et le matériau
de la fiction" [Correspondance de Guy Davenport avec
l'auteur, dorénavant notée C.].
Les textes (histoires)
de Davenport sont à la frontière de la nouvelle
et de l'essai, il a lui-même parlé de son écriture
comme d'"assemblages d'histoire et de fiction nécessaire".
Les personnages en sont le plus souvent des personnages historiques,
des précurseurs, en butte à l'incompréhension
de leurs contemporains, en avance sur leur temps; leurs aventures
sont un mélange de réalité et de fiction.
Lorsque j'ai lu pour la première fois "Les Aéroplanes
à Brescia" - la première nouvelle écrite
par Davenport - dans Tatline!, où Kafka, accompagné
d'Otto et de Max Brod, voit décoller Blériot au
milieu d'une foule où se trouvent également Puccini,
d'Annunzio et Wittgenstein, je croyais lire une fiction (c'était
le premier livre de Davenport que j'avais entre les mains), jusqu'à
ce que plus tard, en feuilletant un livre sur Kafka, je découvre
la reproduction d'un article de journal qui prouvait qu'il était
bien allé à Brescia à cette occasion; mais
Wittgenstein...?
Toute l'oeuvre de Guy
Davenport est parcourue par certains thèmes qui semblent
fonctionner à la manière de thèmes musicaux:
les modernistes, l'aviation, Marcel Griaule et les Dogons, les
grottes préhistoriques et leurs peintures, les adolescents,
leur éveil sexuel, l'Antiquité grecque, l'utopie
fouriériste, la philosophie; elle est irisée avant
tout par une invention verbale, par des phrases ciselées
comme celles de certains écrivains américains, Zukofsky
(à qui les textes de La Bicyclette de Léonard
sont dédiés), William Gass, Donald Barthelme
et Harry Mathews par exemple, qui entraînent le lecteur
dans une recréation de l'histoire et de la langue telle
qu'il en existe peu.
Il se peut que, devant
une oeuvre comme celle de Guy Davenport, on puisse par moments
ressentir le désir de décomposer les nouvelles en
leurs parties constituantes, de tenter de retrouver tous les éléments
que l'auteur a rassemblés, de les mettre dans des bocaux,
de les étiqueter, de les ranger sur des étagères,
si possible en ordre alphabétique ou chronologique; mais
il ne s'agirait là que d'un rêve insensé,
l'équivalent en littérature de la tentative qui
consisterait à secouer un bocal rempli de grains de sable
noirs et blancs en espérant les voir un jour distribués
selon un ordre qui leur donnerait sens (ou du moins qui donnerait
raison à la tentative).
S'acharner à
trouver les sources de Davenport - et pourquoi pas toutes
les sources qu'il a utilisées - c'est aussi démonter
un réveil, étaler devant soi les pièces qui
le composent, leur donner leur nom exact à l'aide d'un
manuel; l'exercice est passionnant, il est vrai, mais il faut
alors accepter qu'il ne sera plus possible d'entendre le doux
ronronnement que produit la tension de toutes ces pièces
(non détachées) qui se meuvent ou s'apprêtent
à le faire. "Les mots ne sont pas des chiffres, ni
même des signes. Ce sont des animaux, vivants, avec une
volonté propre. Lorsqu'ils sont alignés, ils sont
invariablement moins ou plus que leur somme." ["Another
Odyssey", TGotI, p. 43]
Lorsque nous aurons tracé
les chemins du symbolisme labyrinthique de Joyce, posséderons-nous
une vision, une quelconque sagesse ineffable? Non.
["Ariadne's Dancing Floor", EFEaF,
p. 61]
Davenport, en raison
de la multitude de ses sources, lesquelles donnent à son
oeuvre l'allure d'un centon, pourrait reprendre à son compte
une phrase de Macrobe, reprise par Lipse, puis citée par
Robert Burton dans son Anatomie de la mélancolie
(que Davenport lit et relit depuis son adolescence): "omne
meum, nihil meum", "tout est à moi et rien n'est
mien".
Guy Davenport est né
le 23 novembre 1927, à Anderson, en Caroline du Sud; sept
années, jour pour jour, après la naissance de Paul
Celan, la même année que le poète Robert Creeley;
c'est en 1927 que sont morts Juan Gris, Gaston Leroux, Sacco et
Vanzetti; en 1927, également, Tatline crée sa première
chaise en tubes métalliques, Lévy-Bruhl publie L'me
primitive, Maïakovski Bon!, Malinowski La Sexualité
et sa répression dans les sociétés primitives
et Faulkner Moustiques; en 1927, sortent le Mécano
de la 'General' de Buster Keaton et Octobre d'Eisenstein;
trois années plus tard Ezra Pound publie A Draft of
Cantos XXX.
À 21 ans, licencié
en lettres de Duke University, en Caroline du Nord, il obtient
une bourse qui lui permet de poursuivre ses études au Merton
College d'Oxford, en Angleterre, où il écrit une
thèse sur Ulysse de Joyce. Puis il enseigne la littérature
à l'université Washington de Saint Louis, dans le
Missouri; obtient un doctorat à Harvard University (sa
thèse est une étude des 30 premiers Cantos d'Ezra
Pound) en 1960. Il est ensuite Maître de Conférences
au Haverford College, Pennsylvanie, puis professeur à l'université
du Kentucky, à Lexington, jusqu'en 1991, année où
on lui attribue le prix MacArthur et où il prend sa retraite.
Ezra Pound est présent
dans toute l'oeuvre de Davenport: ils utilisent tous les deux
les mêmes méthodes de collages, tous les deux obéissent
à la définition que donne Cicéron dans le
Brutus de la tâche de l'orateur, "enseigner,
émouvoir et charmer". Davenport a connu Pound lorsque
ce dernier était enfermé à St Elizabeths
de 1945 à 1958 et lui a plus tard rendu visite en Italie.
Cette rencontre est, pour lui, d'une grande importance: "Ma
première réaction fut d'apprendre l'italien et le
provençal, et de peindre à la manière du
quattrocento. Toute véritable éducation est une
séduction inconsciente de ce type" ["Ezra
Pound 18851972", TGotI, p. 174].
Davenport dit s'être approprié une partie de la méthode
idéogrammatique de Pound, qui consiste à laisser
les images parler par elles-mêmes, selon la célèbre
définition que Pound a donné de cette méthode
en 1911: "L'artiste cherche le détail lumineux et
le présente. Il ne commente pas". [Pound, p.
33] Cependant Davenport utilise cette méthode
avec plus de subtilité que Pound - il faut y voir la modestie
d'un écrivain qui s'autoproclame "mineur" - "Il
n'y a pas véritablement d''érudition' dans ce que
je fais. Mes personnages ont un esprit et un corps, et ils se
meuvent dans des décors de théâtre de marionnettes.
Je possède un peu de talent dont j'essaye de tirer quelque
chose. Je ne suis pas Tolstoï" [C.].
La formation de Davenport,
son travail sur Joyce et Pound, ont fait de lui un grand connaisseur
du modernisme, mais c'est surtout chez Davenport illustrateur
que l'on peut sentir l'influence de cette période - "Je
me sens davantage chez moi dans les arts visuels que dans la littérature"
[C.]. En effet, dans le magazine qu'il
a créé à l'âge de onze ans pour les
habitants de son quartier, à Anderson, il était
illustrateur autant que rédacteur. C'est en tant qu'illustrateur
que son nom figure pour la première fois dans un livre,
The Stoic Comedians: Flaubert, Joyce and Beckett (1962),
de Hugh Kenner, trois ans avant la publication de sa première
traduction, Sappho: Songs and Fragments, qu'il a également
illustré, et douze ans avant son premier recueil de nouvelles,
Tatline! Ses dessins, lorsqu'ils sont intégrés
à ses nouvelles, ont une importance égale à
celle du texte. Le regard, le monde tel qu'il apparaît,
tel qu'il est retransposé, recomposé, reconstruit,
réordonné; le regard, lié à l'intelligence,
à la pensée, à la capacité de créer,
à l'invention et à l'imagination; le regard, tel
qu'il peut s'exprimer par le langage, par la poésie - voilà
ce que Davenport veut nous faire partager, et ses personnages,
historiques ou fictifs, sont le plus souvent des maîtres
du regard, de la vision, de l'intelligence, de l'imagination,
de la pensée et du langage.
Davenport est à
la fois nouvelliste, traducteur, peintre, illustrateur, essayiste,
lecteur, érudit, plagiaire, et même, dans un sens,
romancier; il est d'autant plus difficile de parler de lui que
toutes ces activités sont intimement enchevêtrées
et qu'il est donc impossible de diviser son oeuvre en ses diverses
parties constituantes, d'analyser ces dernières en ayant
avec l'espoir de comprendre qui il est et comment il crée.
Il est impossible, et en tout cas complètement vain, de
vouloir retrouver l'origine de tout ce qu'il a rassemblé
- citer Davenport, en outre, est une gageure: comment savoir si
les mots sont de lui ou d'Héraclite, de Kafka, ou d'autres
encore?
Car je pense que contrairement
à d'autres écrivains contemporains qui, volontairement
ou non, produisent des textes qui permettent aux universités
de tourner, de susciter mémoires et thèses, l'oeuvre
de Davenport ne fonctionne que dans sa globalité, son dessein
est de retrouver le fil du temps, un lien avec d'autres époques
qui nous permette de mieux comprendre le monde, une vision de
l'histoire de l'homme, de faire revivre au lecteur ce que pouvait
être une journée de Pausanias, de Santayana, de Victor
Hugo. De ces textes on peut fort bien dire ce que James Davidson
a dit de son propre livre sur les passions des Athéniens
à l'époque classique: "Au lieu d'imaginer que
les sources anciennes sont des fenêtres ouvrant sur un monde,
nous pouvons les imaginer comme des artefacts à part entière
de ce monde." Selon Davenport toute écriture devrait
ouvrir des portes et des fenêtres. Il n'y a dans ses textes
aucune volonté de donner au lecteur l'impression que sa
culture est insuffisante, ni de l'obliger à retrouver l'origine
de toutes les références (bien qu'un dictionnaire
ou deux, une encyclopédie à portée de main
puissent être utiles), ces références doivent
être lues, vécues, comme une poésie - au sens
large de ce terme. "Il n'est pas question de publier mes
nouvelles avec quarante notes par page, il s'agit plutôt
de reconnaître la structure, l'harmonie, la texture du texte.
J'aimerais dire l'esprit du texte si l'expression a un sens."
[Zachar, p. 475]