Cette
épitaphe ambiguë est gravée sous le buste polychrome
de Robert Burton, lequel est posé, comme une chouette,
dans une niche d'un des piliers intérieurs de la cathédrale
de Christ Church, à Oxford. « Connu de peu, inconnu d'un
peu moins, ici repose Démocrite Junior, à qui la
mélancolie a donné vie et mort; 25 janvier 1640
*. »
Il est vrai que si l'on
connaît peu de choses sur ce tutor de Christ Church
College, né en 1577, son Anatomie de la mélancolie
était et demeure célèbre: elle a été
publiée cinq fois de son vivant et n'a cessé d'être
rééditée en Angleterre. Peu de choses parce
que l'Anatomie, suivant en cela une démarche opposée
à celle des Essais de Montaigne, que Burton avait
lus dans la traduction de Florio, publiée en 1603, ne parle
pas de son auteur, dont le nom n'apparaît pas plus sur la
page de titre (on peut y voir son portrait à partir de
la troisième édition) que sur l'épitaphe
citée, qu'il avait lui-même rédigée;
l'auteur est donc Democritus Junior, bien que Burton se trahisse
rapidement dans une note de bas de page.
À la première
page des Essais, s'adressant au lecteur, Montaigne annonce:
« C'est moy que je peins »; tout le contraire de la préface au lecteur
de Burton: « Ami lecteur, je suppose que tu es fort
curieux de savoir qui est cet acteur antique ou cet usurpateur
qui pénètre avec tant d'insolence sur cette scène
publique, qui s'expose aux yeux du monde entier, qui s'attribue
le nom d'un autre, que tu es fort curieux de savoir d'où
il vient, pourquoi il le fait et ce qu'il a à dire. [...]
Ne t'acharne pas sur ce qui est dissimulé, [...] je n'apprécierais
guère que l'on sache qui je suis". Pourtant, tout
comme le livre de Montaigne finit par peindre l'homme en général,
la lecture de l'Anatomie, par petites touches, finit par
nous livrer le portrait de l'homme qui l'a écrite.
Pourquoi un ecclésiastique,
confortablement installé dans sa tour de Minerve, au milieu
de ses livres, menant « une vie de silence,
sédentaire, solitaire » ,
éprouve-t-il le besoin d'écrire un livre qui, apparemment,
est un livre de médecine? « Mon objectif et
ma tâche, dans le discours qui va suivre, est d'anatomiser
cette humeur mélancolique en en suivant toutes les parties
et espèces, comme on le fait d'ordinaire pour une maladie
courante, et de le faire philosophiquement, médicalement,
pour en montrer les diverses causes, les divers symptômes
et les divers moyens de la guérir, de sorte qu'il soit
plus facile de l'éviter. » Et surtout, « Si
une personne s'insurge contre le fond, ou la manière dont
je traite mon sujet et m'en demande explication, je pourrais lui
rétorquer qu'il y en a plusieurs, j'écris sur la
mélancolie en m'évertuant à éviter
la mélancolie. » Robert Burton écrit
pour échapper à la mélancolie.
Le choix des citations;
la division du livre en ramifications d'une complexité
digne de Ramus; toutes les excuses qu'invoque Burton pour revenir
inlassablement sur les thèmes qui l'intéressent
- la géographie, l'astrologie, l'astronomie, les moeurs
des hommes, l'amour des livres et de la recherche -; la façon
dont Burton, comme Démocrite, comme Lucien, comme l'Arétin,
s'amuse des ridicules des humains, de leur vanité, &c.;
les ajouts successifs des cinq éditions qu'il fait publier
de son vivant (de 32 441 mots pour l'édition de 1621 à
54 339 pour celle de 1651, qui intègre ses ultimes corrections);
le choix des auteurs qu'il convoque (Sénèque est
cité plus de trois cents fois); son incapacité à
citer une opinion sans citer son contraire pour conclure souvent
en optant pour le medium: « Les extrêmes,
aussi bien l'un que l'autre, étant nuisibles, il faut adopter
la voie moyenne, laquelle n'est pas facile à déterminer »
- tout cela fait que ce livre n'est pas seulement
un portrait de Burton, il est Burton, il représente
le travail de la majeure partie de sa vie, il est l'image d'un
des derniers humanistes de la Renaissance, qui savait encore citer
de mémoire (ce qui explique la fréquente inexactitude
des citations).
Enfin ce livre, s'il
est en partie un traité de médecine, est aussi et
surtout une encyclopédie - la dernière grande encyclopédie
de la Renaissance - une tentative de comprendre l'homme dans son
ensemble à partir des textes de tous les auteurs qui l'ont
précédé (plus de 1 600 auteurs, depuis Hésiode
jusqu'à ses contemporains, sont cités ou mentionnés,
plus de 11 000 citations ou mentions, sans compter la Bible):
« j'ai laborieusement compilé ce centon
à partir de divers auteurs, et, sine injuria, je
n'ai fait de tort à personne et j'ai rendu à chacun
ce qui lui appartenait ».
L'influence de l'Anatomie
dans les pays de langue anglaise a été et est immense:
il a été pillé par des auteurs en quête
de citations et admiré, entre autres, par Lawrence Sterne,
Samuel Johnson, Charles Lamb, Keats et les romantiques, et surtout,
par Herman Melville, grand lecteur de Robert Burton et de Thomas
Browne.
L'Anatomie
de la mélancolie n'a jamais été traduite
en français (exception faite de neuf pages de la préface,
traduites par Louis Évrard et publiées en 1992 par
les éditions Obsidiane). La « Digression sur
l'air » présentée ici (Deuxième
partition, Section 1, Membre 3, Subdivisions 1) fait partie de
la traduction intégrale, publiée par les éditions
Corti. Il a été décidé de traduire
tous les textes latins et de les traduire d'après le texte
de l'Anatomie (Burton cite toujours les auteurs grecs en
latin), ce qui explique pourquoi ils sont parfois méconnaissables
(surtout la prose, particulièrement Cicéron et Lucien).
Les notes sont toutes de Burton, excepté les parties entre
crochets, ajoutées pour situer précisément
une citation ou en donner la source quand Burton n'a pas jugé
utile de l'indiquer - ses contemporains connaissaient leurs classiques.
Pour la présente édition de la « Digression
sur l'air » , l'appareil de notes de Robert Burton
a été réduit au minimum. Les lecteurs qui
seraient intéressés pourront se reporter à
l'édition Corti.
Je voudrais ici remercier
Thomas C. Faulkner, Nicolas K. Kiessling et Rhonda L. Blair, qui
ont établi la récente - et magnifique - édition
de The Anatomy of Melancholy (Clarendon, Oxford University
Press, 1994) pour le concours qu'ils m'ont apporté dans
ce travail, et tout particulièrement J. B. Bamborough,
qui, en me permettant d'utiliser sa Biobibliographie et son appareil
critique, m'a aidé à retrouver beaucoup d'auteurs
et d'oeuvres cités par Burton (l'appareil critique de The
Anatomy of Melancholy est en préparation, le premier
volume a été publié en 1998 par Oxford University
Press); et finalement je voudrais remercier Bertrand Fillaudeau,
des éditions Corti, qui s'est passionné pour cette
entreprise. Les personnes qui veulent en savoir davantage pourront
lire, outre l'introduction de Jean Starobinski à la traduction
de Louis Évrard et les notes de ce dernier, l'excellent
livre de Jean Robert Simon, Robert Burton (15771640) et
L'Anatomie de la Mélancolie (Didier, 1964).
Il m'est difficile de
ne pas ajouter que, pour paraphraser Burton, j'ai traduit l'Anatomie
pour tenter d'éviter la mélancolie.
« En conclusion, une fois accepté que le monde entier est mélancolique ou fou, fou furieux, jusqu'au dernier de ses habitants, j'en ai terminé et j'ai suffisamment illustré ce que je cherchais à démontrer initialement. Pour le moment je n'ai rien de plus à ajouter. "Démocrite leur souhaite d'être sains d'esprit", je ne peux que souhaiter, pour moi et pour tous, un bon médecin et un meilleur esprit. »
* La Grande-Bretagne ne s'est ralliée au calendrier grégorien qu'en 1751, jusqu'alors l'année commençait le 25 mars.[>]