Les compagnons d'Ulysse enfin se sont offerts;
Ils ont force pareils en ce bas univers,
Gens à qui j'impose pour peine
Votre censure et votre haine.
La Fontaine. Fables XII, 1.
Été 2000 - Coup de téléphone
de Jacques Aubert, qui me demande si traduire Ulysses de
James Joyce m'intéresserait. Déception immédiate
en apprenant qu'il s'agit d'un travail en équipe. Jacques
me demande quel épisode me passionne particulièrement
et, sans hésitation, je choisis l'avant-dernier, Ithaque,
le style questions-réponses du catéchisme. Chaque
épisode ayant été écrit dans un style
différent, l'équipe aurait pu se composer de 18
traducteurs. En fait, nous sommes 13 au départ, et 8 à
l'arrivée.
30 octobre 2000 - Première réunion
de l'équipe dans un beau salon chez Gallimard, en présence
de Stephen Joyce et de sa femme, Solange, de Christine Jordis
et de Teresa Cremisi. S'y retrouvent des universitaires : Jacques
Aubert (qui dirige l'équipe et est le maître d'oeuvre
de la traduction), Pascal Bataillard, Michel Cusin, Daniel Ferrer,
Joanny Moulin, Marc Porée, André Topia et Marie-Danièle
Vors ; des écrivains : Sylvie Doizelet et Patrick Drevet,
moi-même, seul traducteur professionnel. Antoine Gallimard
ne fait qu'une brève apparition, car Jean-Jacques Schuhl
a reçu ce jour-là le prix Goncourt. Stephen Joyce
promet qu'il n'interviendra pas dans la traduction. Manquent Jean-Michel
Rabaté, Tiphaine Samoyault et Valère Novarina. Un
hommage est rendu à la "traduction française
intégrale de M. Auguste Morel, assisté par M. Stuart
Gilbert, entièrement revue par M. Valery Larbaud et l'auteur"
(1929), que nous décidons de dissimuler aussi loin que
possible de l'endroit où nous traduirons, ce qui rend évidemment
difficile l'utilisation de l'appareil critique de l'édition
de la Pléiade, dont les éditions Gallimard envoient
un exemplaire à chacun d'entre nous.
Nous acceptons,
comme principe majeur, les mots que James Joyce a mis dans la
bouche de Stephen Dedalus dans Stephen Hero : "He
put his lines together not word by word but letter by letter".
Nous décidons également de ne pas "franciser
jusqu'à la gauche", comme l'avait décidé
Larbaud à propos de la traduction précédente.
Les termes du
contrat nous sont proposés et nous demandons à être
payés 140 francs le feuillet (21,34 euros). La nouvelle
traduction devra sortir le 16 juin 2004, date du centième
anniversaire du Bloomsday, dans la collection "Du
Monde entier", sans aucune note.
Hiver-printemps-été 2001- Réunion
du 26 janvier 2001 chez Gallimard reportée "à
la suite de circonstances imprévues" dont Stephen
Joyce est en grande partie responsable : Daniel Ferrer, Marc Porée,
Jean-Michel Rabaté et Joanny Moulin se sont retirés.
Valère
Novarina, à qui j'avais fourni un mot à mot des
premières pages de Circé ("J'ai très
vive envie de me frotter un peu à nouveau à Joyce
et de travailler avec toi, avec Jacques"), m'apprend qu'il
est noyé dans ses souterrains verbaux et qu'il n'aura pas
le temps de s'occuper de la traduction. Jacques Aubert, sans grand
mal, me persuade de prendre en charge cet épisode.
L'équipe
prend forme définitivement : Télémaque (J.A.),
Nestor (M.C.), Protée (P.B.), Calypso (M-D.V), Lotophages
(P.B.), Hadès (P.D.), Éole (B.H.), Lestrygons (T.S.),
Charybde et Scylla (S.D.), Rochers errants (J.A.), Sirènes
(T.S.), Cyclope (T.S.), Nausicaa (P.D.) Boeufs du soleil (Auguste
Morel), Circé (B.H.), Eumée (P.B.), Ithaque (B.H.),
Pénélope (T.S.).
Les contrats
sont reçus, signés et renvoyés, le projet
a gentiment chancelé pendant ces six premiers mois mais,
grâce à la détermination de Jacques Aubert,
il repart énergiquement. Toutes les réunions auront
lieu à Lyon, où nous sommes les hôtes du CERAN,
le Centre de Recherches anglaises et nord-américaines de
l'université Lumière-Lyon 2.
Bien avant la signature du contrat, je me lance dans Ithaque, en février 2001, je propose un extrait d'Ithaque à la sagacité d'un groupe d'élèves de terminale littéraire du lycée Paul-Arène de Sisteron, où tous les ans, j'anime trois ateliers de traduction. Elles sont amusées par les néologismes et la froideur technique du style, sans vraiment comprendre l'intérêt de l'ensemble du projet de Joyce. Deux élèves disent avoir déjà lu la traduction de Morel.
9 octobre 2001 - Quelle version du texte utiliser?
Les éditions sont nombreuses, toutes différentes
; nous finissons par nous accorder sur l'édition de 1922
avec les émendations de Gaskell et Hart, en jetant
un coup d'oeil aux propositions de Gabler, que nous ne nous interdisons
pas d'accepter à l'occasion. Les discussions sont âpres
sur le degré de francisation des noms propres (surnoms,
lieux géographiques) : il s'agit tout d'abord de se mettre
d'accord sur le travail de sape du langage de Joyce dans ce livre,
et ensuite de mesurer jusqu'où nous allons devoir poursuivre
ce travail de sape dans la traduction. Nous nous apercevons rapidement
que Joyce nous plonge dans le double-bind du traducteur.
Bien que, du fait des styles totalement différents des
épisodes, chaque membre de l'équipe ait une grande
liberté, l'immense quantité d'échos dont
il faut tenir compte oblige à des choix que tous doivent
respecter. Patrick Drevet réussit presque à nous
convaincre que les noms de lieux doivent être traduits,
mais nous profitons de son absence lors de la réunion suivante
pour faire marche arrière, tout en acceptant qu'il est
impossible de donner à ce parti pris une totale cohérence
; Patrick se plie avec bonne grâce à cette décision.
Nous nous sommes
mis d'accord sur le respect de la construction de la phrase, sur
un respect presque absolu de la ponctuation de Joyce - y compris
son utilisation des ":" à répétition
et des points de suspension de longueurs diverses.
Octobre 2001 - Ma traduction d'Ithaque est
terminée ; Catherine Goffaux, compagne et collaboratrice,
rechigne à me relire, elle n'aime pas Ulysse, dresse
une liste des gens qui partagent ses préventions, dont
Virginia Woolf, et constate que je rejette la plupart de ses corrections
; notre complicité vacille à mesure que je traduis
mes trois épisodes ; elle sombre au moment de notre relecture
à haute voix de Circé.
Chacun de nous
reçoit la traduction de Télémaque et de Nestor,
pour critiques et suggestions. Je m'aperçois que j'ai quelquefois
du mal à accepter les choix des autres traducteurs ; cependant,
vu la diversité stylistique des épisodes, il n'est
pas question de faire apparaître, telle une langue de feu,
l'esprit d'un traducteur collectif. Il s'agit plutôt d'une
schizophrénie à huit.
3 décembre 2001 - Nous avons de plus
en plus de mal à opérer des choix définitifs
lorsqu'ils s'éloignent d'un respect absolu du texte de
Joyce. Jacques nous aide à comprendre à quel point
les enjeux d'Ulysses sont non seulement divers mais encore
contradictoires. Il est donc difficile d'élaborer une lecture
commune en vue d'une traduction homogène.
Jacques demande
à chacun de fournir une traduction qui indique les pages
de l'édition Oxford University Press afin que nous puissions
nous y retrouver. Il suggère également de dater
les versions successives imprimées, pour éviter
que nous nous perdions.
4 mars 2002 - De longs débats nous conduisent à décider de remplacer "Mrs" et "Mr" par "Mme" et "M.". Nous décidons également de traduire la nomenclature urbaine, bridge, street, etc. (Nous prendrons, plus tard, la décision contraire, qui restera définitive, sauf exceptions).
Jacques, de même que Michel et Marie-Danièle, lisent et commentent les épisodes traduits à mesure qu'ils leur arrivent. Les remarques qui résultent de la lecture des épisodes vont toujours dans le sens d'une plus grande fidélité au texte.
9 septembre 2002 - Stephen Joyce qui, malgré
son désir d'assister à une de nos réunions
de travail, s'est gentiment abstenu de venir nous déranger,
refuse la proposition d'une aide financière à l'édition
par une institution irlandaise (ILE) ; nous allons faire une demande
de crédits de traduction au CNL, conscients que les discrépances
de longueur des épisodes de chacun poseront problème.
Longue discussion
sur les noms composés chez Joyce et leur transposition
en français. Il est évident qu'en français,
lorsque ceux-ci contiennent la particule "de", ils ne
ressemblent plus à grand-chose, en conséquence,
nous utiliserons de préférence "rondenuit"
à "rondedenuit", "frênecanne"
à "cannedefrêne", etc.
Michel, le lacanien, propose le "re-mors de l'inextimé"
pour traduire "agenbite of inwit" ; il faudra attendre
novembre 2003 pour que Sylvie accepte de le suivre.
J'ai essayé,
pendant deux ans, de trouver, pour la devinette proposée
par Lenehan dans Éole "What opera is like a railway
line ?" "The Rose of Castille. See the wheeze?
Rows of cast steel.", une solution différente de la
magnifique trouvaille de Morel : "Quel est l'opéra
qui ressemble à une filature ?" "L'Étoile
du Nord. Vous y êtes ? Les Toiles du Nord.". Tiphaine
me dit avoir besoin de "Castille" pour les Sirènes.
Elle finit cependant par accepter ma solution, qui a l'avantage
de ramener à Homère: "Quel opéra fait
penser à la tonte des moutons." "L'Enlèvement
d'Hélène. Vous voyez le truc? L'enlèvement
des laines." (J'en profite pour mentionner l'immense utilité
du Bouquet de Duneton tout au long de cette traduction.)
Éole, puis Circé terminés (sinon réellement terminés, du moins montrables). Je m'aperçois que mes choix sont de plus en plus inventifs à mesure que j'avance. Je relis Ithaque pour que cet épisode-là profite de mon inventivité plus grande.
Henry Collomer s'intéresse au projet et demande s'il pourrait filmer une des réunions afin d'en faire un documentaire à diffuser le 16 juin 2004. Il finit par abandonner, du fait du manque d'intérêt des chaînes de télévision. Un autre projet, de la télévision irlandaise, sera également abandonné.
16 janvier 2003 - Gallimard donne son accord
pour une "Postface" commune de l'équipe. Tiphaine
veut entreprendre de traduire les Boeufs du soleil, épisode
que nous avions dès le début, en accord avec Teresa
Cremisi, accepté de garder dans la traduction de Morel
; elle abandonnera quelques mois plus tard ; nous décidons
alors, en commun, a posteriori et avec mauvaise foi, que, étant
donné que cet épisode est un historique de la langue
anglaise, le fait d'intégrer la traduction de Morel en
fait un historique de la traduction, ce qui nous permet de faire
taire nos scrupules - il est néanmoins évident que
les échos ne fonctionneront pas à cet endroit-là.
Nous débattons à propos de la remise du tapuscrit
à Gallimard, des corrections et de la fabrication.
Le travail sur
l'immense quantité d'échos du livre commence sérieusement,
à partir des réflexions de Jacques, de l'extrême
connaissance du livre qu'à Marie-Danièle et de mon
travail informatique sur le texte anglais. De nombreux échanges
par e-mail entre les traducteurs tentent de parachever l'harmonisation
des échos :
"Tu trouves 'chiasse' trop fort. Que dirais-tu de 'Merdasse'?"
"Je veux bien remplacer 'mamelles' par 'tétons'. Les
'gros tétons doux qui pendaient' ont de quoi réjouir
Patrick par leur allitération. Qu'en pense Jacques?"
"Tsouintsouin ok (Circé 483)."
"Je conserve le blaireau de la blenno."
"BH : 'Si l'accusé était capable de parler
il aurait tout loisir de narrer une histoire'{Circé-Lestrygons}.
TS : Je ne comprends pas quel type d'écho tu cherches
ici, avec quoi ?' BH : (p.155, §3) : 'Jack Power could a
tale unfold'. TS : 'Jack Power pourrait en dire long: son père,
un poulet.' Mais je peux peut-être changer. Dis moi dans
quel sens. BH : En tout cas, moi je ne peux pas vraiment changer,
à cause de la suite, où il s'agit vraiment d'une
histoire racontée ou narrée. TS : D'accord : j'ai
mis : 'pourrait raconter toute une histoire' (je préfère
raconter à narrer, moins littéraire dans ce contexte)."
Les noms de certains
membres de l'équipe ont pu être intégrés
au texte, nous ne savons pas encore s'ils y seront tous.
Le problème
posé par "Throwavay", qui apparaît dix-neuf
fois dans Ulysses, parfois c'est le nom d'un cheval de
course, parfois il a le sens de prospectus, parfois il est un
verbe, et sur lequel nous réfléchissons depuis le
début, est apparemment insoluble. Pascal propose de traduire
le nom par "Jetsam", ce qui permet de jouer sur "jette
ça", l'objet devient un "prospectus". L'écho
a été divisé en deux. Proposition acceptée.
Février 2003 - Lorsqu'il est nécessaire de traduire un nom propre ou un surnom parce qu'il a un sens particulier et que ce sens est repris dans le texte, nous décidons de chercher un nom qui "sonne" anglais (afin de ne pas obtenir un Dublin où tout le monde porte des noms français), Blazes Boylan, devient Flam Boylan (magnifique trouvaille de Tiphaine - un grand nombre de problèmes apparemment insolubles sont souvent résolus en fin de réunion, quand nous nous laissons un peu aller), Miss Dubedat devient Mlle Wimafoy, Alexander Keyes est rebaptisé Alexander Descley, etc. Étrange activité que de "traduire" des noms anglais en noms anglais, nous nous éloignons fort dangereusement de la "traduction", de Charybde, nous tombons dans Scylla ; cependant comme Joyce, eut-il été vivant, nous l'aurait dit : " le flou que tu as n'est que mer, gîte, tourbillon ".
Lors de chaque réunion, chacun, à mesure qu'il ou elle progresse dans la traduction de son ou de ses épisodes, tente de convaincre les autres d'accepter certaines exceptions aux règles que nous avons décidé d'appliquer ; ce sont évidemment les jeux de mots, les néologismes qui sont en cause : "Featherbed mountain" reste pendant longtemps un sujet de débat, faut-il traduire par "montagne Édredon" ; malheureusement, l'endroit existe, mais le texte demande que l'on entende l'allusion au lit.
Tiphaine Samoyault nous apprend que sa traduction de "Pénélope", accompagnée d'une analyse critique de celle-ci, fera partie de son habilitation. Elle la passe brillamment.
4 mars 2003 - Travail sur Calypso et Hadès. Nous allons parfois glaner des idées dans la traduction italienne, dans la toute récente traduction allemande et surtout dans celle de Morel. Les traductions italienne et allemande, d'une extrême platitude, ne nous servent en fin de compte que de repoussoir, elles manquent totalement d'invention, comparées à la nôtre, évidemment.
8 avril 2003 - Quelle Bible utiliser ? "House of bondage" : "Maison de l'esclavage" (Sacy), "Maison de la servitude" (Segond), "Maison d'asservis" (Bayard) ; "wilderness" : "solitude" (Sacy), "désert" (Segond). Aucune décision n'est prise, mais les échos doivent être respectés.
6 mai 2003 - Travail sur les Lestrygons.
8 septembre 2003 - Le CNL, dans son rapport, demande que la traduction soit retravaillée et présentée à nouveau. Étant donné que les textes que nous avions envoyés étaient loin d'être définitifs (suivant en cela la demande expresse du CNL), nous comprenons mal les critiques qui nous sont adressées. Nous envoyons malgré tout au CNL nos versions actuelles.
25 septembre 2003 - Nous discutons de la traduction de Charybde et Scylla ; Sylvie n'ayant pas pu assister aux réunions, ses partis pris manquent de cohérence par rapport au reste du texte. Tout le monde relit sa traduction de cet épisode et émet des propositions permettant de l'intégrer à l'ensemble.
24 octobre 2003 - Jacques est absent ; il a remis à Tiphaine le "Carnet rouge" où il note, depuis le tout début, les pièges et leurs solutions. Nous en venons à bout et atteignons "z" en fin de journée. Nous tentons de profiter de l'absence de Jacques pour éliminer sans le lui dire un " brise-bise " qui nous reste en travers de la gorge ; peine perdue, un espion le lui apprend.
21 novembre 2003 - Dernière véritable
réunion de travail. Tous les épisodes doivent m'être
envoyés d'ici le 10 décembre. J'harmoniserai la
typo et les formats informatiques afin que l'intégralité
de la traduction puisse être imprimée et envoyée
à chacun, qui relira l'ensemble. Le texte définitif
(?) sur papier sera envoyé à Gallimard au milieu
du mois de décembre, et la version numérique plus
tard, quand nous aurons reçu les corrections et les aurons
intégrées. Je propose de faire relire la traduction
par un correcteur ne connaissant pas le français afin d'être
plus proche de l'esprit de l'original, qui avait été
donné à des compositeurs ne connaissant pas l'anglais;
le moment venu, nous essayerons de le faire accepter par Gallimard.
Nous apprenons que des crédits de traduction ont été
accordés à quatre des traducteurs, "ceux qui
traduisent une partie importante du livre", c'est dommage
pour les autres, qui ont également passé beaucoup
de temps sur les textes des autres, mais nous comprenons la position
du CNL. Gallimard a également eu droit à
l'aide du CNL.
Nous espérons
tous que le 16 juin, grâce à la générosité
de Gallimard, toute l'équipe s'envolera vers Dublin afin
de participer aux fêtes et aux ripailles. Un peu nerveux.
Gaffe aux coups de vent. Vont tous boire un coup. Bras dessus
bras dessous. Tous à la rince avec nos casquettes de yachtman.
P.S. Il va sans dire que ce "Journal des bords" n'est pas celui de l'équipe, mais uniquement celui de l'un des traducteurs de l'équipe.