Pour Arièle Bonzon
Le métal gris,
d'un blanc bleuâtre, a pénétré la chair
blanc bleuâtre - métal mou, sans force, bleuissant
la chair qu'il a pénétrée. Ô mes enfants!
on m'a réveillé et je ne dormais pas, je veillais
sur vous et vous n'étiez déjà plus là.
La première hyène a un pelage gris mêlé
de brun, avec une crinière fournie et rude sur le cou;
ses pattes postérieures plus courtes que les antérieures
lui font la croupe plus basse que le garrot; elle se nourrit de
la chair de mes enfants. C'était pendant la nuit et nous
avons tous cessé d'exister, je dois tenir encore un moment
mais nous avons tous cessé d'exister.
Heinrich Schliemann,
lorsqu'il écrivit son autobiographie, habitait une villa
d'où il pouvait observer les pentes du Vésuve. Au
moment où il allait écrire «... le magasin
aux 9 cruches gigantesques dans les profondeurs du Temple de Minerve»,
il observa une fumerolle qui s'élevait au loin, et se demanda
s'il allait pouvoir être témoin d'une nouvelle éruption
du volcan. C'est seulement alors qu'il termina sa phrase. Il n'y
eut pas d'éruption.
La scammonée
rampe vers les chairs bleuâtres. Il s'ensuit qu'il n'y aura
bientôt plus de chair, la putrescence effacera le blanc
bleuâtre, la chair vomira son suc, la scammonée vivra.
Le métal gris girra, corrompu, mou et sans force car toute
chair aura disparu. Ils vous ont arraché la vie, mes enfants,
et moi ils m'ont laissée derrière pour veiller sur
vous. Je dormais, je veillais, je savais qu'ils allaient venir
(ils viennent toujours), je savais qu'ils allaient nous réveiller,
mais je ne savais pas l'heure exacte, je ne savais pas quand leurs
pas feutrés allaient enfoncer la porte de tous nos sommeils
réunis pour la dernière fois. Ne pas savoir. Il
nous faut une histoire, elle arrive jusqu'à nous dans le
silence, et le sable glisse entre les doigts qui ont perdu toute
leur chair bleuâtre, emportée, léchée
par une deuxième hyène au pelage fauve mêlé
de brun, avec une crinière fournie et rude sur le cou;
ses pattes postérieures plus courtes que les antérieures
lui font la croupe plus basse que le garrot; elle se nourrit de
la chair de mes enfants. Emmenez-moi dormir parmi les morts, car
les vivants sont morts. Notre histoire est morte. Notre chair
est morte et la scammonée s'empresse de gagner sur le sable
qui s'égrène entre les os blanchis où demeure,
pour toujours, imputrescible et corrompu, le métal gris,
d'un blanc bleuâtre, corrodé par la mort.
Howard Carter, autodidacte
comme Schliemann, ne tenait pas à participer à la
vie sociale du navire qui l'emmenait vers le sud. Dans sa cabine,
malgré la chaleur, il poursuivait son étude des
hiéroglyphes égyptiens. Le navire quitta Naples
quelques jours avant la violente éruption de 1906.
Les soldats ont laissé
derrière eux un couteau de métal bleuté.
Il faisait encore nuit. Ma fille, égorgée, éventrée,
couverte d'ombres insensibles, dans l'ombre d'avant le jour, ombre
dans laquelle je veille, je veillais, sommeillais, attendais.
Une mère ne parvient pas à sauvegarder la vie. L'haleine
des bombes a soufflé d'abord les murs de nos villes; eux,
ces hommes, sont semblables aux nôtres, nos hommes - courbés
pour le massacre, le viol, ce qu'ils osent appeler enfin vivre.
Il est fou le mortel qui saccage les villes... c'est lui qui périt
pour finir. La langue livide, bleuâtre, de ma fille, pendait
sur sa joue, le métal bleuâtre l'a tenue en place
encore quelques jours. Ses entrailles bleuâtres puaient,
les mouches bleu d'acier se nourrissaient de la puanteur. Le métal
est du côté des guerriers. Une haine froide et abstraite
nous a recouverts un instant de sa lame de fond pour disparaître
aussitôt, laissant la place à la scammonée,
le sable bientôt effacera toute trace de la haine qui nous
a détruits.
Je ne sais plus pourquoi
je regarde, il faut faire un tel effort pour se souvenir.
«Sur ces lieux,
restés intacts dans leur destruction, il ne reste plus
aucune trace de massacre.» Arièle Bonzon, photographe,
qu'un avion emmène vers Berlin, prend des notes: «Trouvé
aussi il y a quelques jours une feuille d'un métal mou
et lourd (plomb)...» Elle était à Gibellina,
en Sicile. Les traces ayant entièrement disparu, elle a
dû créer une fiction nécessaire. Malheureusement,
le temps lui a manqué pour aller voir l'Etna.
Les soldats sont entrés
après avoir enfoncé la porte, poussés par
l'haleine des bombes qui nous avaient épargnés;
comme une pestilence ils ont couvert de leurs ombres mes enfants.
Mon fils - ils l'ont emmené dehors pour l'écorcher,
pour arracher sa peau bleuie de peur. Leurs ombres dans les ténèbres
étaient invisibles. Ils l'ont écorché dehors
pour jouir de sa douleur sous les étoiles. Rien ne reste
d'eux car nous ne connaissons pas le métal qui aurait pu
en faire des cadavres. Le fils qu'ils ont violé dans les
ténèbres, devant sa mère qui ne voyait rien,
hurlait. Il n'était pas un homme. Ils l'ont ensuite emmené
pour les lambeaux de chair que leur métal blanc, d'un gris
bleuâtre, pouvait arracher, sans vrai plaisir, pour faire
semblant de vivre.
Mon crâne a été,
est, sera coupé en deux par la douleur. Calcédoine
que lèche une troisième hyène, jaspe fendu
et poli, salègre luisant d'un blanc bleuâtre près
du métal blanc qui l'a trépané. Les paysages
vivent dans ma mémoire lithique, les paysages en conflagration
de murs qui s'affaissent devant l'haleine empoisonnée des
bombes qui tombent la nuit comme du velours, comme une araignée
qui s'avance. Ils m'ont enfermée dans des mémoires
d'horreur - seule vit cette mémoire - avant de découper
mon crâne à la scie. Ce crâne où vivent
encore les paysages de l'horreur. Il nous faut une histoire, elle
arrive jusqu'à nous dans le silence. Ils sont arrivés
en conquérants pour qui n'existait plus aucune résistance.
Emmenez-moi dormir parmi les morts, vous avez tué mes enfants.